Après une carrière chez Altran et Airbus, Jérémy Caussade s’est lancé dans l’aventure entrepreneuriale en cofondant Aura Aero. Président de la start-up aéronautique toulousaine, il nous éclaire sur son envol et son avenir en électrique.
L’aviation est-elle une vocation ?
Jérémy Caussade : Oui, j’ai commencé par faire du vol à voile, ce qui a permis de me mettre dans l’aéronautique et de valider l’intérêt marqué que j’avais déjà pour ce secteur. J’ai donc suivi des études d’ingénieur en France et Grande Bretagne. Je me suis rendu compte que voler était passionnant – je continue d’ailleurs à le faire – mais penser, dessiner, faire voler des avions est extraordinaire !
Créer un nouveau constructeur aéronautique « digital et éco-efficient » semble très complexe, voire presque impossible. Comme relever ce défi ?
J.C. : Pour parvenir à une phase d’industrialisation de technologies de rupture et construire l’aviation de demain, il y a des choses intangibles, d’autres non. Certaines règles sont immuables. Ainsi, quand on dessine un avion, on se bat contre la gravité, on doit avoir de la portance, quels que soient l’avion et sa taille. En revanche, tout ce qui tourne autour de cela a changé de façon spectaculaire. Un exemple : dans les années 90, la 3D a remplacé la planche à dessin. Il s’agissait d’un acte de digitalisation fort, une véritable rupture. Et ceux qui ont pris le tournant ont survécu ou se sont développés, les autres sont morts.
Aujourd’hui, ces changements ne concernent pas que le bureau d’études, mais la totalité de la chaîne de valeur. L’objectif est de mieux répondre, mieux développer, mieux comprendre le comportement des avions. Pour répondre à cette lame de fond, il convient de prendre en compte le fait que la structure d’une société optimisée pour la prise en compte de ces enjeux est totalement différente de celles des sociétés historiques. Notre entreprise est créée avec une organisation et des procédés modernes, un nouvel écosystème qui inclut clients, fournisseurs, autorités, politiques locales… Notre objectif est bel et bien celui d’un constructeur aérien : créer les avions de demain, les construire en série, les introduire sur le marché, avec les services de soutien, les formations, etc.
Pourquoi ce choix de la base historique de Francazal ?
J.C. : Parce que Toulouse est l’environnement idéal pour une entreprise d’aéronautique, et ce, depuis Clément Ader, pionnier de l’aviation ! Nous avons également un site en Normandie, qui est notre centre de compétence et d’excellence pour les technologies bois-carbone, qui sera aussi dans le futur un centre d’entretien et de réparation. Cette année, nous travaillons sur un troisième site en Europe, et avons des projets pour une implantation aux États-Unis, car ce marché est très important pour le futur.
Quelles sont vos cibles ?
J.C. : La famille « Intégral » est principalement destinée à la formation des pilotes professionnels, civils et militaires. Nous avons également quelques clients qui achètent à titre personnel, ainsi que quelques pilotes voltigeurs. En termes géographiques, la France est une destination importante, mais pas en volume, la majorité de notre clientèle se situe majoritairement à l’étranger.
En termes de planning, quelles sont vos ambitions ?
J.C. : Nous sommes en train de terminer la certification de notre premier biplace dont les premières livraisons auront lieu cette année. Et nous allons faire voler cet été sa version électrique, il faut compter un an et demi d’essai en vol, la commercialisation commencera donc fin 2023.
Vous avez également en projet un avion de 19 places, l’ERA, Electrical Regional Aircraft ?
J.C. : Oui, notre but pour l’ERA est le vol en 2024 pour obtenir la certification en 2026 et procéder aux premières livraisons en 2027. Il s’agit d’un projet de grande ampleur, car notre stratégie est de coupler la révolution technologique et industrielle. Vous le savez, des engagements ont été pris par l’UE et la France sur des vols à zéro émission de CO2 en 2050. Il s’agit d’une tâche absolument colossale, d’autant qu’il y a une clause de revoyure, pour être à 55% des émissions dès 2030.
