Entrepreneur emblématique du capitalisme français, le fondateur du groupe Afflelou, dont il est encore actionnaire, revient sur les conséquences de la pandémie. Pointant du doigt les problèmes structurels dont souffre l’économie française, Alain Afflelou tire à boulets rouges sur le modèle social français.
La pandémie a eu des conséquences désastreuses sur l’économie française. La Banque de France prévoit une contraction du PIB français de l’ordre de 10 % pour le deuxième trimestre. Êtes-vous inquiet ?
Cette pandémie n’a pas fini d’impacter l’économie française. Dans un premier temps, on s’est préoccupé de l’aspect sanitaire. Ce fut un traumatisme important pour les Français. Une catastrophe, même. D’un point de vue économique, on peut également parler de traumatisme ou de cataclysme. Dans la mesure où le gouvernement a fait fonctionner la planche à billets pour mettre en place un système qui a permis aux gens d’être payés intégralement pendant le confinement, je ne suis pas certain que la population ait vraiment réalisé ce qu’il se passait sur le plan économique. On avait juste très envie de sortir, d’aller au restaurant, on ne parlait que des vacances… Finalement, on a oublié que l’argent qui coulait à flot n’était pas de l’argent gagné, mais de l’argent fabriqué qu’il faudra un jour rembourser.
Croyez-vous à une reprise rapide ?
On parle surtout de l’industrie et des grosses entreprises, mais la restauration, l’hôtellerie et le tourisme sont également touchés. On va vraiment ressentir les effets maintenant. Les gens consommeront-ils comme avant ? Je ne le pense pas. Premièrement, parce que le pouvoir d’achat a été atteint. Deuxièmement, parce qu’au traumatisme sanitaire va s’ajouter un traumatisme économique, financier et professionnel. Psychologiquement, les Français sont marqués. Ils vont donc avoir tendance à épargner.
L’État est intervenu massivement ces derniers mois pour soutenir l’économie, notamment via des mesures d’accompagnement (chômage partiel, PGE…) et des plans sectoriels. L’État a-t-il été à la hauteur ?
Il est allé boucher des trous au fur et à mesure. Aujourd’hui, il n’y a plus que des rustines. Je ne sais pas durant combien de temps la coque pourra tenir… Est-ce qu’il faudra rembourser ? Qui va rembourser ? Et comment ? Comment l’économie va-t-elle se relancer ? Tout le monde est perdu.
Y a-t-il une solution à court terme pour relancer l’économie ?
Je ne connais qu’une seule recette : travail, travail, travail. Ensuite, il faut faire du bénéfice pour distribuer. J’ai vu que la CGT avait osé attaquer en justice pour empêcher la réouverture de l’usine Renault de Sandouville. On marche sur la tête. Parfois, la démocratie fait peur.
C’est-à-dire ?
C’est dur à dire, mais il y a des coups de bâton qui se perdent. Comment peut-on faire grève dans une France confinée, alors qu’on sait qu’on va se casser la figure et que Renault envisage de fermer des usines ? Cela n’a retardé l’ouverture que d’une quinzaine de jours, mais c’est une question de principes… On dirait que des gens veulent profiter de ce qu’il s’est passé pour se remettre en selle. C’est n’importe quoi. Je n’ai pas l’impression que cela se passe ainsi en Allemagne…
« Parfois, la démocratie fait peur »
Assiste-t-on au retour de l’État protecteur ? Va-t-on ressortir de cette crise avec « davantage d’État », comme le suggère l’essayiste Gaspard Koenig ?
Il fallait sauver les meubles. L’hôpital des entreprises et des salariés, c’est l’État. L’État fait pour les entreprises ce que l’hôpital a fait pour les personnes malades. L’État est submergé, il paye, mais jusqu’où ? Mais tous les pays font pareil. Il faut sauver ce qu’on peut aujourd’hui. Pour le reste, on verra demain.
Le tissu économique des PME et ETI est durement touché. Cet écosystème est-il suffisamment armé pour surmonter cette crise ?
