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« Certains nous ont ri au nez » : les vérités de Nicolas Chabanne, fondateur de C’est qui le patron


Ils n’ont eu besoin ni de commerciaux ni de publicité pour se développer. En en deux ans, la coopérative agroalimentaire génère un volume d’affaires de 150 M€. Un phénomène de société qui s’appuie sur l’avènement du consommateur-citoyen.

Entreprendre - « Certains nous ont ri au nez » : les vérités de Nicolas Chabanne, fondateur de C’est qui le patron

Réunis en coopérative, les consommateurs de C’est qui le patron n’ont eu besoin ni de commerciaux ni de publicité pour se développer. En un peu plus de deux ans, l’initiative a généré un volume d’affaires de 150 M€ pour 130 millions de produits vendus. Même Nicolas Chabanne, entrepreneur autodidacte de 50 ans et co-fondateur de C’est qui le patron, a bien du mal à expliquer le succès fulgurant de cette marque avant-gardiste

Comment expliquez-vous le succès fulgurant de C’est qui le patron ?

Nicolas Chabanne : On a du mal à l’expliquer… Nous avons des centaines de personnes qui se mobilisent, vont voir les directeurs des magasins, présentent les produits… Cette famille, cette énergie collective rendent plus fort que n’importe quelle grande société. Imaginez si demain, ce mouvement dépasse le cadre de l’alimentaire et devient citoyen…

C’est votre ambition ?

Bien sûr. Le nombre de messages qui nous invitent à passer aux produits non alimentaires est phénoménal. Notre approche consistant à redonner le pouvoir aux consommateurs peut simplifier tellement de choses. Mais ce sera décidé collectivement.

Comment a réagi la concurrence lorsque vous avez lancé C’est qui le patron ?

Certains nous ont ri au nez, mais moins qu’on ne l’ avait imaginé. Une marque créée par ceux qui vont l’acheter, c’était tellement évident pour tout le monde… Voilà pourquoi c’est allé très vite. On n’a pas rencontré beaucoup de réserves, même si certains ont dû penser que ça n’ avait pas de sens. On n’ avait pas de business plan, pas de structuration, pas de bureaux, et nous n’avons pas levé de fonds. On a créé une marque collective qui a tout misé sur la transparence totale. Très vite, une cinquantaine de grands groupes nous ont appelé. Ils voulaient comprendre ce qu’on faisait. Au départ, on ne voulait pas discuter avec ces grands fabricants, ce n’ était pas nos valeurs. Nestlé nous a appelé toutes les semaines. On a fini par rencontrer tout le board. Le PDG de Nestlé est même venu dans notre studio ! Les sociétaires présents ont été clairs : ils ne voulaient pas passer d’accord avec eux.

Quel fut la réaction des dirigeants de Nestlé ?

Arriver à leur expliquer que le bon sens pouvait être la plus belle étude de marché qui soit et qu’on pouvait créer une marque avec cinq personnes en à peine dix minutes est assez compliqué… Mais nous sommes dans un monde où tout change tellement vite. On assiste à un glissement de terrain majeur. Même les immenses groupes sont menacés.

Pourquoi avez-vous privilégié la grande distribution aux circuits courts et la vente directe pour distribuer vos produits ?

On avait bien sûr une sensibilité pour la mise en place de circuits courts, de réseaux plus directs avec moins d’intermédiaires. Sauf que 80 % des produits sont vendus par la grande distribution et qu’il ne restait que deux mois à vivre à nos 80 familles de producteurs. On doit trouver des solutions avec ces mastodontes — distributeurs et grandes marques — qui sont des vecteurs de vente incroyables.

Quelles relations entretenez-vous avec la grande distribution ?

Étant donné que nous décidons collectivement du prix et du cahier des charges des produits (les consommateurs remplissent un questionnaire sur le site Internet — ndlr), tout est plus simple. Dans ce prix, il y a la marge, notamment celle pour la grande distribution : il n’y a donc plus de négociation. Cette manière différente de procéder nous permet de protéger le producteur, de donner une marge au distributeur et de récupérer 5% pour C’est qui le patron pour alimenter le système et lui permettre d’être indépendant. Tout le monde est gagnant.

Certains distributeurs ont-ils refusé vos produits ?

Il y a quelques cas minoritaires. Peut-être qu’ils n’ ont pas pris conscience qu’il ne s’agissait pas d’un épiphénomène… Franprix n’a jamais voulu nous suivre. Super U a juste pris le lait, parce qu’ils estiment qu’ils font déjà de l’équitable sur les autres produits. C’est une fausse idée ! Quand on parle d’équité, c’est dingue de dire « j’ai déjà un produit équitable en rayon »

L’équité s’additionne. Il n’y a pas de concurrence dans l’équitable. Quand le commerce équitable est une valeur forte d’une enseigne, c’est important de mettre un maximum de produits équitables en rayon, notamment ceux qui viennent leaders de leur marché…

Comment expliquer qu’une marque comme C’est qui le patron, dont l’ambition est de soutenir les petits producteurs en fixant des prix justes, ait noué un partenariat avec Leclerc, symbole de la course aux prix bas, contre qui le ministère de l’Économie a demandé en juillet dernier une amende record (117,3 M€) en raison de « pratiques abusives » vis-à-vis de ses fournisseurs ?

