Comment un partner de fonds de capital-risque accompagne ses participations ? Quelles sont les perspectives de la French Tech pour 2023 dans un contexte macroéconomique incertain ? Quel bilan de la politique gouvernementale en faveur de l’économie numérique ? Quels sont les freins au développement de l’écosystème français de l’innovation ? Cofondateur du VC Breega et entrepreneur, Ben Marrel propose à Entreprendre.fr son expertise et répond à nos nombreuses interrogations.
Entreprendre : Vous considérez le parcours entrepreneurial des fondateurs de Breega comme un facteur différenciant et une valeur ajoutée indéniable par rapport aux fonds d’investissement plus traditionnels, dont les dirigeants sont plutôt issus du monde de la « finance ». Comment se passe concrètement l’accompagnement des participations chez Breega ?
Ben Marrel : L’entrepreneuriat est notre ADN. Quand on réalise des deals, quand on siège au board de nos participations, nous avons notre double casquette : entrepreneurs et investisseurs. Nous connaissons la vie entrepreneuriale, ses joies et ses peines. Nous partageons toute cette expérience avec les dirigeants de start-up. Je vous garantis qu’elle est précieuse, notamment dans les moments les plus difficiles d’une entreprise. Les VC qui ont un profil purement financier apportent autre chose mais n’ont malheureusement pas ce background…
Le second aspect différenciant relève plus de l’accompagnement opérationnel. Quand on investit dans une participation, il y’a deux temps. Le premier est celui de la transaction. Il dure 3 à 6 mois et mobilise les partners de Breega. Dans beaucoup de fonds, ça s’arrête là ! Mais chez Breega, nous savons que nous resterons actionnaires pendant au moins 5 à 10 ans. C’est là qu’entre en jeu une équipe « scaling » dédiée au soutien des entrepreneurs avec des compétences réellement 360. Elle se compose de profils dédiés à l’identification de talents, au marketing, à la communication, à la croissance, au growth hacking… Nous mettons ces collaborateurs au service des start-up que nous accompagnons. C’est notre fierté, notre marque de fabrique et elle est assez unique dans le paysage des VC européens.
Le récent rapport « State of European Tech 2022 » du fonds britannique Atomico démontre que les start-up européennes ont perdu 400 milliards de dollars de valorisations en 2022. Un chiffre qui s’explique évidemment par le contexte international et les difficultés macroéconomiques. En revanche, la France apparaît comme le seul grand pays européen à battre son record de montants levés cette année, avec 14 milliards en 2022 contre 11,6 en 2021. Comment expliquez-vous cette résilience hexagonale ?
D’abord, il faut prendre du recul sur ces chiffres pour des raisons bêtement comptables. En France, les chiffres sont établis à partir de l’annonce des levées de fonds. Mais on peut compter 3 à 6 mois en moyenne entre la réalisation de la levée et son annonce à la presse pour plein de bonnes raisons. Si on regarde les deals en montants, on constate un pic autour de mai et juin 2022. Il correspond en réalité à des tours de table, dont le closing a eu lieu en décembre 2021.
En réalité, le nombre de deals l’année passée a été légèrement moindre. En 2021, nous étions à 1 100 opérations, contre 900 en 2022. En parallèle, nous avons assisté à de la concentration sur plus de boîtes, avec un phénomène de réinvestissement dans des start-up qui ont vocation à devenir des leaders de leur marché. La tendance est donc à des investissements plus affirmés dans des start-up jugées plus avancées et matures dans leur secteur.
Pourriez-vous nous donner votre vision prospective de l’écosystème Tech’ français et européen pour l’année 2023, alors que les capitaux ne semblent plus couler à flots et que la quête de rentabilité rapide devient la nouvelle norme ?
La hausse des taux a transformé notre perception de l’argent. Il était perçu comme gratuit et dépensé parfois de manière un peu irrationnelle. Aujourd’hui, il est redevenu payant. Cela oblige de nombreux dirigeants à rationaliser les coûts, être frugal. Ce changement de paradigme est assez difficile à opérer pour de nombreuses start-up, qui n’avaient jamais connu de crises auparavant. Mais, bon gré mal gré, c’est un shift que commence à opérer l’Europe du fait du choc de la récession. Pour les start-up, nous aurons sans doute plus de rounds internes auprès des investisseurs déjà présents et des tours de tables plus petits et moins nombreux. Le tout, dans un contexte où les start-up ont vocation à se reconcentrer sur les fondamentaux : la croissance, la rentabilité et un modèle rationalisé.