Lorsqu’on écoute les petits artisans et commerçants, ils ne se plaignent pas du manque de clients mais des charges. On a atteint un niveau aberrant… Il faudrait peut-être faire payer d’autres personnes physiques ou morales pour financer les prestations sociales. Tant mieux pour ceux qui en bénéficient, mais les bénéfices des entreprises passent là-dedans. Or, s’il y a moins de bénéfices, il y a moins de richesses, moins d’investissements et moins de créations d’emplois. C’est un cercle vicieux.
Est-ce le moment de remettre à plat la fiscalité ?
La question est posée depuis très longtemps. Sous Giscard, on se plaignait déjà que les prélèvements sociaux et fiscaux représentaient 42 % du PIB. Aujourd’hui, on est à 60 % ! Je ne sais pas jusqu’à quand la France pourra se permettre d’augmenter ses cotisations… Combien d’actifs créateurs de richesses travaillent pour financer ceux qui ne travaillent pas (étudiants, retraités, femmes seules, immigrés) ? Et je ne compte pas les fonctionnaires qui sont payés par les gens qui produisent de la richesse, même si eux aussi en fabriquent également. Le système va exploser. On en demande toujours plus. Il y a comme un air de vengeance, notamment lorsque certains demandent de rétablir l’ISF, comme si cela allait mettre fin à la crise. Cela étant, je crains qu’on ne soit obligé de le faire : cela sera une manière de mettre un peu de baume sur une plaie…
L’ISF rapportait tout de même 5 milliards par an à l’État…
C’est une fausse solution. Ils l’ont remplacé par l’IFI,un impôt qui rapporte plus que l’ISF et se révèle pénalisant pour l’immobilier. Aujourd’hui, il vaut mieux placer son argent en banque plutôt que d’être propriétaire d’un appartement qu’on loue.
Les impôts de production sont dans le viseur de Bruno Le Maire. Sont-ils l’une des causes du manque de compétitivité par rapport à l’Allemagne ?
On peut baisser tous les impôts qu’on souhaite. La France est une machine à inventer des impôts et des taxes. Prenons l’exemple de la taxe professionnelle. Elle était basée sur le nombre de salariés et la richesse créée. On nous taxait parce qu’on créait des emplois ! Au lieu de nous féliciter lorsqu’on créait des emplois, on a créé un impôt. Heureusement que cette taxe a disparu. Voici un exemple parmi d’autres de la stupidité française.
Doit-on repenser la question du temps de travail ?
Je pense qu’on devrait laisser une grande liberté de négociation au sein des entreprises entre les salariés et les employeurs. On sait très bien que les cadres moyens et supérieurs ne respectent pas les 35 heures. Il y en a d’autres pour qui 35 heures, c’est beaucoup trop. Cela doit être encadré avec des bornes, mais cela ne doit pas être imposé à toutes les entreprises de la même manière. On a vu la catastrophe des 35 heures à l’hôpital…
« Combien d’actifs créateurs de richesses travaillent pour financer ceux qui ne travaillent pas ? »
La France souffre-t-elle d’un excès de réglementations ?
Quand on voit les règles édictées par les municipalités… Comment voulez-vous que l’industrie automobile redémarre quand on tue l’automobile dans les villes ? J’ai beaucoup de relations qui ne prennent plus leur voiture car ils ne peuvent plus rouler… Imaginez un peu les conséquences sur le secteur automobile, notamment sur les garagistes. Finalement, les municipalités seront pénalisées car elles auront moins de PV de stationnement. On est à un tournant dans les modes de vie.
À la lumière de cette crise, pensez-vous qu’il est urgent de diminuer notre dépendance vis-à-vis de la Chine ?
Notre dépendance est immense. Quand on découvre que 95 % de nos médicaments sont fabriqués en Chine… Idem pour les masques. Cela n’est pas étonnant : ce n’est que de la main d’œuvre. Mais demain, acceptera-t-on d’acheter un t-shirt 15 ou 20 euros, alors qu’on peut le trouver à 6 euros quand il vient de Chine ? Acceptera-t-on d’acheter des téléviseurs plus chers que des téléviseurs asiatiques pour faire marcher l’économie ? Réindustrialiser la France, pourquoi pas, mais ça fait 30 ans qu’on fait l’inverse.
