Technicien agricole de formation, Alain Milliat reprend la ferme familiale à Orliénas au début des années 80 et se lance dans le jus de fruits haut de gamme. Depuis deux décennies, Alain Milliat privilégie une fabrication française au plus proche des fruits et développe une collection qui s’étoffe au gré des découvertes et de son imagination en s’imposant comme le couturier des jus et nectars d’exception.
D’où vous vient votre intérêt pour les fruits et les jus ?
J’aime les couleurs, les textures et les arômes et j’apprécie les belles choses. Je suis tombé dans les jus d’exception un peu par hasard, sans avoir une stratégie définie en amont, j’aurais pu me lancer indifféremment dans les biscuits ou les bougies parfumées. Je me suis pris au jeu, l’avantage avec ce type de produits étant qu’on ne fait jamais la même chose : les années et les cuvées sont différentes, on travaille sur des produits vivants qui peuvent évoluer.
J’ai le sentiment de créer quelque chose de différent chaque jour, c’est à la fois très excitant mais aussi périlleux car je n’ai aucune certitude, le ressenti occupe une place majeure et tout ne s’explique pas scientifiquement. On joue avec sa sensibilité et on s’en remet à son instinct afin de savoir si on se lance ou pas.
Quels ont été les axes forts de développement et les événements marquants depuis que vous avez repris la ferme familiale à Orliénas en 1983 ?
Nous avons connu un important marasme sur la filière fruits frais entre 1992 et 1995 supposant de trouver des solutions pour se sortir de cette situation désastreuse, c’est alors que je me suis intéressé aux jus. La grande distribution prenait une place croissante, requérant de modifier les structures et le modèle économique des exploitations fruitières. Certaines organisations fruitières et certains vergers ne pouvaient évoluer avec les changements assez exceptionnels qui s’amorçaient sur cette période.
En 1997, j’ai créé mes six premiers parfums et j’ai décidé de les présenter pour dégustation à 60 sommeliers choisis au hasard dans le guide Relais et Châteaux en leur demandant de se prononcer sur ce que je faisais. Cinquante-cinq d’entre eux ont très aimablement accepté de me répondre et se sont déclarés convaincus par ma démarche.
J’ai pris le contre-pied de l’approche fonctionnelle du jus en proposant un produit singulier et unique par sa couleur, sa texture et sa fraîcheur aromatique répondant à ma volonté d’offrir un moment de plaisir. Pomme Reinette abricot Bergeron, poire d’automne Passe-Crassane, mélange pomme-coing, pêche de vigne, poire Williams ont constitué ma première collection.
Deux ans plus tard, nous avons été repérés aux Etats-Unis par le propriétaire de 200 magasins avec un corner alimentaire représentant quelques produits très premium. Cela nous a permis une ascension spectaculaire, la première commande représentant 70 % de notre chiffre d’affaires global. Ce fut un précieux levier sur le plan financier et en termes de progression.
Pour contenir ces jus d’exception, nous avons imaginé en 2004 un flacon sobre et élégant, le généreux 33 cl qui est devenu iconique, ce format représente aujourd’hui 70 % de nos ventes en France et à l’étranger.
Certains parfums sont ensuite déclinés dans un format 100 cl plus convivial, puis le modèle 20 cl privilégié pour les instants « snacking chic » a vu le jour. En 2008, nous avons créé une nouvelle identité graphique en collaboration avec l’agence Tous les Trois spécialisée dans le design volume en travaillant sur le packaging. Je souhaitais collaborer avec une équipe qui apporte aussi un regard orienté sur l’objet.
Ce fut et c’est encore une très belle collaboration grâce à laquelle nous avons pu exprimer des choix de couleurs un peu décalés et proposer quelque chose de singulier au regard des offres industrielles existant sur le marché. Nous avons décidé en 2013 d’installer notre atelier de production à Valence, dans la Drôme, où toutes nos équipes sont désormais installées.