Côté VC, tous les fonds qui doivent lever de l’argent en 2023 rencontreront aussi des difficultés du fait d’un resserrement des investisseurs institutionnels privés, qui ont leurs propres ratios d’investissement en fonds côtés, en monétaire, en private equity, en VC… La chute des valorisations boursières devrait logiquement les mener à remettre de l’argent dans les groupes cotés. Mécaniquement, cela entraînera moins de liquidités pour le private equity et donc moins de deals. Mais les difficultés économiques ne plomberont pas non plus l’écosystème et on peut être optimiste : les start-up les plus solides et les plus crédibles, celles qui ont la validation du marché continueront à être financées.
Vous êtes aux côtés des entrepreneurs depuis maintenant 7 ans. Plusieurs freins persistent encore et empêchent un développement optimal, notamment international, des jeunes pousses françaises. Le cabinet d’audit EY, dans son dernier baromètre sur la performance des start-up du numérique en France, y voit par exemple la pénurie — systémique — de talents, tandis que d’autres déplorent le manque de visibilité de l’écosystème. Quelle est votre lecture, en tant qu’habitué des problèmes des entrepreneurs ?
La pénurie de talents est évidemment un constat que tous les entrepreneurs partagent dans un contexte de compétition mondiale. L’exemple le plus frappant est celui des développeurs : le nerf de la guerre de nos métiers ! Mais la France n’en forme pas assez, tandis que les entreprises en ont un besoin croissant : cela crée un déséquilibre logique entre l’offre et la demande et une augmentation du coût de leurs profils.
Il ne faut pas oublier les savoir-faire annexes : j’entends ici les experts UI, UX, products, les sales… Toutes ces expertises sont absolument nécessaires et ne sont pas si répandues dans un écosystème aussi neuf que la French Tech. Je ne connais aujourd’hui aucune boîte qui peut se targuer de pouvoir recruter facilement un head of sales avec dix ans d’expérience dans les solutions SaaS… Simplement parce qu’il y’a dix ans, les entreprises qui proposaient des solutions SaaS n’existaient presque pas, contrairement au marché américain.
Sur la notion de la capacité de projection internationale, j’ai en revanche une vision plutôt divergente. Le problème vient plus du problème structurel de la taille du marché européen que d’un prétendu manque de visibilité des acteurs français. D’autant que la marque French Tech est désormais incontournable ! Tournons-nous une nouvelle fois vers les États-Unis : c’est un marché de 330 millions d’habitants avec une unité linguistique et un même fonds culturel. Le terrain de jeu commercial est immense. C’est pareil en Chine. En France, le morcellement du marché européen fait que l’on priorise son développement en France, puis en Europe en visant surtout l’Espagne, l’Angleterre ou l’Allemagne et enfin dans le reste du monde : très souvent les États-Unis, trop peu souvent l’Asie. Les entrepreneurs doivent changer de prisme — très facile à dire, très dur à faire ! — pour penser leurs business directement en termes de projection internationale.
Création du label French Tech et de ses dérivés, soutien à l’économie numérique via le plan France 2030, mobilisation de BpiFrance en faveur du financement de l’innovation, etc. On ne peut enlever à Emmanuel Macron une ferme volonté de voir l’écosystème Tech français se développer. Comment jugez-vous, avec le recul, l’action de l’État en faveur des start-up made in France ?
Sans tomber dans le clientélisme, elle a été assez remarquable. Nous étions, il y’a 10 ans, à 0,05 % du PIB investi dans la Tech. Nous subissions un retard profond, notamment par rapport aux États-Unis. Aujourd’hui, nous sommes autour de 0,5 %. Sans l’argent investi par Bpifrance, sans la mise en avant de l’écosystème avec la French Tech, sans soutien massif de l’État pour activer cette classe d’actifs auprès des investisseurs, ce rattrapage de « 10 fois » n’aurait pas été évident.
Vous devez sans doute avoir des attentes pour contribuer à doper encore plus l’écosystème existant…
La première est simple : plus de capitaux ! Il faut donc continuer à encourager les grands donneurs d’ordre d’investissements — je pense aux sociétés d’assurance-vie qui ne sont pas en manque de liquidités — à massifier les investissements dans l’économie réelle, plutôt que dans l’immobilier ou les valeurs monétaires. Il nous faut des capacités d’investissement sur l’ensemble de la chaîne de financement, et pas uniquement sur le late stage.
J’aimerais aussi que la France pousse en faveur d’une réelle uniformisation réglementaire au niveau européen. Et les sujets ne manquent pas : enregistrement de sociétés, transactions, intéressement des salariés. Vous n’imaginez pas la galère pour monter un plan d’intéressement des salariés, qui reste un très bon vecteur de fidélisation des équipes, quand vous avez des collaborateurs en France, en Allemagne, en Suède…
A. Bodkine