Managing Partner de SGH Capital, un fonds d’investissement luxembourgeois, Alexandre Azoulay a accepté d’apporter son expertise à Entreprendre.fr. Il répond à nos questions sur le marché de l’intelligence artificielle, en France et dans le monde, ses potentialités et son acceptation par les dirigeants d’entreprises et les populations.
Entreprendre — Quel est l’état du marché de l’intelligence artificielle aujourd’hui ?
Alexandre Azoulay – Il est, pour résumer, en développement exponentiel et en structuration continue. Nous parlons d’un marché complexe, aux multiples ramifications, potentialités d’innovations et applications opérationnelles. Aujourd’hui, la valeur globale du marché de l’intelligence artificielle est estimée à 62 milliards de dollars, avec un taux de croissance annuel de 40 % d’ici 2028. Les études prospectives considèrent, il me semble, que le marché de l’intelligence artificielle sera de 126 milliards de dollars en 2025.
Entreprendre – Il est aussi l’objet d’une guerre ouverte entre les nations…
Alexandre Azoulay – L’intelligence artificielle a déjà des applications dans les domaines de la santé, de l’industrie, de la finance, de la relation client, mais aussi de la défense, ce qui explique en partie le positionnement de nombreux pays dans ce domaine. Aujourd’hui, un pays qui ne perçoit pas l’intelligence artificielle comme un outil de souveraineté dans un monde de tensions est voué à la relégation géopolitique. Le caractère hautement stratégique de l’IA a d’ailleurs été reconnu dès 2018 par le ministère des Armées avec la création de l’Agence de l’innovation de défense, qui consacre 100 millions d’euros par an à l’accompagnement de start-ups IA et qui peut rapidement s’affirmer comme un modèle de synergies entre les pouvoirs publics, le secteur privé et la recherche universitaire.
Le géopolitologue Pascal Boniface, dans son dernier essai consacré au sujet, rappelle que l’IA s’est imposée comme un facteur de rivalité systémique entre les grandes et moyennes puissances. Chinois, Américains, Russes, pays pétroliers et gaziers du Golfe, États membres de l’UE ou encore Israël : en tout et pour tout, 52 pays sont entrés dans la course et 24 d’entre eux ont, à date, déployé des stratégies nationales avec des plans de financement publics et privés très précis. Nous sommes encore dans la course aux parts de marché dans un écosystème international qui se structure, dopé par le volontarisme de certains gouvernements et le formidable « bouillonnement innovationnel » des start-ups et des scale-ups. La recherche avance vite et l’environnement est extrêmement stimulant.
Entreprendre — On ne peut tout de même pas limiter l’IA à ses applications dans les industries de défense et de sécurité, qui restent globalement l’apanage des États…
Alexandre Azoulay – Nous avons d’un côté les applications stratégiques de l’intelligence artificielle, qui transforment les industries de défense et de sécurité, la cybersécurité, le renseignement et, plus globalement, tout ce qui a trait à la souveraineté des États. Ce sont ces applications qui font les gros titres de la presse, qui passionnent le public et renvoient parfois à des imaginaires de science-fiction. Pour moi, non seulement en tant qu’investisseur, mais encore comme citoyen, patient et plus simplement comme client d’un certain nombre de services publics ou privés, je considère l’intelligence artificielle comme une révolution qui aura un impact sur des pans entiers de ma vie personnelle, sociale et professionnelle. Une forme « d’intelligence artificielle du quotidien »… La véritable promesse de l’IA est clairement, selon moi, sa capacité à révolutionner les modes de vie individuels et l’organisation des entreprises. Dans beaucoup de secteurs, les entreprises qui renonceront à utiliser des solutions d’intelligence artificielle comme facteur de différenciation et de compétitivité seront hors-jeu.
Entreprendre — Qu’en est-il de l’acceptation par les populations de l’intelligence artificielle ?
Alexandre Azoulay – L’IA a longtemps fait peur. Beaucoup de gens ont, pendant longtemps, eu en tête la phrase de Stephen Hawking affirmant qu’elle pourrait conduire à « l’extinction de la race humaine ». Ces inquiétudes ont depuis été balayées. L’IA a d’ailleurs pris sa part dans le développement rapide des vaccins contre la Covid-19 et est devenue une alliée quasi incontournable de la recherche médicale.