Nous sommes ainsi proches des producteurs de fruits et nous bénéficions d’un espace de 3000 m2 pour la production, le stockage des produits finis étant externalisé. Nous disposons par ailleurs de moyens technologiques en cohérence avec nos objectifs qualité.
Quelles sont vos sources d’inspiration pour la création de nouveaux produits ?
Nous avons une collection de 37 parfums. Le principe consiste à choisir un fruit, une variété, une zone de production et un niveau de maturité pour obtenir un produit particulier qui a de la personnalité. Le rôle de la marque est également de faire découvrir des saveurs et de créer un petit entracte agréable pour nos consommateurs – pause détox, élégante, gourmande…
A titre d’exemple, nous avons 4 variétés de tomates de couleurs différentes (verte, noire, rouge et jaune) dont chacune apporte une note singulière (notes végétales, douceur et rondeur, sensation de tomate fraiche, arômes de fruit mûr). Pour les raisins, nous offrons une mini collection de cinq mono-cépages (Chardonnay, Sauvignon, Cabernet, Merlot, Syrah) avec une vendange particulière, nous attendons un niveau de maturité que je définis et d’obtenir ainsi des équilibres subtils et une belle expression aromatique.
En 20 ans, nous avons supprimé seulement trois produits de notre gamme. Tous nos produits ont un rôle à jouer. Parfois, je décide de ne pas supprimer un produit car quelques professionnels l’utilisent pour un cocktail ou en cuisine ou parce que quelques clients consommateurs le sollicitent. S’ils apportent quelque chose de suffisamment décalé, il n’y a pas de raison de le supprimer.
Concernant la création des nouveaux produits, je m’interroge toujours en me demandant ce qui me ferait plaisir en matière de texture – pulpeuse, veloutée ou laiteuse -, d’arômes – floraux, végétaux ou herbacés. Au terme de cette réflexion, je cherche un fruit et plus précisément une variété et un niveau de maturité qui puisse exprimer tout cela.
Le point de départ n’est donc pas dans la découverte d’un fruit mais dans l’identification de ce qui me manque et de ce qui me ferait plaisir. Le produit devient alors plus émotionnel que fonctionnel.
Comment la renommée de la marque s’est-elle façonnée ?
Nous privilégions le caractère unique de la marque par sa précision d’élaboration du produit mais aussi par la cohérence induite par toutes les initiatives stratégiques et relationnelles. Je pense que les personnes sont également sensibles à l’esthétisme et à la beauté de l’objet qui se veut élégant et sobre. Il peut s’offrir ou décorer une table.
Nous avons toujours joué la carte de la transparence aussi bien sur les matières premières utilisées que sur la qualité du travail produit. Nous sommes très sincères dans nos produits et ce que l’on en dit. Il m’arrive en face de clients et en présence de commerciaux de conseiller de ne pas prendre tel parfum de telle campagne de production car j’estime que la promesse que nous faisons ne sera pas délivrée intégralement. Et bien souvent le client me rétorque « Alain, vous êtes trop exigeant ! ».
Nous avons également cette transparence vis à vis de nos clients, qu’ils soient dans l’hôtellerie, la restauration ou le retail (épicerie ou caviste), en exposant où on est, à qui on distribue et quelles tarifications nous pratiquons. Cette cohérence, cette transparence et cette lecture très simple de la stratégie leur plaît beaucoup.
Nos clients ont un niveau d’exigence dicté par celui de leurs propres clients. Nous essayons d’avoir cette même exigence en interne dans l’élaboration des produits. Nous avons construit notre renommée auprès de restaurants gastronomiques en hôtels de luxe, avec La Grande Epicerie du Bon Marché et Lafayette Gourmet comme vitrines parisiennes.
Comment vous différenciez-vous de la concurrence ?
La qualité est pour moi une valeur assez abstraite et vague permettant toutefois de différencier les produits entre eux et de les positionner les uns par rapport aux autres. Etre sincère et cohérent permet de créer un lien solide avec les clients qui s’inscrit dans la durée et favorise la confiance. Le relationnel, le service et le conseil apportés aux clients sont essentiels.
