« Changer de regard sur l’échec, c’est voir l’échec comme une expérience plus que comme une humiliation. » Rencontre passionnante avec le philosophe et écrivain Charles Pépin à l’occasion de la sortie de son dernier essai, « Les vertus de l’échec ».
Pourquoi faut-il changer de regard sur l’échec ?
Charles Pépin :
Parce que nous en avons, en France, une vision culpabilisante qui nous nuit, entrave notre audace et notre capacité à rebondir. En France, avoir raté, c’est être un raté : nous avons cette fâcheuse tendance à « essentialiser » nos échecs, à nous identifier à eux.
Nous confondons alors l’échec de notre projet et celui de notre personne. Changer de regard sur l’échec, c’est voir l’échec comme une expérience plus que comme une humiliation, comme la possibilité d’une bifurcation existentielle ou d’un gain en compétence, comme une chance, aussi, de s’arrêter dans nos vies trop hâtives et de s’interroger sur son désir. Le succès a parfois un coût : il arrive même qu’il nous enferme dans une voie qui ne nous correspond pas.
Plus radicalement, il faut changer de regard sur l’échec car l’idée que nous nous en faisons en France nous fait du mal. Quand je vois tous ces jeunes élèves blessés par leurs mauvaises notes, et que je lis chez Gaston Bachelard que la vérité n’est jamais qu’une « erreur rectifiée », je me dis qu’il y a un problème dans notre pays…
Que nous apprend la philosophie sur l’échec ?
Pour l’essentiel, porter un regard philosophique sur l’échec conduit à douter de la définition même de l’échec. Bien souvent, l’échec comporte une part de réussite. Lorsque la chanteuse Barbara échoue, des années durant, lors de ses prestations scéniques, elle se rapproche en même temps de son désir, développe une forme de résistance et d’humanité qui feront les succès de ses plus beaux titres : s’agit-il alors vraiment d’échecs ?
Lorsque Michel Tournier échoue à répétition à l’agrégation de philosophie, il rend possible une carrière de romancier populaire qu’il n’aurait jamais envisagée s’il était devenu le spécialiste universitaire qu’il aspirait à être. La philosophie que je propose est nourrie de psychanalyse : certains échecs ne sont-ils pas des actes manqués ?
« Bien souvent, l’échec comporte une part de réussite. »
Autrement dit, des réussites de l’inconscient ? Porter un regard philosophique sur l’échec, c’est déplacer le point de vue et se demander ce qu’est une vie accomplie : nos échecs n’y participent-ils pas finalement plus que nos succès ? Ne nous font-ils pas gagner en profondeur, en complexité, en humilité ?
Ne rendent-ils pas les plaisirs simples de l’existence plus appréciables ? Ne nous aident-ils pas à briser une carapace identitaire trop réductrice ? Et finalement, qu’est-ce qui nous nourrit le plus, nous conduit le plus vers notre singularité : est-ce d’échouer d’une manière qui nous ressemble ou de réussir comme tout le monde ? Au fond, j’oppose à l’ivresse du succès, bien agréable évidemment, la sagesse de l’échec.
Quels philosophes anciens nous ont le plus apporté leur contribution sur ce sujet, sachant qu’il ne semble exister aucun livre important sur l’échec dans la philosophie occidentale ?
Le silence des grands philosophes occidentaux au sujet de l’échec est en effet troublant. Ils l’évoquent bien sûr, mais aucun traité majeur sur la question n’a été écrit. C’est probablement que, dans cette tradition-là, l’existence intéresse moins les penseurs que la théorie pure. Notre tradition est trop rationaliste et pas assez empiriste.
Toutefois, les penseurs stoïciens me semblent faire exception à cette règle. On peut ainsi proposer une lecture stoïcienne, inspirée des écrits de Marc-Aurèle par exemple, des vertus de l’échec. L’échec, en tant qu’expérience du réel, nous aide alors à guérir du fantasme infantile de toute puissance.
Il nous montre que le réel n’est pas une pâte que nous pourrions modeler à loisir, mais un ensemble de forces avec lesquelles nous allons devoir composer, jouer, en sortant d’une logique de pur rapport de force.
« J’oppose à l’ivresse du succès, la sagesse de l’échec. »
La sagesse stoïcienne commence avec la distinction de « ce qui dépend de nous » et de « ce qui ne dépend pas de nous ». Elle nous invite à ne pas nous épuiser à essayer de changer ce qui ne dépend pas de nous, pour être plus efficace dans l’action sur ce qui dépend de nous. Lorsque nous enchaînons les succès, nous sommes tentés de présupposer que tout dépend de nous. L’échec nous montre que tout de ne dépend pas de nous. C’est le début de la sagesse. L’accepter peut même nous conduire au bonheur.
La philosophie orientale est-elle plus orientée sur cette question ? Et si oui, pourquoi ?
Oui, il y a assurément une sagesse de l’échec plus développée en Orient, même s’il faudrait distinguer des Orients…« L’échec est au fondement de la réussite », aurait dit par exemple Lao Tseu. Reste à savoir si par réussite il entend cette réussite personnelle qui serait le fruit des apprentissages tirés des ratages passés.
Une telle lecture est peut-être justement trop occidentale… La « réussite » évoquée par Lao Tseu pourrait désigner plutôt la conscience du caractère superficiel de la distinction sociale entre échec et succès, voire la capacité à être davantage relié à l’essentiel, délivré, grâce à l’échec, de la passion pour ce qui est vain et de la prison de l’ego…
Pourquoi notre regard sur l’échec en France est-il différent de celui des pays anglo-saxons et notamment les Etats-Unis ?
