Depuis plusieurs années, l’économie allemande est érigée en modèle dans l’Hexagone. Son dynamisme, la force de ses entreprises familiales et industrielles ou encore son Code du travail accommodant sont mis en exergue. Qu’en est-il réellement ?
La convoitise est un vilain défaut. Mais en matière d’économie, elle peut être salutaire. S’il y a un élément que les hommes politiques français envient à l’Allemagne, c’est bien son Mittelstand. Ce tissu entrepreneurial composé de très grosses PME indépendantes et mondialisées est au cœur du modèle allemand – l’Allemagne en compterait entre 10 000 et 12 000, contre à peine 4000 en France. Selon l’Institut de recherches sur le Mittelstand installé à Bonn, ce terme désigne la galaxie des PME réalisant un chiffre d’affaires inférieur à 50 M€ et comptant moins de 500 salariés.
Pour d’autres, le Mittelstand recouvre des leaders mondiaux dont le chiffre d’affaires avoisine les 3 à 4 Md€. Et si le Mittelstand n’était pas une catégorie statistique mais plutôt « un continuum entre PME, ETI et grandes entreprises », comme le suggère Jean-Daniel Weisz, co-auteur d’un rapport sur le sujet (« Pour un nouveau regard sur le Mittelstand », 2013) ? « Les Allemands distinguent ainsi un Mittelstand de classe supérieure qui va bien au-delà des bornes de la PME », poursuit l’économiste.
Face à ce large éventail de définitions, il est essentiel de repositionner cette notion dans son contexte historique.
Le Mittelstand est le résultat d’un effort constant de l’économie allemand s’étalant sur plus de 70 ans – pour ne pas remonter plus en amont – et fait presque figure d’élément constitutif de l’histoire allemande depuis la réunification en 1870. « Dans une Allemagne qui, après 1945 et de par la volonté des Américains, est devenue fédérale, on observe depuis 50 ans une volonté manifeste de développer un écosystème industriel, précise l’économiste Christian Saint-Étienne. Les Länder ont acquis un vrai pouvoir et il existe un développement effectif de l’activité au plus près des territoires. »
Les Allemands conduisent une triple action pour soutenir leurs entreprises de tailles moyenne et intermédiaire : la première consiste à dynamiser leurs territoires ; la seconde à développer des banques spécifiques pour financer le développement économique – les grandes banques commerciales comme la Deutsche Bank et la Commerzbank jouent également le rôle de financement des PME –, les entreprises allemandes de taille moyenne ayant bénéficié d’un financement continu dans la durée ; et la troisième à développer des centres de recherche appliquée qui travaillent avec les entreprises et les aident à améliorer continuellement la qualité de leurs produits.
Une politique fiscale très favorable aux entreprises
« L’Allemagne a témoigné d’une volonté politique constante de reconstruire le pays à partir de son économie et notamment à partir de ses entreprises de taille intermédiaire ancrées sur des territoires », détaille Christian Saint-Étienne.
À cela s’est ajoutée une politique fiscale très favorable aux entreprises grâce à une compréhension forte des autorités fédérales, notamment au moment des successions avec un code fiscal qui permet de supprimer une grande partie des droits de succession tant que les nouveaux actionnaires s’engagent à conserver durablement des actions. « Outre la continuité de l’action publique au niveau du financement, de la recherche et de la volonté de développer une économie locale forte, la politique fiscale mise en place a permis une continuité de développement de génération en génération », souligne l’universitaire.
Il est donc ici bien question d’un effort s’étalant sur trois générations et intervenant au niveau des familles se trouvant derrière ces entreprises individuelles, mais également au niveau des Länder et de l’État fédéral à travers une politique fiscale très favorable aux entreprises.
La décentralisation du modèle allemand comme vecteur de performance
La décentralisation est un élément décisif dans la mesure où elle a permis aux Allemands de prendre des décisions au plus près du terrain. « L’effet du modèle centralisé français avec des très hauts fonctionnaires ne s’intéressant qu’aux grands groupes capables de mener une compétition mondiale est calamiteux, analyse Christian Saint-Étienne.
Ce modèle n’a pas eu que des effets négatifs. » La France a créé un certain nombre de grands groupes internationaux compétitifs qui ont porté le renouveau de l’économie française de la Libération jusqu’à la fin du 20ème siècle, mais, comme le souligne l’auteur de Osons l’Europe des nations (Editions L’observatoire), « ces mêmes groupes se sont malheureusement affaiblis au 21ème siècle ».