Pour y parvenir, il va falloir proposer des avions à bas niveau carbone et décarbonés dès que possible, et en grand nombre pour remplacer les avions existants. Il faut donc démarrer et s’adapter à chaque évolution de la technologie. L’ERA est la première réponse à ce défi. Avec ses 19 places passagers, il est destiné à l’aviation régionale et à l’air taxi (transport d’organes, affaires, évacuation sanitaire). Cette catégorie « Commuter » désigne des avions à tout faire sur de courtes distances.
Comment résoudre la question du financement ?
J.C. : La première chose à dire est qu’il y a besoin dans l’aéronautique et ailleurs de sociétés à vocation industrielle. Pour cela, il faut combiner concept, forte croissance et industrie pour parvenir à une société mature. Aura Aero a conclu ses premières phases de séries A avec le fonds Innovacom et des business angels spécialistes de l’aéronautique qui ont reconnu notre sérieux et notre crédibilité. Nous avons également été épaulés par BPI Région, en étant notamment lauréat du plan de relance régional. Le gros problème est qu’il n’existe quasiment pas de fonds, ni de capital-risque pour le passage au stade supérieur industriel dans l’aéronautique. Tout est à construire.
Il existe cependant une très forte volonté du gouvernement pour aider à l’émergence de sociétés industrielles très innovantes et à très forte croissance, notamment dans le secteur de la décarbonation. Mais le problème majeur est non résolu : pour financer les hauts de bilan, les sommes sont trop importantes, il est plus intéressant pour les financeurs d’aller dans le numérique. Il y a donc un gros travail à faire, qui est en marche, mais les acteurs doivent réagir rapidement, sinon ce seront des investisseurs étrangers, plus ou moins bienveillants, qui prendront le dessus. Nous allons cependant et heureusement annoncer une levée de fonds avant l’été.
Vous avez annoncé un partenariat avec Vektor, fabricant français de batteries électriques lithium-io ?
J.C. : « Avant de décarboner, il faut réindustrialiser », je suis d’accord avec le gouvernement là-dessus, il est impossible de faire autrement. Ce n’est pas qu’une conviction, c’est une réalité. Cela signifie que la décarbonation dépend du lieu d’où vont sortir les batteries. Or, avec Verkor, nous avons une philosophie identique, ce sont aussi de jeunes industriels, qui vont fabriquer nos batteries propulsives.
Avez-vous des concurrents ?
J.C. : Pas beaucoup malheureusement. Ceux qui font déjà de l’industrie et pas que de l’innovation sont moins nombreux que les doigts d’une main dans le monde. Il s’agit principalement des États-Unis et de quelques pays européens. La France bénéficie d’un écosystème très riche et très compétitif par rapport aux USA. Mais encore une fois, il y a un problème d’investissements, nous avons un déficit de performance car on fait petit, alors qu’aux USA, on pousse à faire très gros dès le départ. Le sujet du financement est au centre de tout, car au niveau commercial, l’intérêt est bel et bien là.
Un mot sur vos associés ?
J.C. : Wilfired Dufait et Fabien Raison sont également ingénieurs aéronautiques. Nous nous sommes rencontrés à Réplic Air, une association qui regroupe les passionnés pour « faire revivre l’esprit des pionniers et promouvoir l’aéronautique ». Nous sommes trois fervents acteurs de ce secteur, avec la volonté de trouver des solutions à des problématiques dans l’aérien, et notamment sur la décarbonation de l’aérien. Car nous sommes convaincus que les moyens volants sont les plus adaptés pour répondre aux besoins des êtres humains. Nous sommes tous les trois très complémentaires, avec une répartition des tâches en fonction de nos cœurs de compétences, et cela fonctionne bien.
L’avenir passera donc par la décarbonation ?
J.C. : Aujourd’hui, le problème climatique est documenté, des années de changements gigantesques nous attendent, il s’agit d’une vraie opportunité. Il y a besoin de nouveaux acteurs sur les différentes briques technologiques, sur les systèmes de bord, de stockage, etc. Des solutions connues existent à base d’électrification aujourd’hui, d’hydrogène dans un second temps (Airbus y travaille avec des enjeux massifs), de carburant synthétique pour certains cas, avec des mix possibles en fonction du type d’avion concerné. Il y a des places à prendre en France sur la décarbonation, car nous avons de vrais atouts. Nous avons besoin de gens qui ont envie de porter cette ambition avec nous.
Propos recueillis par Anne Florin