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À Florac, il relance les jeans made in France

Au fin fond des Cévennes, Julien Tuffery relance, avec son épouse, la plus vieille marque française de jeans, datant de 1892. Un pari tant économique que familial pour cet entrepreneur de la quatrième génération surmotivé, qui vient d’ouvrir une nouvelle boutique à Montpellier.

Julien Tuffery et sa femme Myriam produisent des jeans 100% made in France, dans les Cévennes, à Florac, en Lozère.

On vous sent investi d’une mission…

Julien Tuffery : Dès mon plus jeune âge, je traînais dans l’atelier de mon père entre l’école et la maison, j’y faisais mes devoirs, je m’amusais à la machine à coudre comme tout fils d’artisan joue avec les outils de son père. Je suis né en 1986, j’étais adolescent au début des années 2000. On parlait très peu de la mode responsable, de l’éthique, du textile français, mon père et mes oncles étaient la troisième génération et l’histoire devait s’arrêter là, car tout était devenu très compliqué. J’étais très bon élève, mon père ne voulait donc pas que « je fabrique des pantalons » dans un contexte difficile.

J’ai fait mes études et décroché le job de mes rêves chez Veolia, j’avais toujours été passionné par le traitement des eaux, l’écologie, j’étais bien entouré par les collègues plus expérimentés qui m’entouraient, tout allait très bien. Puis sont arrivées les années 2012-2014, les discours de Montebourg, le Made in France était à l’honneur de la communication politique, évidemment cela m’a fait penser à ma famille. Avec mon épouse Myriam qui travaillait aussi dans un grand groupe, nous avons commencé à intervenir chez Tuffery pour intégrer de la modernité, la digitalisation, les réseaux sociaux…

Ce travail nous a menés à finalement décider d’arrêter nos carrières respectives pour reprendre officiellement la manufacture. Cela fut un vrai choc pour mon père, mais il faut bien comprendre que nous n’étions pas des trentenaires utopistes qui voulaient vivre d’amour et d’eau fraîche dans les Cévennes. L’objectif était de marier le savoir-faire traditionnel d’exception de l’entreprise aux techniques modernes.

Mon père et nos oncles nous ont laissé faire, ils ont eu la franchise de dire que ces nouvelles technologies n’étaient pas pour eux, mais qu’ils seraient là pour former sur les spécificités de fabrication. Le rachat officiel s’est fait en 2016 avec trois salariés, moins de 100 000 euros de chiffre d’affaires, aujourd’hui, nous sommes 38 collaborateurs et le chiffre d’affaires est de 1 million.

Et ce nouvel atelier créé en 2017, comment l’avez-vous financé ?

J.T. : Nous avons fait un choix. Soit nous surfions sur la mode naissante du made in France en nous appuyant sur le marketing et le commercial, et en collaborant avec des fabricants. Soit nous redéveloppions l’activité en nous fondant sur une nouvelle fabrication de nos produits. Nous sommes la quatrième génération de tailleurs, nous croyons à la manufacture de demain, qui n’est plus celle d’hier, nous avons opté pour la fabrication. Il faut bien comprendre que notre mission entrepreneuriale s’inscrit sur le temps long, elle est de céder dans 30 ans une entreprise à la pointe de l’écologie, de l’humain et de l’économique. Il fallait repenser la manufacture textile pour en faire un lieu de bien-être au travail et pour cela, il fallait investir pour recréer l’Atelier Tuffery. L’autre choix que nous avons fait est d’aller sur un modèle économique de vente directe par notre coût de fabrication qui reste élevé. Les mains qui fabriquent sont aussi celles qui vendent. La marge revient ainsi à l’atelier, ce qui nous a permis de capitaliser sur les fonds propres, et donc d’investir. Si nous avions choisi de créer ou d’utiliser un réseau de boutiques, il aurait fallu fabriquer dix fois plus, faire du volume. Notre modèle est disruptif et très rentable avec un résultat net entre 7 et 10 %, un pourcentage nécessaire, car nous sommes nos propres investisseurs. Le financement est évidemment un sujet, comme tout entrepreneur, j’ai pris mon bâton de pèlerin. Nous avons ainsi rapidement été accompagnés par les collectivités locales, régionales, nous avons cherché le moindre euro. Nous avons fait le choix assumé de rester à 100 % familial, même si certains sont venus à moultes reprises avec de gros chèques. Avec mon épouse, nous sommes un binôme réel, sans lequel il eut été impossible de réaliser ce travail astronomique.