Si l’État a apporté une attention particulière à la création et au développement de grandes entreprises internationales, les territoires ont été laissés à l’abandon pendant très longtemps. L’attention tournée vers les PME remonte seulement à une quinzaine d’années avec le développement des responsabilités régionales en faveur du développement économique.
« Il est intéressant de voir que le développement des entreprises de taille moyenne est extraordinairement lié au système politique, à la volonté des autorités publiques et aux moyens qu’elles se donnent », avance l’essayiste.
En 1955, la France avait mis en place des sociétés de développement régional (SDR) mais ces dernières finançant plus des projets que des entreprises, elles se sont éteintes suite à des erreurs d’investissements.
Alors que l’ambition initiale des SDR était de contribuer à la création et au renforcement financier des petites entreprises régionales par deux voies (prêts et apport en fonds propres), il n’existait donc pas réellement en France d’outils puissants de financement des PME et il a fallu attendre les politiques régionales mises en œuvre il y a une quinzaine d’années pour accélérer le développement des PME.
Dans le même temps, l’Allemagne produisait des ETI par milliers. Au bout du compte, cette différence « explique l’essentiel de l’écart de compétitivité et de performance des deux économies sur le plan du développement industriel et de l’exportation », souligne Christian Saint-Étienne.
L’urgence de convertir les PME françaises en ETI
Avec le dynamisme de l’écosystème French Tech et du volontarisme étatique en matière d’investissements dans les start-up, la France est désormais performante en amorçage, mais peine toujours à convertir ses PME en ETI. Plusieurs facteurs expliquent cette difficulté à faire changer les PME françaises de dimension.
En premier lieu, il n’existe pas d’alternative au développement des entreprises familiales soutenue par une politique fiscale adaptée. Les PME ne sont pas des enveloppes vides mais des structures familiales chargées d’affect et portées par une volonté de développement et de longévité.
Les ETI françaises comme leurs homologues allemandes sont majoritairement familiales. « On a matraqué fiscalement les couches supérieures et entrepreneuriales avec une politique des droits de succession déplorable jusqu’aux années 2005-2006, époque à partir de laquelle, grâce aux lois Dutreil (elles ont entériné une réduction de 75 % des droits de succession en cas de transmission, NDLR), on a commencé à favoriser la transmission », explique l’économiste.
La France a sans doute accumulé un retard significatif en s’engageant sur cette nouvelle voie il y a seulement 10-15 ans, alors que le voisin allemand favorisait, quant à lui, la transmission depuis déjà sept décennies. Il ne faut sans doute pas chercher plus loin les raisons du déficit considérable des grosses PME et ETI françaises…
Il existe par ailleurs un point clé qui constitue une différence majeure entre les deux pays. Au milieu des années 90, les élites politiques, intellectuelles et économiques françaises vont se convaincre que le pays passe désormais dans un monde « post-industriel » et « post-travail ». Cette vision conduira à la mise en œuvre des 35 heures qui reposent sur un un pressentiment.
« On s’image à l’époque qu’il n’y aura plus de travail pour tout le monde et qu’il faut donc le partager, explique Christian Saint-Étienne. C’est la vraie origine des 35 heures, sachant que les syndicats ne demandaient absolument pas cette réforme. Ce fut la volonté de quelques technocrates parisiens – en l’occurrence Dominique Strauss-Kahn (ministre de l’Économie, NDLR) et Lionel Jospin (Premier ministre, NDLR) – qui croyaient bien faire. » Les 35 heures seront appliquées à la totalité des entreprises françaises à compter de l’an 2000.
Si le gouvernement socialiste a mis en œuvre cette politique de partage du travail, c’est bel et bien la droite qui a mis en place la première mesure à travers la loi Robien votée en 1996 (gouvernement Juppé 2). « Le point fondamental, précise l’universitaire, étant que lorsque vous avez des machines puissantes, vous pouvez passer de 2 à 3 équipes en réduisant la durée du travail. En augmentant le temps d’utilisation des machines, vous pouvez même réaliser un gain de productivité. En revanche, 80 % de l’économie étant une économie de services, en appliquant cette même politique dans ce secteur, vous le tuez. »
Au milieu des années 90, les élites politiques hexagonales se convainquent donc de l’entrée dans un monde nouveau « post-industriel » et « post-travail », alors que l’Allemagne poursuit son chemin et continue de mener une politique volontariste en faveur du développement de ses PME. À l’époque, il n’existe pas d’accord sur la durée du travail en Allemagne. Mais, comme le précise Christian Saint-Étienne, lorsque le temps de travail a été réduit temporairement en Allemagne, « cette réduction fut concomitante à une baisse des salaires ».