Ça marque un tournant. Vis-à-vis des producteurs, on ne peut pas refuser la main tendue du numéro un. Une marque comme Leclerc qui s’engage avec nous, ce sont des milliers de familles soutenues. Nous n’oublions pas Carrefour qui était à l’origine de l’initiative.

La politique du prix le plus bas possible est antinomique à votre démarche…

Le prix bas a tout structuré depuis des années. Mais quand vous avez des signaux comme la progression du bio — alors que les produits bio sont loin d’être les moins chers —, ou celle des produits locaux, de qualité, qui ont du sens, ou encore qu’un lait plus cher se vend mieux vous prenez conscience que les lignes bougent. Idem pour les oeufs ou le beurre, vous comprenez qu’il n’y a pas que le prix le plus bas qui fait venir les gens dans les supermarchés.

C’est le pouvoir du consommateur ?

Oui, quand une marque créée par des consommateurs renverse le paradigme et inspire une loi (la loi Alimentation interdit aux hypermarchés et aux supermarchés de vendre les produits en dessous du prix d’achat — ndlr), en tant que distributeur, vous finissez par faire une place à cette initiative.

Comment trouvez-vous le point d’équilibre entre rémunération du producteur et rentabilité du modèle de C’est qui le patron ?

On a cherché à savoir combien il manquait dans le prix d’un litre de lait pour que le producteur puisse vivre de son métier. Réponse : 8 centimes d’euros ! On boit 50 litres par an, cela représente donc 4 euros par an. Nous, consommateurs, en rajoutant seulement 4 euros par an, on peut redonner le sourire aux producteurs. Sur le jus de pomme, c’est 3,60 euros par an. Pour l’huile de colza, c’est 1,20 euros. Avec une pièce d’un euro par mois, vous sauvez des milliers de familles.

Avez-vous une idée de l’impact de C’est qui le patron sur les consommateurs ?

Selon une étude Nielsen, la marque C’est qui le patron est présente dans 17% des foyers français et a touché 11 millions d’acheteurs. En deux ans et demi, une marque qui vend 130 millions de produits, devient la première référence du rayon lait derrière le premier prix et le premier beurre bio, c’est du jamais vu. Nous avons des taux de ré-achat au-dessus de 50%, des taux de recrutement sur le lait à 50% contre 5% sur les produits habituels. Selon la même étude, parmi les nouvelles marques, nous sommes la plus vendue de l’histoire de l’agroalimentaire ! Jamais aucune marque n’est allée aussi vite.

En 2018, notre lait se vendait déjà presque autant que les produits de marques comme Durex ou Cif que tout le monde connaît. Il faut mettre ces résultats en face des deux aspects principaux de notre stratégie : pas de pub à la télé et pas de commerciaux dans les magasins. Normalement, sans campagne de pub massive et sans commerciaux, la concurrence place ses pions et vous disparaissez. Mais ça n’a pas été le cas.

Quels sont les prochaines échéances pour la marque ?

Nous avons lancé « La chaîne des consos et des citoyens » et une application destinée aux consommateurs. Cette appli, lancée sur une idée de Laurent Pasquier, co-initiateur de C’est qui le patron et fondateur mesgouts.fr — qui a notamment inspiré Yuka —, va peut-être tout changer.. Cette appli est une idée de génie. Yuka est une idée intéressante, mais la question est de savoir : rouge pour qui ? vert pour qui ?

En quoi cette appli va-t-elle « renverser le système » ?

Via les 180000 votes enregistrés sur C’est qui le patron depuis 2 ans, on connaît les attentes des consommateurs en matière d’impact environnemental, d’équité, de bien-être animal, de nutrition, d’origine des produits… L’appli va prendre en compte ces attentes en les classant par niveau d’attente (entre 0 et 100). Ce profil lié à vos critères de consommateur va éclairer les rayons et vous soumettre des choix de produits qui correspondent à vos attentes.

On va ainsi arrêter le marketing au doigt mouillé qui essaie d’imaginer ce que pourrait être un produit qui se vendrait. Cette appli ne va pas s’arrêter au fait de donner un pourcentage. On va investir les milliers d’heures bénévoles de « La chaîne des conso et des citoyens » pour aller vérifier directement chez les fabricants.

C’est qui le patron va-t-il changer de visage ?

Disons que c’est l’acte 2. C’est le moment où C’est qui le patron, qui est devenue une marque très sollicitée par les fabricants et qui a créé une première famille de produits, va essayer d’avoir un impact plus large allant au-delà de sa simple gamme de produits. Avec cinquante produits, vous ne changez pas encore le monde agricole et les problèmes environnementaux.

Propos recueillis par Thibaut Veysset

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