Par Patrick Pascal, ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Le renoncement au gazoduc Nord Stream 2, l’orientation en faveur d’une réduction de la dépendance énergétique par rapport à la Russie et plus encore la fourniture d’armes – pour la première fois depuis le second conflit mondial – à un pays en guerre ainsi que l’annonce de la création d’un Fonds de 100 milliards d’euros pour financer le réarmement, sont apparus comme des des changements profonds de la politique allemande au cours des dernières semaines.
Ces décisions majeures ont été déterminées à l’évidence largement par la guerre en Ukraine mais elles n’en constituent pas une résultante unique. La constitution d’une coalition inédite en Allemagne réunissant les Socio-démocrates, les Libéraux et les Verts, à, l’issue des dernières élections générales au Bundestag, est aussi à l’origine de telles évolutions. Dans ce contexte, n’est-il pas prématuré de parler d’un grand basculement de l’Allemagne par rapport à des politiques suivies depuis des décennies ?
La méthode Merkel en question
Il est clair que ce que l’on a appelé pendant longtemps le « Merkelisme » semble avoir fait long feu ou est tout au moins largement remis en cause. L’ancienne chancelière est de son côté restée quasiment silencieuse, à l’exception d’une déclaration justifiant sa décision prise en 2008 d’un refus de l’acceptation dans l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie.
Le Merkelisme a d’abord été perçu de manière positive comme une méthode faite de discrétion et d’efficacité et surtout comme relevant d’une grande habileté à naviguer entre les écueils de la politique et à se maintenir au pouvoir. La Chancelière a en effet effectué quatre mandats, soit seize années à la tête du gouvernement même si douze années ont été accomplies dans le cadre d’une grande coalition de la CDU avec le SPD. Mais la méthode Merkel est aujourd’hui perçue comme affectée d’une pusillanimité fondamentale, d’une incapacité à adopter de claires orientations et d’une absence de vision tant géostratégique que finalement économique.
En s’appuyant sur des importations énergétiques considérées comme avantageuses en termes de prix et sur des exportations notamment en direction de la Chine, Mme Merkel a certes bien servi l’industrie allemande en Europe et bien au-delà. Ses succès en terme de croissance et de lutte contre le chômage sont incontestables et impressionnants. Mais la lutte contre le vieillissement démographique, défi majeur identifié depuis de nombreuses années, a été plus chaotique si l’on se réfère par exemple à l’accueil d’un million de personnes en 2015. L’investisse-ment public apparaît sinistré au regard des normes de l’OCDE, le retard numérique est considérable et la transition énergétique en jachères. Sur ce dernier point, l’ex-Chancelière ne peut être considérée comme responsable de la décision de fermeture des centrales nucléaires prise avant elle et de la conservation de l’exploitation charbonnière. Mais une gestion à courte vue, autre synonyme de la « méthode Merkel » avec l’approche non conflictuelle des problèmes et leur résolution censée être équilibrée, a fait clairement de l’Allemagne le plus gros pollueur d’Europe.
Si une position ambiguë entre l’Est et l’Ouest, dans la tradition finalement de la politique allemande, a pu avoir des avantages, s’il était cohérent par rapport à une certaine politique énergétique de tenter de sauver Nord Stream, s’il n’était pas infondé de ménager la Chine – pour le plus grand bénéfice notamment de l’industrie automobile allemande -, si la dépendance sécuritaire à l’égard des Etats-Unis depuis Konrad Adenauer qui fut qualifié de « Chancelier des Alliés » (der Kanzler der Alliierten) n’a jamais varié, la guerre en Ukraine a fait voler en éclats une grande partie de ces certitudes. Deux thèmes apparaissent aujourd’hui prioritaires: l’énergie et la défense.
Continuité ou rupture ?
La statue d’Angela Merkel n’a pas été déboulonnée et renversée, non seulement parce que l’on est ici dans une grande démocratie mais surtout en raison du fait que la méthode Merkel était consensuelle. Olaf Scholz, le partenaire social-démocrate de la coalition en qualité de ministre des Finances, est d’ailleurs devenu lui-même Chancelier au terme du scrutin du 26 septembre dernier.