« Le problème des 35 heures en France étant qu’elles soient payées sur la base de 39 heures, poursuit l’économiste. Cela a asséché le système productif en termes de liquidité, ce qui a conduit depuis 15 ans à un sous-investissement productif en France. »
Cette vision française d’une époque où l’industrie et le travail n’occupent plus une place centrale s’est révélée une erreur stratégique majeure. « Nous n’entrions pas dans un monde « post-industriel, juge Christian Saint-Étienne, mais dans la 3ème révolution industrielle informatique et numérique. »
Tandis que les liquidités des entreprises françaises servaient à payer la réduction du temps de travail, les Allemands investissaient dans la robotique et le numérique. Dans un tel contexte, le fossé entre les deux économies les plus puissantes de la zone euro se creuse. Résultat : l’économie allemande affiche un taux de robotisation (nombre d’unités pour 10 000 salariés) à 309 unités (3ème rang mondial), quand l’Hexagone plafonne à 132 (18ème), selon le dernier rapport publié par la fédération internationale de la robotique. « On sait également que ce sont les entreprises industrielles les plus robotisées qui créent le plus d’emplois, de richesses et d’exportation, souligne l’auteur de Relever la France (Éditions Odile Jacob, 2016). C’est également dans les pays les plus robotisés que le taux de chômage est le plus faible.
La France s’est trompée sur toute la ligne, l’erreur de paradigme est absolument majeure et nous nous en remettons à peine depuis 2 ans. »
Pour beaucoup d’économistes, les autorités françaises viennent seulement de prendre conscience de ce qui se joue réellement au niveau macroéconomique. Le mathématicien et député LREM Cédric Villani s’est vu confier la réalisation d’un rapport sur l’intelligence artificielle (« Donner un sens à l’intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne »).
Sur la base de ses recommandations, Emmanuel Macron annonçait que l’État dépenserait 1,5 milliards d’euros dans l’IA durant le quinquennat. Un chiffre à mettre en rapport avec le coût de la baisse de la taxe habitation, évalué à 10 milliards d’euros par an, soit 50 milliards sur 5 ans. « Il semblerait que nous n’ayons toujours pas compris, déplore Christian Saint-Étienne. Si tel était le cas, nous aurions mis 50 milliards sur la réindustrialisation, la robotisation et l’IA, et on aurait réduit la taxe d’habitation à 1,5 milliard… »
La France peut-elle rattraper son retard sur l’Allemagne ?
Avec les politiques actuelles, cela semble « assez peu réalisable », selon Christian Saint-Étienne, puisque la France n’a toujours pas réalisé « le changement stratégique majeur qui s’impose pour redynamiser massivement le secteur économique ».
« Si nous étions sérieux, avance-t-il, il faudrait que nous nous fixions pour objectif de doubler le nombre d’ETI, tout en doublant leur taille moyenne pour espérer pouvoir rattraper l’Allemagne. » Il ne s’agirait pas d’ETI créées sui generis, mais cela nécessiterait de favoriser les rapprochements de PME afin qu’elles changent de dimension et les aider à augmenter significativement leurs efforts de recherche et d’exportation.
« Malheureusement, je ne vois pas de politique de ce type se dessiner… La France continuera d’avoir de belles entreprises mais dans un tissu industriel global trop faible pour financer les ambitions du pays en termes de protection sociale et de rayonnement international. »
La question de la compétitivité
Dans le cadre de la révolution industrielle en cours, la compétitivité est intrinsèquement liée à la recherche, à la robotisation et à la numérisation. En l’absence d’innovation, la compétitivité aide à survivre un peu plus longtemps, mais elle ne devrait être insuffisante pour réinstaller la France dans une position forte au sein de la compétition internationale.
Le nationalisme et la fierté de ses propres productions expliquent très largement la politique allemande, notamment au niveau microéconomique. Dans les cercles économiques des deux côtés du Rhin, une formule (révélatrice) connaît un franc succès : si les Allemands ont le choix entre un produit allemand et un produit étranger, ils achètent prioritairement et inconditionnellement allemand, les Français font l’inverse.