Vous ne croyez pas à la réindustrialisation évoquée par de nombreux responsables politiques ?
Je vais prendre une image. C’est exactement lorsqu’on sort de table et qu’on dit : « Demain, j’entame un régime ». On a vraiment envie de le faire, mais demain est un autre jour. Il y aura d’autres obligations ou contraintes qui changeront la donne.
Allons-nous assister à un phénomène massif de relocalisations ou de rapatriement de certaines chaînes de valeur en France ? Est-ce utopique de l’envisager ?
Tant que ce sera rentable pour l’entreprise de recréer une chaîne de fabrication en France par rapport à ce qui existe en Asie du Sud-Est, c’est possible. Mais le système va être vite dépassé, car il existe toujours un pays plus pauvre pour fabriquer moins cher.
Il y a une trentaine d’années, on allait fabriquer en Tunisie et au Maroc. Dès que ces pays ont eu des syndicats et ont rencontré des problèmes sociaux, ils ont dû monter leurs prix. En les augmentant, ils sont devenus moins compétitifs. On est donc allé fabriquer en Chine. Et aujourd’hui, la Chine est dépassée par le Vietnam et les pays d’Asie du Sud-Est. Il y aura toujours moins cher que moins cher. Voici le vrai sondage à effectuer : les Français sont-ils prêts à payer plus cher pour avoir des produits français ? Enfin, n’oublions pas qu’on exporte beaucoup. Si on boycotte des produits étrangers, on boycottera les nôtres aussi. C’est un vieux problème.
Croyez-vous que cette crise donne un coup de fouet à la transition écologique ?
C’est un problème majeur. Aujourd’hui, on se cache derrière des mots forts. Mais comment cela va-t-il concrètement se traduire ? Il y a des impératifs. Je ne pense pas qu’on puisse traiter tous les problèmes de la société en même temps. On peut s’attaquer à un problème et se donner cinq ans pour y arriver. Cela ne veut pas dire qu’on va lentement, cela veut dire qu’on se donne les moyens d’y arriver.
« L’État n’est pas un industriel »
Le président du Forum de Davos appelle de ses vœux une « grande réinitialisation » du capitalisme. Va-t-on changer de paradigme économique et social ?
Il faudrait être « Madame Soleil » pour prévoir ça. Des choses vont changer, c’est certain. Les esprits sont modifiés. Mais dans quelle direction ? Ça, je ne sais pas. Cela dit, il y a d’autres menaces sur Terre en ce moment, notamment la guerre économique entre les États-Unis et la Chine, ou la situation de l’Iran qui, malgré le boycott, continue à financer ses programmes de recherche sur le nucléaire.
Le monde a changé. Au début du siècle, le marché était au coin de la rue. Il est désormais mondial. On peut acheter des entreprises à l’autre bout du monde. Les Chinois se sont rendus compte qu’ils fabriquaient des produits pour les entreprises étrangères mais qu’ils étaient aussi à la merci de ces entreprises. Ils ont fini par acheter des entreprises étrangères à travers le monde et à effectuer des investissements stratégiques pour écouler leurs produits.
L’État doit-il voler au secours des entreprises françaises stratégiques dont le cours de Bourse s’est effondré et qui deviennent des proies faciles pour des fonds étrangers ?
Protéger ou interdire. Protéger, cela signifie les aider. Or, l’État n’est pas un industriel. Si une entreprise est rachetée par un spécialiste du secteur qui pourra investir et la développer, pourquoi pas. Mais il faut qu’il y ait un intérêt commun pour envisager un rapprochement, à l’image de la fusion entre Essilor et Luxottica (les deux groupes ont fusionné en octobre 2018 — ndlr). Je pose la question : que serait venu faire l’État dans ce rapprochement ?
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