Par Patrick Pascal, ancien ambassadeur et président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il est fondateur et président de « Perspectives Europe-Monde ».
Au lendemain du sommet de Moscou avec son homologue chinois, le Président Poutine vient d’annoncer un programme de déploiement d’armes nucléaires tactiques sur le territoire de la Biélorussie. Cette annonce a plusieurs significations principales. Elle confirme tout d’abord la stratégie récurrente de la terreur à laquelle les autorités russes ont recours dans la guerre en Ukraine: face à un Etat non doté, ces responsables n’ont pas hésité à évoquer à plusieurs reprises la possibilité d’un usage d’armes non conventionnelles.
Alors que la perspective de la guerre nucléaire était résolument écartée dans le communiqué commun de Moscou (« il ne peut y avoir de guerre nucléaire et cette dernière ne doit jamais être déclenchée), l’annonce du Président russe peut aussi être interprétée comme une sorte de coup de pied de l’âne donné au partenaire chinois à l’égard duquel il n’est pas exclu que des frustrations de partenaire junior soient ressenties. Quoi qu’il en soit, Vladimir Poutine nie clairement avec son programme d’armes nucléaires en Biélorussie, qui n’a pas voix au chapitre, toute souveraineté à ce dernier pays et affirme que ce territoire sera une ligne de défense russe.
Au regard de ces développements, quelle perception avons-nous de la Biélorussie ? L’image sans doute assez floue d’un pays soumis et qui ne se révèle que dans les drames, les turbulences ou la violence politique ? Ne retenons-nous pas avant tout le mot « Russie » qui figure dans son nom, ce qui nous conduit à être systématiquement sur la réserve et à le considérer comme éloigné et hostile ? La Biélorussie mérite sans doute mieux et tout au moins de notre part une plus grande attention et connaissance des drames de son histoire contemporaine.
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Un régime ubuesque
Notre perception générale a des raisons objectives. Pour s’en tenir à la période la plus récente, la réélection contestée en 2020 d’Alexandre Loukachenko à la tête du pays – à laquelle il avait accédé il y a plus de vingt-cinq ans –, a alimenté un cycle continu de manifestations et de répression sous diverses formes. Les Européens et les pays de l’Ouest en général sont intervenus dans le débat puisque, par exemple, le président français avait déclaré sans ambages que « Loukachenko devait partir ».
Les figures les plus médiatisées internationalement de l’opposition, aujourd’hui principalement féminines, n’ont pas réussi à reléguer au second plan – et telle n’était assurément pas leur finalité – le style souvent ubuesque du régime et en tout premier lieu de son dirigeant suprême. Ce dernier entretiendrait d’ailleurs des relations plus compliquées qu’on ne le pense généralement avec le chef de l’État russe, ne serait-ce qu’en raison de différends commerciaux sur le prix du gaz. L’acte de piraterie aérienne, qui avait consisté à détourner un avion de transport civil de passagers afin d’arrêter un opposant ayant trouvé refuge dans la Lituanie voisine – dont le ciel biélorusse et l’aéroport de Minsk avaient été le théâtre – avaient encore assombri le tableau et conforté tous les jugements péremptoires.
S’il est néanmoins désormais clair que dans ce pays couvait avant la guerre en Ukraine un « volcan sous la glaciation » – pour paraphraser une formule à la Hitchkock –, il ne faut pas entendre cette affirmation uniquement dans le sens d’une ébullition de type révolutionnaire, mais aussi d’une manière sensiblement différente. La Biélorussie a en effet une histoire souvent tragique et une identité, même par rapport à son puissant voisin. Son niveau d’éducation et de culture mérite la considération de tous, en particulier des Européens.
Peu de pays ont été autant que la Biélorussie des victimes expiatoires de l’histoire. De ce cortège quasi ininterrompu de drames, on peut retenir trois grands moments. Au-delà des vicissitudes politiques actuelles et des effets toujours ressentis du drame de Tchernobyl, l’histoire et la géographie se sont conjuguées pour faire de la guerre subie la plus grande des tragédies biélorusses.
Le boulevard des envahisseurs
Voie privilégiée des envahisseurs et aussi parfois de leurs retraites chaotiques qui s’accompagnent également de souffrances sans nom pour les populations locales, il suffit de citer l’année 1812, celle de la fin de la campagne de Russie napoléonienne, lorsque la Grande Armée se disloqua en quelque sorte dans le franchissement de la Bérézina, puis fut harcelée dans ses mornes plaines glacées.
La Première Guerre mondiale y trouva l’un de ses grands théâtres de combats et l’on peut dire au sens premier de l’expression que la Biélorussie « offrit le décor » C’est à Brest-Litovsk que fut signé en 1918 le Traité de paix entre l’empire allemand et la Russie soviétique. Le 22 juin 1941, au premier jour de l’opération Barbarossa, Brest fut attaquée par l’armée allemande. Le pays fut le théâtre d’atrocités indicibles et d’une extermination massive de la communauté juive. L’on estime que la quasi-intégralité du patrimoine et des monuments historiques fut détruite pendant le second conflit mondial. Le traumatisme demeure considérable. Dans la capitale, Minsk, le souvenir de la guerre demeure obsédant, le cinéma du quartier, le square du coin de la rue, s’appellent « deuxième guerre mondiale ».