De l’autre côté du Rhin, ces territoires riches d’entreprises familiales parfaitement intégrées dans la globalisation font l’attractivité de l’Allemagne mais aussi la fierté des autorités politiques et de la population qui soutiennent activement ce tissu industriel. Les entreprises du Mittelstand sont ancrées dans les régions qui les soutiennent politiquement, culturellement, économiquement et fiscalement. A l’inverse, note Christian Saint-Étienne, lorsque de bonnes décisions sont prises sur le plan économique et fiscal en France.
Le capital-investissement français devant son homologue britannique avant 2020 ?
Les lois Dutreil mises en place il y a une douzaine d’années conjuguées à la prise de conscience de la nécessité de relancer l’industrie depuis 2-3 ans ont conduit à des réformes importantes, notamment le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), dont l’effet sur les exportations des entreprises françaises est toutefois largement contesté.
Mais malgré ses pesanteurs administratives et fiscales, la France dispose de quelques atouts. Depuis un peu moins de 10 ans, le développement des start-up et de l’économie productive connaît, par exemple, un regain d’intérêt important. Autre point positif : le renforcement significatif du capital-investissement.
Selon Olivier Millet, président de l’Association française des investisseurs pour la croissance (AFIC), le capital-investissement français « sera devant le marché britannique en fonds levés et en montants investis bien avant 2020 ». En 2017, les 300 acteurs français du capital-risque ont ainsi levé 16,5 milliards d’euros, contre 14,7 milliards en 2016, selon les chiffres publiés par France Invest et le cabinet Grant Thornton. Ce sont près de 14,3 milliards d’euros (+15%) qui ont été investis dans 2 142 entreprises (+13%). Les start-up et les PME ont représenté 72% du total et les ETI 26%.
Depuis 3 ans, les acteurs du capital-risque investissent en moyenne une douzaine de milliards d’euros par an. Ce qui pourrait se révéler insuffisant. « Si on souhaitait se donner l’objectif de doubler le nombre d’ETI ainsi que leur taille, tempère Christian Saint-Étienne, il aurait fallu monter à 50 milliards par an. Cela ne peut se faire que par une augmentation très forte de la profitabilité des entreprises. Le passage de 12 à 50 ne pourra pas se faire exclusivement par le biais du capital-investissement. Il peut monter à 20 milliards mais les 30 milliards manquants doivent venir d’une augmentation de la profitabilité des entreprises qui reste plus faible qu’en Allemagne et dans les autres pays. »
Plus globalement, même si le mouvement qui s’est constitué autour de la French Tech comporte une « partie significative de marketing », dixit Christian Saint-Étienne, le « made in France » joue bel et bien un rôle moteur, en aidant et encourageant les jeunes entrepreneurs à se lancer.
Les Allemands se sont toujours donnés les moyens culturels et politiques de leur développement économique, en suivant le célèbre théorème d’Helmut Schmidt selon lequel les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain.
Il a fallu 70 ans d’efforts pour donner naissance au Mittelstand
Dans l’industrie française, l’âge moyen des machines est deux fois plus élevé qu’en Allemagne. « Soixante-dix ans d’efforts en favorisant l’industrie, le profit et l’investissement ont produit le Mittelstand, souligne Christian Saint-Étienne, tandis que nos crises politiques à répétition, une haine du profit et des mesures qui bloquent les transmissions d’entreprises ont produit un tissu économique qui a quelques grandes entreprises mais dont on perd le contrôle faute d’avoir accepté de faire des fonds de pension. »
Sans un capitalisme actionnarial puissant et des PME et ETI solides, la France est contrainte de rester en retrait. Contrairement à l’Allemagne, l’Hexagone n’a pas cette vision « à la fois culturelle et politique de très long terme et se fourvoie dans des effets d’annonce perpétuels ».
« Il est assez miraculeux que nous ayons encore de belles entreprises malgré un environnement peu propice, ajoute l’économiste. En dépit de cet écart d’environnement par rapport à l’Allemagne, la France a des atouts majeurs : il existe une vraie intelligence française industrielle et technique et un vrai courant entrepreneurial qui remonte au 19ème siècle. »
De fait, la France témoigne d’une forte créativité dans le design, l’architecture, la vision du futur, et dans des secteurs de pointe comme l’aéronautique, l’automobile ou le numérique. L’inventivité et la capacité d’innovation sont vraisemblablement plus fortes en France qu’en Allemagne, mais il manque pour l’heure un environnement culturel favorable et surtout cette volonté de durer à travers les générations, qui caractérise définitivement le modèle allemand.