Les jeans sont 100 % made in France ?

J.T. : Tout est fait sur le territoire français. Nous ne pouvions pas faire venir de la toile de l’autre bout de la planète, nous nous sommes tournés vers des ateliers partenaires en banlieue parisienne, à Marseille, avec qui nous échangeons sur les process. Ensuite, la confection du jean est faite chez nous.

Quelle est la spécificité de votre offre et de votre clientèle ?

J.T. : Nos blue jeans sont authentiques, ultra-solides, très bruts, 85 % de notre offre est construite sur les fondamentaux, l’idée est de construire des silhouettes, mais à notre rythme. La vente en ligne représente 60 % de l’activité avec 10 personnes entièrement dédiées, le reste se fait en boutique, celle de Florac, avec un circuit de visite, car nous sommes dans une zone touristique. Il y a aussi notre boutique de Montpellier, et quelques évènements éphémères de vente organisés sur toute la France. Nous développons également la personnalisation, le sur-mesure pour des professionnels, notamment dans l’hôtellerie-restauration pour des tenues spéciales. Nous devons être de super fabricants et de super vendeurs pour réussir.

La fin des années 90, début 2000 fut difficile pour votre père et vos oncles, comment vous prémunissez-vous contre des aléas éventuels ?

J.T. : Nous disposons d’un modèle économique pertinent et d’avenir ainsi que d’une bonne cotation bancaire. On nous a pris pour les non-ambitieux de la bande quand nous avons choisi les Cévennes, les gentils artisans fabricants, mais aujourd’hui chacun reconnaît que nous avons raison. Le textile français a perdu la guerre des prix et du volume, et nous ne la regagnerons pas. J’ai vu les difficultés que devait affronter mon père avec le Made in France, la versatilité du modèle. Même si tout se passe bien aujourd’hui, gardons de l’humilité. L’humain doit être au centre du modèle français, en textile, 80 % du modèle est constitué par la main-d’œuvre. Plus la fast fashion sera forte, plus elle abîmera, plus des chemins de traverse vont s’ouvrir. Un jour viendra où l’on paiera en coût carbone et le jean des Cévennes sera alors très bon marché. Mais personne ne sait quand cela interviendra.

Quid de la concurrence ?

J.T : Il se vend 85 millions de jeans par an en France, rassemblés, les made in France représentent 120 000 jeans… Il est positif d’avoir des concurrents, de renforcer la filière, et rester dans sa ligne de conduite. Ainsi, trois millions ont été investis chez nous l’an dernier pour passer de 130 jeans/jour à 200/jour d’ici à trois ans.

Quels sont vos projets à moyen terme ?

J.T. : Notre objectif est de croître raisonnablement, avec cette vision absolue de placer l’humain au cœur. Il est formidable de mettre le made in France en avant, mais si notre atelier n’est pas polyvalent, attrayant, personne ne viendra y travailler. Nous recrutons des personnes en reconversion professionnelle avec un salaire assez élevé pour la filière, et nous les formons pendant deux ans et demi. Notre activité a du sens, nous n’avons aucun problème de recrutement, car nous recherchons des soft skills. Ici, je dispose d’une grande liberté, l’échelle du temps est différente et la priorité est de ne pas prendre le risque d’abîmer mon équipe. C’est un peu difficile, parce qu’aux antipodes des pratiques habituelles. Nous avons également à structurer des projets sur l’export, au Japon, un pays friand de belles matières pour les jeans, respectueux des entreprises familiales. Enfin, la boutique de Montpellier va se développer et nous mettrons le cap sur Paris. Il faut savoir qu’avec Myriam, nous avons processisé chaque métier de l’entreprise, car plus rien n’existait sur ces métiers depuis 40 ans. Par ailleurs, nous ne rêvons pas d’une manufacture de 400 personnes, mais nous croyons en 10 manufactures de 40 personnes. Les duplications sont possibles. Je pense que nous avons réussi notre premier challenge entrepreneurial, le savoir-faire Tuffery est transmis, sauvé. Cela ne tenait qu’à un fil. Pour y parvenir, il faut du bon sens, accepter le temps long et mettre l’humain au centre.

Propos recueillis par Anne Florin


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