Le nouveau chef du gouvernement, dont la prudence n’a rien à envier à celle de Mutti et en est même une expression caricaturale aux yeux d’une partie de l’opinion, a la malchance de naviguer par vents forts et contraires (headwinds ou Gegenwinde). Le SPD vient d’essuyer une sévère défaite aux élections régionales de Rhénanie du Nord-Westphalie que devraient désormais gouverner ensemble les Verts et les « Noirs » (CDU) avec l’ambition de faire de Nordrhein-Westfalen la première région d’Europe neutre sur le plan énergétique.
Mme Annalena Baerbock apparaît de plus en plus comme « l’homme fort » du gouvernement. La ministre de l’Auswärtiges Amt n’a pas attendu la guerre en Ukraine pour faire entendre une voix différente. Elle a jusqu’à présent réussi la performance de maintenir une cohérence entre une approche réaliste de l’écologie, la promotion d’une diplomatie accordant une plus large part aux « valeurs », en particulier en direction de la Chine et de la Russie, tout en confirmant l’ancrage de la République fédérale à l’Ouest. Elle a eu le mérite, dès la fin de l’année écoulée, de faire adopter par le gouvernement un Plan d’assistance humanitaire à l’Afghanistan – le premier au monde – qui honore l’Allemagne et devrait être un modèle pour l’Europe. Elle a tenu tête à Moscou, dès avant la guerre en Ukraine, à son homologue russe Sergueï Lavrov; sa relation avec Antony Blinken semble excellente comme devrait l’être son partenariat avec Catherine Colonna qui s’est d’ailleurs empressée de lui rendre visite.
Un processus de réarmement allemand
L’annonce par le Chancelier Scholz, trois jours seulement après le début de la guerre en Ukraine, de la création d’un Fonds de 100 milliards d’euros pour le financement d’équipements militaires a frappé les esprits non seulement en raison de l’importance des sommes en jeu (NB: environ deux fois le budget français annuel de la défense) mais parce qu’il s’agit de l’Allemagne. Cet effort porterait le budget allemand de la défense à environ 2% ce qui est l’objectif fixé par l’OTAN auquel la France se conforme déjà.
La décision a été précédée aussi d’une autre « révolution » qui a été la décision de l’Allemagne de fournir à l’Ukraine des armements, c’est-à-dire pour la première fois à un pays en guerre depuis la fin du second conflit mondial. Des critiques venant notamment des bénéficiaires se sont depuis lors exprimées, relatives en particulier à la lenteur des livraisons. Mais il ne faut pas voir nécessairement là une contradiction entre les annonces et la réalité car l’Allemagne ne dispose pas nécessairement de capacités disponibles considérables et l’augmentation des productions en la matière requiert du temps.
Les blindés Guepard de fabrication allemande se font attendre à Kiev mais Mme Christine Lambrecht, ministre de la Défense, a désormais fixé l’échéance à la mi-juillet en arguant de capacités limitées (NB: il s’agirait de 15 unités sur les 50 dont dispose l’Allemagne) auxquelles il faut naturellement ajouter les munitions. Quant aux blindés Leopard à gros calibre, qui ont été expérimentés en Bosnie, Berlin est à court de stocks compte tenu de livraisons pour l’essentiel à la Pologne (NB: 250 sur un stock de 266) et dans une moindre mesure à la République tchèque (NB: une vingtaine d’unités).
Le procès instruit en la matière à l’Allemagne apparaît injuste au regard de ces précisions et surtout compte tenu du « grand bond en avant » que le pays est en train d’accomplir en matière de défense. L’Allemagne reste encore le « géant économique » mais est de moins en moins le « nain politique » dont la Bundesrepublik a été pendant longtemps étiquetée. La modification de ce dernier statut est passée notamment par un engagement plus marqué en faveur d’opérations de maintien de la paix, y compris en Afghanistan et une évolution en faveur d’un plus large partage du fardeau, hors financements, pour la sécurité européenne ne peut qu’y contribuer.
Il ne faut jamais oublier que la République fédérale, rhénane puis berlinoise, s’est relevée de la cendre (Deutschland aux der Asche). Une nation orpheline de son passé, divisée et amputée de près d’un tiers de son territoire en raison des exigences de Staline et aussi de la compréhension parfois des vainqueurs occidentaux, s’est développée dans une démocratie exigeante tout en étant privée de certains attributs de la souveraineté. Cela a été le cas pour la défense, soumise par la suite à des restrictions et qui a hérité de tabous.
