L’offensive russe en Ukraine continue de rebattre les cartes en Europe centrale et pousse la Pologne à opérer un repositionnement stratégique. Renforcement de ses capacités militaires, grands travaux d’infrastructure et volonté de devenir un hub de mobilité centre-européen : la Pologne multiplie les initiatives, profitant ainsi de son positionnement stratégique en Europe centrale. Avec, en toile de fond, une volonté de puissance retrouvée.
« Devenir l’armée la mieux équipée d’Europe »
« L’armée polonaise doit être si puissante qu’elle n’aura pas besoin de se battre du fait de sa seule force », déclarait le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, lors de la fête nationale le 11 novembre dernier. Dont acte. 1000 chars d’assaut commandés à l’entreprise sud-coréenne Huyndai Rotem — soit quatre fois le nombre de chars Leclerc prêts au combat dans l’armée de terre française. 672 obusiers K9. 50 avions de combat FA-50 — qui viendront s’ajouter aux 32 F-35 américains déjà commandés. Et près de 300 roquettes multiples K239, des proches cousins des Himars américains, version sud-coréenne. De quoi faire gagner quelques divisions aux forces polonaises dans la compétition des armées européennes. Si tant d’efforts sont annoncés, c’est parce que depuis l’invasion russe de l’Ukraine, la Pologne a fait de l’autonomie stratégique le fer-de-lance de sa politique de défense. « Ce réarmement est la preuve du triomphe du concept d’autonomie stratégique », souligne ainsi le chercheur Frédéric Mauro, de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS).
La Pologne se voit aussi comme un hub de mobilité
Mais le développement de la puissance militaire polonaise n’est qu’un levier d’action parmi d’autres. Le pays veut aussi devenir un hub de mobilité pour l’ensemble de la zone nord de l’Europe centrale et orientale (PECO). Une aspiration qui se concrétise notamment par la densification de son réseau européen, en capitalisant notamment sur les infrastructures aéroportuaires. La — future — plus importante d’entre elles, le Centralny Port Komunikacyjny (CPK), est un projet titanesque de construction d’un aéroport lancé par le gouvernement polonais en 2017 près de Varsovie. L’accessibilité du futur aéroport sera très largement renforcée par de nombreuses voies ferroviaires à très grande vitesse, qui partiront en étoile depuis l’aéroport de Varsovie vers les principales villes du pays, comme Gdansk au nord, Poznan et Wroclaw à l’ouest et Katowice et Cracovie, au sud. La plupart des principales agglomérations du pays seront donc directement accessibles en train en moins de 2 heures 30 depuis l’aéroport et Varsovie. Dans le même temps, 4 000 kilomètres d’anciennes lignes ferroviaires ont vocation à être restaurés, afin d’améliorer la desserte et l’attractivité des petites villes et villages.
Avec, à terme, un modèle d’intermodalité trains – avions quasiment unique en Europe. Le projet a pu être validé, au plus haut niveau politique, grâce à ses perspectives prometteuses dessinées par une étude du cabinet de conseil AT Kearney, dont leur analyse couts-bénéfices est sans nul doute très positive. Le cabinet estime ainsi le gain en termes d’emplois à environ 300 000 postes d’ici 2040 et un PIB polonais en augmentation de 100 milliards d’euros dans les douze prochaines années avec de sérieuses externalités positives pour les pays frontaliers.
Le CPK vise aussi à renforcer l’intégration de l’Ukraine en Europe, via une ligne de TGV reliant le pays aux États membres de l’Union européenne. Marcin Horala, ministre polonais en charge du projet, Centralny Port Komunikacyjny, a en effet souligné « son rôle en tant qu’élément permettant d’accroître l’accessibilité des transports en Ukraine », en facilitant notamment ses capacités d’exportation. De quoi ravir aussi les pays européens, notamment la France, qui voient d’un bon œil la possibilité de se positionner sur les marchés de ces nouvelles lignes à grande vitesse.
Une autoroute des trois mers pour relier la mer Baltique aux mers Noire et Égée
Autre priorité pour la Pologne, le renforcement de la fluidité et de la viabilité des chaînes d’approvisionnement pour l’ensemble du continent, en effet durablement perturbées depuis l’invasion russe en Ukraine. Le développement de voies commerciales alternatives s’est ainsi, depuis quelques mois, avéré être un impératif stratégique. L’une des plus fameuses d’entre elles est sans doute la Via Carpathia — ou autoroute des trois mers —, un projet lancé en juin 2006 à l’initiative de la Pologne et qui aspire à relier la mer Baltique depuis la Lituanie jusqu’à l’Europe centrale, en traversant la Pologne, la Slovaquie et la Hongrie. Le projet a été densifié en octobre 2010 avec l’entrée dans le projet de la Roumanie, la Bulgarie et la Grèce pour s’achever en mer Noire et en mer Égée.
À terme, un prolongement est attendu pour y inclure la Turquie, via la frontière bulgaro-turque. Le 5 décembre dernier, ce projet a finalement été intégré au Réseau transeuropéen de transports (RTE-T), lui permettant d’escompter des mécanismes de financement européen. Le cheminement géographique du projet est loin d’être un hasard. Il s’agit en effet, pour la Pologne, de sécuriser les approvisionnements européens, notamment énergétiques, dans un cadre Nord — Sud qui traverse le continent sans pour autant passer par la Russie.
Le tout dans le cadre de l’Initiative des trois mers, un forum de pays d’Europe centrale et orientale, tous membres de l’Union européenne, dont 9 sont issus du bloc soviétique, uni autour d’un axe nord-sud courant de la mer Baltique à la mer Adriatique et la mer Noire. Au-delà des considérations stratégiques, l’aspect économique du projet est aussi important. Les pays de l’initiative des Trois Mers couvrent en effet un tiers de la zone UE, rassemblent un quart de sa population et près de 20 % de son PIB. Un puissant marché potentiel donc, mais toujours en quête d’investissements, estimés à 350 milliards d’euros, et de montée en gamme infrastructurelle.
David Delattes