Qu’on le veuille ou non, l’ère stalinienne fut aussi synonyme de reconstruction – à l’instar de la Maison haute décrite par Katherine Zubrovich dans Moscow Monumental – et de l’industrialisation massive du pays. Tout en faisant la part de la propagande, la peinture réaliste de cette époque, comme en Russie, montre un environnement moderne inconnu jusqu’alors et des visages joyeux. Le « camp » socialiste européen a connu aussi une espèce d’âge d’or, dû principalement à la paix enfin recouvrée, tout comme l’Amérique des années 50, toutes proportions gardées.
Paradoxalement, c’est dans un contexte néo-stalinien persistant qu’a été posé, le 8 décembre 1991, dans le pavillon de chasse d’une forêt de Biélorussie, le premier acte marquant la fin de l’URSS, par les accords du nom de la capitale biélorusse signés avec l’Ukraine et la Russie sur l’autel des ambitions d’un Boris Eltsine déterminé avant tout à éliminer son rival Mikhaïl Gorbatchev.
Le nuage de Tchernobyl
Le deuxième martyre de la Biélorussie se prolonge hors des regards, dans les chairs de ses victimes. Le 26 avril 1986 explosa le réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine. La proximité géographique et la direction des vents firent que 70 % des retombées de cette explosion en Ukraine ont affecté un pays qui n’avait développé lui-même aucune industrie nucléaire civile. Selon les statistiques, deux millions de personnes (NB : sur 9,5 M) ont été contaminées, dont 500 000 enfants. Au début des années 90, je vis régulièrement à Moscou au monastère de Novodievitchi, des groupes d’enfants venus de ces régions contaminées et de celles d’Ukraine conduits par des religieux pour une « école du dimanche » – en réalité un moment de « respiration ».
Mais, les stigmates de Tchernobyl n’ont pas disparu : le sud de la Biélorussie, et notamment la partie orientale de la région historique de la Polésie – à cheval sur quatre pays (Ukraine, Pologne, Russie et Biélorussie) et qui évoque, comme dans un film d’Andreï Tarkovski forêts de bouleaux, marais enveloppés de brouillards et maisons enfumées aux toits de chaume –, reste difficile d’accès et demeure contaminé par les radiations dues à la catastrophe de 1986.
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Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015, dont l’œuvre a été qualifiée de « mémorial de la souffrance et du courage » lors de l’attribution de cette éminente distinction, est l’expression de cette histoire tragique et elle reprend, en s’appuyant sur des témoignages collectés au cours de longues périodes, les thèmes de la guerre (cf. La guerre n’a pas un visage de femme, 1985) – y compris l’Afghanistan, le Vietnam soviétique – et de la catastrophe de Tchernobyl (cf. Chronique du monde après l’apocalypse). Le réel y prend une dimension qui dépasse même, et de loin, toute fiction.
La Biélorussie, au moins trois fois martyrisée – par les guerres, la contamination radioactive et par l’inadéquation de son mode de gouvernement aux aspirations profondes de son peuple –, nous fournit des enseignements majeurs. Il est possible de construire et de reconstruire après une destruction totale ; il est possible de conserver une identité après avoir perdu tout son patrimoine architectural et historique ; il est possible de préserver une culture sous un régime qui prétendait à la tabula rasa.
La Biélorussie, notre voisine que nous connaissons si peu, aura un jour besoin de notre attention, d’une meilleure compréhension, de la reconnaissance de sa dignité, de son esprit industrieux et de sa culture propre pour s’engager et réussir sa mutation. Ce changement ne pourra s’opérer sur une voie qui la conduit une fois de plus à la décomposition et au délabrement tout au moins moral, comme l’y entraîne un régime suranné et pour tout dire grotesque qui ne la mérite pas. Nation européenne, ne serait-ce que pour avoir partagé et échangé populations et territoires avec ses voisins, elle le sera pleinement dans une vision géo-stratégique à long terme.
Alors les paysages sans aspérités et sans repères, dont les seuls jalons sont les souvenirs de tragédies, prendront un relief nouveau et la vie reprendra un jour dans les forêts de Polésie.
Patrick Pascal
Patrick PASCAL est publié aux Etats-Unis par la Revue INNER SANCTUM VECTOR N360 (Dr. Linda RESTREPO Editor/Publisher) qui vient de lui consacrer une Edition spéciale sur la Russie
→ https://issuu.com/progessionalglobaloutreach.com/docs/patrickspecialedition
Patrick Pascal est également l’auteur de Journal d’Ukraine et de Russie (VA Éditions)
Disponible auprès de VA-EDITIONS.FR