Une très récente étude de l’IFOP nous apprend que trois quarts des Français savent d’ores et déjà que l’IA sera bientôt partie intégrante de leur quotidien. Dans cette étude, les inquiétudes face à l’intégration de l’IA dans la vie quotidienne et professionnelle des gens semblent minoritaires au regard de l’enthousiasme existant. L’acculturation des chefs d’entreprise à l’IA est aussi bien entamée. Ce qui est salutaire. Une majorité d’entre eux la considère en effet comme un actif stratégique et aspire à l’intégrer dans leur mode de fonctionnement.
Entreprendre — En tant que dirigeant d’un fonds d’investissement, vous êtes au cœur du processus d’innovation. Quels enseignements en tirez-vous ?
Alexandre Azoulay — Chez SGH Capital, nous avons en effet la chance de vivre cette révolution au jour le jour. Le rôle des fonds est majeur dans la diffusion des solutions IA. Les jeunes pousses ont besoin de liquidités tout au long de leur vie pour financer leur développement, souvent très rapide. Nous voyons mois après mois nos participations grandir et fructifier. Et nous pouvons nous targuer de quelques très belles réussites.
L’un des exemples le plus parlant est sûrement celui de la scale-up Talkdesk, chez qui la valorisation de notre participation a été multipliée par 10. Pour résumer, Talkdesk est un fournisseur de logiciels d’intelligence artificielle adaptés pour les call-centers. La pandémie de Covid-19 a activement contribué à son développement en démultipliant le travail à distance et en poussant les opérateurs de call-center à investir très massivement dans l’intelligence artificielle pour avoir une meilleure gestion des flux d’appels et garantir des réponses plus adaptées aux demandes des clients. Les perspectives de l’intelligence artificielle dans le service client sont en effet très riches, tant dans le tri des demandes clients, que dans la personnalisation des réponses ou encore la multiplication des canaux de relation client, avec l’avènement des chatbots. Encore une fois, l’intelligence artificielle ne remplace par les femmes et les hommes qui travaillent dans ces structures, mais améliore leur efficacité en allégeant leur charge. Plus largement, les start-ups ne font pas de l’intelligence artificielle pour faire de l’intelligence artificielle. Elles intègrent systématiquement les solutions IA à leurs services ou produits pour en accroître la valeur. C’est un réel facteur de différenciation.
Entreprendre — Voyez-vous des facteurs pouvant limiter le développement de l’intelligence artificielle dans les entreprises françaises ?
Alexandre Azoulay — Malheureusement… Les entreprises hésitent encore à investir dans l’IA sans savoir si elle permettra demain des gains de compétitivité. Car l’investissement reste coûteux. Du côté des start-ups, certaines ont encore des difficultés à convaincre les investisseurs, malgré le caractère prometteur du marché. Certes, des dispositifs de financement privés et publics existent, mais ils sont méconnus et ne répondent pas à tous les besoins. Mais je pense sincèrement que cette réalité, si dommageable soit-elle, n’est que temporaire. De nouvelles générations, acculturées à l’IA, arrivent dans les fonds d’investissement ou aux postes de direction des entreprises. Elles permettront d’embrasser totalement cette révolution et de lever les derniers freins, qui sont surtout psychologiques !
Il convient tout de même de rester très positif. Le pays dispose de toutes les cartes en mains. D’abord, des formations universitaires de très haute volée. Un bon millier de thèses universitaires sur l’intelligence artificielle ont été soutenues en France, souvent encadrées par des spécialistes incontournables. L’expertise française dans le domaine est d’ailleurs largement reconnue. Plusieurs centres de recherche IA de géants de la Tech, comme ceux de Facebook ou IBM, sont implantés en France. Ce n’est pas un hasard. Les mécanismes publics incitatifs (crédits impôts recherche, Visa French Tech…), s’ils sont parfois jugés insuffisants, ne sont pas négligeables et contribuent activement à l’attractivité de la France. D’ailleurs de très beaux acteurs made in France sont désormais très bien établis au niveau international, comme Algolia dans le « search as a service », Navya pour les véhicules autonomes, Tinyclues dans le marketing prédictif. Les États-Unis ont, comme toujours, quelques coups d’avance. Mais la France a les ressources pour combler le retard.