Par Loup Viallet, ancien rédacteur en chef de Contrepoints, économiste, géopolitologue
Le mieux est parfois l’ennemi du bien. Une récente publication de la Cour des Comptes, qui souligne la complexification des missions de l’Autorité Marchés Financiers, invite justement à revisiter cet adage : faut-il renforcer les prérogatives de l’AMF ? Jusqu’où ? Et avec quelles conséquences sur le fonctionnement des marchés ?
Encore une année difficile en termes de financement : c’est, en substance, le message des experts de la finance pour 2024, comme le rappelait François Thierart, CEO de MyEasyFarm, interrogé dans le cadre de la « Mission Midy » : « Le contexte économique est de plus en plus difficile avec la remontée des taux, une demande de garantie personnelle des banques, et une plus grande frilosité des fonds ».
Cette mission s’inscrit dans la logique des promesses de campagne d’Emmanuel Macron en 2022, lorsque le Président affichait sa volonté d’encourager le financement des entreprises dans leurs premiers stades de développement. Avec l’objectif d’atteindre une centaine de licornes en France d’ici 2030, et une dizaine d’introductions en bourse dès 2025. Le rapport Midy dresse aussi le panorama des leviers dont peuvent disposer les entreprises, en prenant en compte cette attrition qui persiste sur les marchés financiers mondiaux depuis une douzaine d’années, et à laquelle la France est particulièrement exposée (notamment par rapport aux Etats-Unis ou la Grande Bretagne). L’étude tient compte également de la frilosité du secteur bancaire depuis l’adoption des mesures restrictives de Bâle III.
Dans ce contexte, les levées de fonds boursières deviennent d’autant plus vitales pour le développement des ETI. D’où le rôle crucial de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF). L’organe de régulation qui mérite parfaitement son surnom de « gendarme des marchés », puisque l’AMF est chargée des enquêtes (notamment sur les pratiques frauduleuses et les manipulations de marché) et des éventuelles prises de sanctions. Mais son rôle ne s’arrête pas là : l’AMF délivre des agréments aux acteurs de marché tels que les sociétés de gestion de fonds d’investissement ou les courtiers, et répond par ailleurs en cas de crise pour « sécuriser » le marché. Lors de la pandémie de Covid-19, l’AMF a ainsi adopté des mesures exceptionnelles pour garantir la continuité des marchés financiers et protéger les investisseurs contre la volatilité excessive.
Malgré toutes ces prérogatives, certains experts plaident pour donner davantage de moyens aux organismes régulateurs comme l’AMF, à l’instar de Joseph Stiglitz. Le prix Nobel d’Économie pointe le manque de réaction efficace lors de la crise financière de 2008 pour justifier ce renforcement : « Le secteur bancaire et financier n’a pas rempli correctement ses fonctions. Les autorités de régulation ont également failli ».
La traque aux fausses informations
Il est vrai que la globalisation financière complique la tâche de l’AMF, qui s’est notamment concentrée ces dernières années sur la chasse aux fausses informations en provenance des medtechs et des biotechs. Des titres très recherchés par les particuliers, mais fortement risqués et hautement spéculatifs, car ils évoluent selon les progrès scientifiques et les autorisations réglementaires.
L’an dernier, la biotech Visiomed et certains de ses anciens dirigeants ont ainsi écopé d’une amende de 1,2 million d’euros « pour avoir diffusé des informations fausses ou trompeuses » susceptibles d’avoir gonflé le cours de l’action « à un niveau anormal ou artificiel », selon le communiqué de l’Autorité des marchés financiers.
L’AMF traque aussi les obligations hybrides, des instruments financiers qui sont utilisés par des sociétés potentiellement en difficulté qui ne parviennent plus à se faire prêter de l’argent par les voies classiques. « Lever des fonds n’est pas un sprint mais une course de fond qui est très consommatrice en temps. Il faut donc s’y prendre à l’avance et ne pas attendre d’avoir sa trésorerie dans le rouge », explique François Thierart, dont la startup MyEasyFarm développe une solution globale pour aider et accompagner les agriculteurs vers une agriculture durable et « bas carbone ».