Sous un statut d’occupation, l’Allemagne fut tout d’abord désarmée et démilitarisée. Se posa ensuite la question du réarmement allemand à l’initiative d’ailleurs des Alliés. Le plan Pleven d’octobre 1950 prévoyait que l’Allemagne n’aurait pas d’armée nationale mais que de faibles unités allemandes seraient intégrées dans une « armée européenne ». Le pacte atlantique de 1949 ne fut pas ouvert à l’Allemagne dans un premier temps. Le rétablissement des droits de l’Allemagne fut conditionné à un accord sur une « communauté européenne de défense » (CED). Celle-ci donna lieu en France à ce que l’on appela une « querelle », en réalité à une profonde crise politique et morale. Les opposants à un traité censé « dénationaliser » l’armée française finiraient par l’emporter. C’est finalement le refus de la ratification du traité par le Parlement français qui accéléra l’adhésion de l’Allemagne en octobre 1954 au pacte atlantique. Mais l’Allemagne acceptait de ne pas fabriquer des armes ABC, c’est-à-dire atomiques, biologiques et chimiques ainsi que d’autres restrictions sur des équipements militaires.
Des dossiers emblématiques : EADS-BAE Systems et SCAF
Si la genèse du réarmement allemand permet de mieux évaluer l’importance des changements qui s’opèrent, l’on peut aussi s’interroger sur le caractère européen ou atlantique de la défense de l’Allemagne. Deux dossiers, assez peu connus de l’opinion, voire totalement ignorés par elle, méritent à cet égard d’être évoqués.
En 2012, à la demande des industriels, se développa un projet de fusion entre EADS et BAE Systems, entreprise britannique du secteur de la défense et de l’aérospatial, issue principale-ment de British Aerospace et premier fournisseur du ministère britannique de la Défense. C’est l’Agence Bloomberg qui révéla en septembre 2012 des discussions déjà en cours depuis plu-sieurs mois entre les sociétés. Il est à noter que BAE Systems fut un temps actionnaire d’Airbus avant de mettre un terme à ses activités dans l’industrie aéronautique civile. EADS, BAE et Finmeccanica possèdent Eurofighter.
Quels étaient les objectifs et enjeux du projet ? EADS et BAE étaient respectivement le premier fabriquant d’aéronefs civils et d’armements en Europe et leur fusion visait à faire face aux aléas cycliques du marché et à concurrencer Boeing. La capitalisation conjointe aurait ainsi mis EADS ET BAE quasiment à égalité avec la société américaine (NB: autour de 40 milliards €). EADS aurait contrôlé à 60% la nouvelle compagnie.
Dans ce dossier complexe, le gouvernement allemand se montra particulièrement attentif à la question de l’actionnariat. L’Etat français disposait en effet de 15% des actions d’EADS tandis que le gouvernement britannique avait une golden share, sorte de droit de veto dans certaines circonstances, dans BAE. L’influence du gouvernement allemand au sein d’EADS s’opérait par le biais d’une participation étatique à Daimler. La part étatique française aurait été de 9% au terme de la fusion. Du fait de la vente des actions de Daimler dans EADS alors en cours, l’Allemagne aurait été contrainte d’intervenir de manière substantielle et couteuse pour garantir « l’équilibre franco-allemand » auquel elle était attachée au sein d’EADS. Du côté britannique était privilégiée l’option de la golden share pour les trois gouvernements. Berlin pour sa part était particulièrement soucieuse de la question de l’emploi, susceptible d’être affectée par la fusion, alors que 49.000 personnes étaient actionnaires d’EADS en Allemagne.
Le gouvernement de David Cameron était convaincu que l’industrie de défense et plus large-ment l’économie britannique tout entière tirerait profit du deal. Il ne voyait pas de barrière insurmontable dans le rapprochement avec un géant européen de l’aérospatial mais au contraire une logique commerciale. Il se faisait fort de rassurer les Etats-Unis sur les relations étroites de BAE avec le Pentagone et d’en convaincre le Président Obama. Finalement, l’échéance fixée par les autorités des marchés financiers de Londres ne fut pas respectée et le projet de fusion ne fut pas mené à son terme.