Nous tenons à apporter une singularité tant sur la partie produit que sur l’aspect relationnel que nous développons.
Quelle place occupe l’export ?
Aujourd’hui, l’export représente 25 % de notre activité. Nous ciblons prioritairement quatre pays : le Japon, le Royaume-Uni, le Benelux et les Etats-Unis. Nous visons également un second groupe de pays présentant un potentiel moindre et pour lesquels nous accordons moins de budget pour le développement des ventes et de l’image comme l’Italie, les Émirats arabes unis, la Suisse, Singapour, Hong Kong… Sur le reste du monde, nous sommes plus dans une approche opportuniste.
Comment avez-vous tissé le maillage des revendeurs Alain Milliat ?
Il n’est pas imaginable à ce jour de trouver un distributeur en France qui place lui-même nos produits. Je souhaite qu’il n’y ait aucun filtre entre le prescripteur qui s’adresse au consommateur et nous afin de le former sur nos produits et disposer d’une remontée d’information rapide à laquelle nous pouvons répondre avec réactivité.
Cela nous permet ainsi de comprendre plus finement et plus rapidement les problématiques de ces points de ventes. Nous sommes très attentifs aux implantations et nous prenons soins que les zones de chalandise ne se chevauchent pas. Philosophiquement, nous privilégions ceux qui ont une antériorité d’implantation par rapport à un nouvel acteur qui serait proche du premier.
Nous avons aujourd’hui 4 000 clients en direct en France et nous nous sommes organisés en fonction, que cela soit au niveau de l’administration des ventes et de la logistique – notamment pour les expéditions (parfois 150 par jour). Cette organisation semble satisfaire nos clients.
Quel avenir imaginez-vous pour l’entreprise ? Quel sera selon vous le grand défi de demain ?
Il est assez difficile de se projeter à très long terme, mais à l’horizon de trois ans, nous devons continuer à progresser sur les singularités de nos produits aussi bien sur les matières premières que sur l’outil de production et de transformation. Nous devons également continuer à proposer une lecture très simple de notre stratégie.
Il est très rassurant de constater que mes 35 collaborateurs ont tous basculé vers le devoir d’excellence, l’excellence est dans la culture de l’entreprise au-delà de ce relationnel et de ce management qui se veut plutôt bienveillant malgré un devoir de résultat. Ils ont compris que bien filmer une palette a une importance pour le client, que bien mettre la coiffe de protection de protection est également important, qu’en production, il est important d’être extrêmement précis… Chacun a l’envie de bien réaliser sa mission.
Le défi de demain sera de comprendre encore plus précisément le consommateur. Aujourd’hui, ce dernier passe d’un canal de distribution à un autre. Il peut très bien aller chez un hard discounter qui propose des produits de plus en plus acceptables et se rendre dans une épicerie fine afin d’y dénicher une moutarde bien particulière ou un jus de fruits spécifique.
Dans la même logique, il peut se restaurer en 15 minutes dans un snacking et faire une très belle pause culinaire à la table d’Alexandre Gauthier à la Grenouillère. Le consommateur est de plus en plus insaisissable mais heureusement de plus en plus curieux. Nous allons donc devoir comprendre et décrypter ce qu’il attend d’un produit et d’une marque en nous interrogeant sur les fondamentaux.
Nos consommateurs attendent-ils des produits encore plus « propres » avec le bio ou un autre label et une garantie forte sur la « propreté » des matières première ? Sont-ils prêts à se déplacer pour découvrir un produit qui n’est pas accessible à tout le monde ?
Le troisième défi consistera à réfléchir et à raisonner chaque sujet dans l’entreprise de façon globale, nous devons intégrer systématiquement cette réflexion vis-à-vis de la nature dans chaque décision (du produit d’entretien aux impératifs donnés à nos producteurs en matière de pesticide) et nous réapproprier cette démarche éco responsable.