De fait, cette logique au long cours exclut des ETI innovantes comme DBT (Douaisienne de Basse Tension), société pionnière dans la création et la gestion globale des stations de recharge électrique ultrarapide, qui a dû faire face à un besoin de financement urgent pour son développement alors que les bilans de la société étaient « plombés » par de gros investissements certes prometteurs, mais qui n’avaient toujours pas été amortis. Son PDG, Alexandre Borgoltz, n’a pu sortir de cette ornière que grâce à un financement alternatif sous forme d’obligations convertibles en actions avec bons de souscription d’actions (OCABSA).
Ce type de financement alternatif suscite justement la méfiance de l’AMF, en raison notamment de la forte dévaluation des actions à court terme qu’il provoque. « Effectivement, l’utilisation de ces produits a un prix pour les actionnaires, souvent considéré par celui qui le paye comme excessif, car il va dégrader la valeur initiale de son investissement », souligne Dominique Ceolin, PDG d’ABC Arbitrage, « mais la problématique réelle existe bien en amont du recours à ces produits. L’entreprise rencontre des problèmes financiers graves sans trouver de solutions de financement traditionnelles : la seule solution qui lui reste peut alors être des produits de type OCABSA ».
Pour une grande partie des chefs d’entreprises qui y recourent, ces produits financiers hybrides ou alternatifs sont donc bien souvent ceux de la dernière chance : « Il est évident que plus la société est en bonne santé, plus ses choix sont larges et plus elle pourra mener ces opérations dans de très bonnes conditions. Mais quand la santé de la société se détériore, le champ des possibles diminue », ajoute Dominique Ceolin.
Les limites d’un « principe de précaution » financier
Ces solutions sont aussi privilégiées en cas de besoin urgent de financement, surtout sur des segments où l’innovation est un facteur concurrentiel essentiel, comme pour les biotechs, l’industrie naissante de l’intelligence artificielle, ou encore la transition écologique. McPhy Energy, spécialiste des équipements de production et distribution d’hydrogène bas-carbone, vient justement de mettre en place un PACEO (programme d’augmentation de capital par exercice d’options). Cette option de financement alternatif est un outil supplémentaire dans sa stratégie de développement, comme l’indique le compte rendu du dernier rapport financier du groupe.
Pour toutes ces raisons, le PDG d’ABC arbitrage préfèrerait davantage de souplesse de la part de l’AMF, sans pour autant l’accabler de toutes les responsabilités : « L’AMF est particulièrement précautionneuse et en alerte parce que les politiques ne veulent pas de problèmes sur les marchés financiers, ces derniers ayant du mal à accepter que, comme tout autre investissement, les marchés financiers constituent un risque et que chacun doit prendre ses responsabilités ».
Une prudence qui se paye parfois par la délocalisation de certaines entreprises qui vont chercher ailleurs les financements nécessaires à leur développement, notamment les sociétés de biotechnologies. À l’instar de Cellectis, qui a décidé d’aller sur le marché américain, ou plus récemment Moderna, introduite sur le NASDAQ en 2018, et dont on connaît le succès du vaccin à ARN messager.
Le maintien de ce fragile équilibre entre la maîtrise des risques et le soutien au juste financement des entreprises incombe désormais à Sébastien Raspiller, nouveau secrétaire général de l’AMF. Ex-chef du service du financement de l’économie à la Direction Générale du Trésor, ce polytechnicien est par ailleurs diplômé de l’Ensae (École nationale de la statistique et de l’administration économique), et a également siégé au Conseil d’administration de la banque publique Bpifrance en tant que représentant de l’État. Un parcours qui peut laisser augurer une approche différente des nécessités de l’économie réelle, cette dernière institution ayant récemment appelé « le privé à prendre le relais sur le financement de l’innovation en France ».
Loup Viallet
Ancien rédacteur en chef de Contrepoints, économiste, géopolitologue
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