Quelles que soient les motivations respectives des parties, la fusion EADS-BAE Systems correspondait de facto à un grand projet européen. Un question iconoclaste peut même être posée: sans l’échec, le Brexit aurait-il eu lieu ? L’échec fut attribué clairement à l’Allemagne par le chancelier de l’Echiquier George Osborne (« we have been a bit disappointed, primarily by Germany’s attitude, which in effect vetoed the deal »).
De nombreuses leçons peuvent être tirées de cette expérience mais la principale est incontestablement – quelles que soient les responsabilités réelles – que l’Europe des nations qui comptent et de des grands projets industriels a été mise à mal. Quand l’on critique, parfois à juste titre, le Royaume-Uni pour ses manquements à la solidarité européenne, il convient de se sou-venir de se dossier.
Le dossier SCAF (NB: système de combat aérien du futur) demeure ouvert. Ce projet considérable à l’horizon 2040 vise à mettre ensemble des capacités nationales (cf. Dassault, Airbus Defence and Space, Eurofighter, Safran, MBDA, Thales, etc..) qui ne se limitent pas à concevoir un avion de nouvelle génération mais réunissent des équipements et disciplines différentes (cf. Drones, satellites, avions de surveillance et de ravitaillement en vol, systèmes de commandement, etc..). Les discussions franco-allemandes sur la question semblent avoir été difficiles, qu’il s’agissent des enjeux de souveraineté ou de la préservation des intérêts industriels. Le Bundestag a approuvé en juin 2021 la poursuite du projet, tout en soumettant à des conditions la phase assemblage et test en vol. Le coût du projet est estimé à 8 milliards € jusqu’en 2030 et au total à une fourchette se situant entre 50 et 80 milliards €.
Comme pour la fusion EADS-BAE Systems, le projet de SCAF est sous-tendu par l’interrogation majeure sur la force d’ambitions européennes véritables. Peu après l’annonce par le gouvernement Scholz de création d’un Fonds de 100 milliards € pour la défense, l’Allemagne a annoncé son choix pour les F-35 afin de moderniser ses capacités aériennes…
Le cauchemar énergétique
Au Forum de Davos, le chancelier Scholz vient de confirmer la détermination de son pays à mettre un terme aux importations de pétrole russe d’ici la fin de l’année en cours et à accentuer ses efforts pour trouver des énergies de substitution au gaz. Nord Stream 2 avait été stoppé dès le début de l’invasion de l’Ukraine.
Les données du problème pour l’Allemagne et l’Europe tout entière sont suffisamment connues pour que l’on n’y revienne pas en détails. L’Allemagne, qui a renoncé à l’industrie nucléaire civile et a toujours programmé – malgré la crise ukrainienne – de fermer ses dernières centrales, est actuellement dépendante à plus de 50% des importations de gaz russe et même d’importations de charbon de Russie. N’ayant de plus pas renoncé à l’exploitation de ses mines de char-bon, elle est donc nettement le premier pays pollueur d’Europe.
En schématisant, l’on pourrait dire que l’Allemagne a bâti son économie sur le principe suivant : « acheter à la Russie, vendre à la Chine ». Il s’est agi d’obtenir une énergie relativement bon marché reposant sur des matières fossiles, tout en développant de considérables excédents commerciaux (cf. 172 milliards € en 2021, alors que la balance des biens et services de la France était déficitaire la même année pour un montant de 53,2 milliards €, soit 2,3% du PIB). La situation actuelle sur le continent européen impose dans ce contexte de douloureux aménagements.
Après des années de « Merkelisme », dont on mesure aujourd’hui pour le moins le caractère anesthésiant sinon les choix erronés, l’Allemagne ne fait pas que s’interroger et à continuer à « osciller » entre son fort ancrage à l’Ouest et ses intérêts à l’Est. Elle prend aussi des décisions fondamentales. Il faut respecter le rythme de son évolution sinon du grand basculement s’opérant sous nos yeux.
Patrick Pascal
Ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde.
Pour en savoir plus :
www.perspectives-europemonde.com
Patrick Pascal est également l’auteur de Journal d’Ukraine et de Russie (VA Éditions)
Disponible auprès de VA-EDITIONS.FR