C’est moins la conquête de « l’Ouest » que sa défaite annoncée qui semble avoir inspiré Solange Bied-Charreton pour son dernier roman. « Les Visages pâles » sont les représentants d’une vieille tribu orgueilleuse, désormais menacée de dispersion. C’est aussi la chronique abrasive d’une famille de grands bourgeois, aux prises avec le déclin…
« La bourgeoisie est un thème qui a traversé le 19e siècle et le 20e. Et j’ai le souci de m’inscrire dans une tradition littéraire », confie Solange Bied-Charreton. L’écrivain et journaliste de 34 ans connaît bien ce milieu : elle en est issue. Mais si le regard se révèle nuancé, il n’en demeure pas moins implacable. « On croit souvent qu’il s’agit d’une vengeance par rapport à ma famille. Ce qui n’est pas du tout le cas », précise-t-elle. « Je m’entends bien avec eux. »
Rien n’est moins sûr, en revanche, pour ce qui concerne la famille Estienne, ces autres « rejetons d’une lignée d’excellence », dont le grand-père avait assuré la fortune grâce à son talent d’industriel. A la mort de celui-ci, le soixantenaire épicurien qu’est devenu son fils – et qui a déjà sans états d’âme revendu l’usine familiale – annonce son intention de liquider aussi la grande villa du Gers, où le patriarche avait toujours vécu. C’en est trop pour les petits-enfants : « Au fond, Jean-Michel ressemblait à tous les salopards de sa génération. Ils étaient tous les mêmes, fantasmaient sur le retour d’une France gaullienne productiviste, sans immigrés, sertie de commerces de proximité (…) ils voulaient le confort, la tranquillité, la souveraineté (…) mais n’avaient eu aucun scrupule à divorcer, à vendre les usines, à vendre les maisons. Ils piétinaient l’histoire. »
Pas de quartier, donc, en cette rentrée littéraire, pour les soixante-huitards de tous horizons qui se voient d’ores et déjà, grâce à Solange Bied-Charreton, habillés pour l’hiver.
La génération née après la deuxième guerre mondiale en prend pour son grade, dans votre roman. Que leur reprochez-vous, exactement ?
On parle beaucoup des soixante-huitards de gauche. Et beaucoup moins des giscardiens, des pompidoliens, de ces gens qui ont fait fortune durant les 30 glorieuses. C’est aussi une génération de consommateurs, pleine d’optimisme, persuadée que l’innovation technique est toujours un bien. Eux aussi ont vécu comme s’ils n’allaient jamais mourir. Ce sont des gens qui n’ont pas l’air de réaliser que ce qu’ils ont expérimenté dans leur jeunesse ne se reproduirait plus. Leurs parents avaient subi la guerre, des choses dures. Ma génération traverse une période qui n’est pas facile non plus, sur le plan économique et social, politique, et même géopolitique. Ils ne semblent pas comprendre que ce qu’ils ont connu n’était qu’une « parenthèse enchantée ».
Comment expliquez-vous cette cécité ?
Ce qui me frappe, c’est que la bourgeoisie avait toujours su entretenir un vernis de culture. Parfois ridicule : les gens ne lisaient pas toujours les livres qu’ils avaient chez eux. Aujourd’hui, il n’en ont même plus.
Les soixante-huitards se sont construits dans la révolte vis-à-vis de leurs parents. Aujourd’hui, d’une certaine manière, votre génération leur présente la facture. Ne craignez-vous pas que ceux qui vont suivre risquent de vous faire le même coup ?
Je me demande si ce phénomène n’a pas toujours existé, en fait. Quand vous lisez la correspondance de Flaubert, c’est toujours plein de références aux vieilles barbes quarante-huitardes. Je crois que ça va perdurer. Si tant est que les gens continuent d’avoir des enfants, et la famille de vouloir dire quelque chose.
La Manif’ Pour Tous est un fil conducteur de votre roman. Avez-vous participé, vous-même, à cette mobilisation ?
Non. Mais je l’ai observée, à distance. C’est un phénomène intéressant, car soit très condamné, soit loué. J’ai voulu en faire un élément narratif pour révéler quelque chose de cette haute bourgeoisie, de ses préoccupations, en évitant l’approche idéologique. A titre personnel, bien sûr, je n’ai aucune envie qu’on puisse aller acheter des enfants en Inde. Mais j’ai du mal à supporter cette façon, de la droite comme de la gauche, hystérisées sur cette question, de réduire quelqu’un à sa sexualité.
Vous abordez aussi le monde de l’entreprise, non sans férocité, d’ailleurs. Quelle est votre expérience de cet univers ?
Ce sont des endroits que j’aime, mais qui ont pu aussi me faire déprimer. J’ai travaillé dans beaucoup d’entreprises différentes, en essayant de privilégier les petites structures. J’ai eu l’occasion d’effectuer des stages dans de grosses boîtes et j’ai trouvé ça horrible, et violent. J’ai un problème avec ce que produit le monde contemporain comme métiers dans les sociétés occidentales, le « prolétariat du service », qui ne convoque ni les aptitudes manuelles, ni les aptitudes intellectuelles. De plus, je ne suis pas très à l’aise dans l’action collective, je travaille mieux en tant qu’électron libre.
Propos recueillis par Michel Clerc