Nous sommes très loin de l’esprit pionnier des Américains… L’Amérique a été découverte grâce à une erreur de Christophe Colomb : les bases étaient bien posées pour une évaluation positive de la vertu de l’erreur ! Nous sommes un petit pays avec une très longue Histoire : nous avons été habitués à parler au monde, à lui proposer une norme universelle.
Le résultat en est une évaluation négative de l’erreur comme écart par rapport à la norme, et une école qui s’est voulu davantage une école de l’égalité que de la singularité. Or, c’est en cherchant ce qu’il y a de singulier et de prometteur dans un échec que l’on peut commencer à le valoriser.
Notre vision culpabilisante de l’échec est-elle le résultat d’une forme de morale judéo-chrétienne ?
Non, je ne crois pas. On peut même faire une lecture chrétienne de la vertu de l’échec. Plus Jésus tombe, plus il s’élève. L’échec comme expérience d’une humilité salutaire est une idée très chrétienne. Mais elle est, il est vrai, contrebalancée par un « essentialisme » chrétien.
Or, dès lors que nous pensons que nous avons une « essence », nous risquons de trouver que c’est notre essence toute entière qui est atteinte lorsque nous ratons quelque chose. L’influence chrétienne est donc mélangée, ambivalente. Le rôle de notre école – une école de la norme valorisant surtout les « bons élèves » – me semble plus décisif dans cette vision culpabilisante de l’échec.
Vous écrivez que c’est le « sentiment d’échec » qui est intéressant. Expliquez-nous.
En effet, si le sentiment d’échec peut être parfois trop douloureux, il doit être accueilli dans la mesure où il nous indique aussi ce qui est important pour nous. Si je vis excessivement mal un échec qui n’est objectivement pas énorme, c’est qu’il met en jeu quelque chose d’essentiel pour moi. M’arrêter pour interroger cet essentiel peut être une des conditions de ma réussite existentielle.
Si nos échecs nous aident à aller de l’avant, peut-on considérer qu’il y a une « résilience de l’échec » ?
Oui, mais attention aux mots. La résilience désigne à l’origine la capacité d’un métal à retrouver sa forme d’origine après un choc. Si la référence à une ressource cachée me semble intéressante, la métaphore mécanique me paraît plus limitée. Je lui préfère une métaphore chimique, ou même alchimique. Il s’agit de transformer son échec en occasion de progresser, de le métamorphoser en chance, de le « travailler » pour en faire quelque chose.
Quelles sont les conditions à remplir pour qu’un échec devienne vertueux ?
Tout d’abord éviter le déni. Pour qu’il y ait vertu de l’échec, il faut qu’il y ait échec. Ensuite, éviter l’identification à son échec, ce qui n’empêche pas d’en assumer la responsabilité. C’est bien « mon » échec, mais ce n’est pas celui de mon « moi ». Puis, prendre le temps d’écouter ce que l’échec a à nous dire. Il peut nous souffler de persévérer dans la même voie ou, au contraire, de bifurquer, de changer de voie, « d’aller voir ailleurs ».
Enfin, bénéficier du regard bienveillant des autres. Le jeune enfant échoue en moyenne deux mille fois avant de réussir à marcher, et il ne le prend pas mal. C’est parce que le regard des adultes sur ses premiers échecs est bienveillant. Nous devrions réussir à conserver cette bienveillance à l’âge adulte. C’est probablement la condition la plus problématique, surtout dans un pays comme le nôtre où nous n’avons pas assez la culture de l’erreur…
Est-ce qu’il faut d’après vous avoir forcément connu l’échec pour réussir ?
Non. Il est possible de se renouveler dans le succès, en se remettant en question après chaque succès comme si c’était un échec. C’est ce qu’a fait par exemple David Bowie. Comme s’il avait fait preuve, jusqu’au cœur du succès, d’une « sagesse de l’échec ».
Par ailleurs, si « réussir » sa vie veut dire « devenir celui que l’on est » au sens nietzschéen, assumer sa singularité malgré le poids des normes et des conformismes, alors je pense que les échecs sont plus utiles que les succès. En eux, l’expérience du réel est plus forte et plus marquante.
« Echouer de mieux en mieux, c’est déjà réussir. »
Le système « noté »propre à l’école française ne contribue-t-il pas à une mauvaise interprétation de l’échec ?
Si, mais le problème est moins dans les notes elles-mêmes que dans l’utilisation qui en est faite. On pourrait par exemple, grâce aux notes, valoriser les ratages intéressants (originaux, audacieux…) plus que les ratages par paresse ou conformisme. On pourrait mettre plusieurs notes sur une même copie : une pour évaluer le respect des consignes, une autre pour l’originalité du propos…
Et il faudrait bien sûr rappeler que ce n’est pas l’élève qui est noté, mais son devoir… Ce n’est pas la personne qui « vaut » 9/20, mais juste une de ses productions.
En tant que parents, quel message faut-il faire passer à nos enfants en cas d’échec pour les aider à se construire et à avoir une meilleure confiance en eux ?
Tout d’abord les inviter à mesurer la différence entre les échecs rencontrés en ayant tenté quelque chose et les autres. Lesquels sont les plus douloureux ? Ceux que nous rencontrons sans avoir rien tenté. Car alors nous avons aussi échoué à oser. Ensuite, leur dire qu’il est normal d’avoir peur de rater. Le but n’est pas de se débarrasser de cette peur, mais de faire avec. Le courage n’est pas l’absence de peur, c’est d’y aller malgré la peur.
Enfin les guider vers une question : qu’est-ce que cet échec t’a appris ? Leur proposer d’être attentif à leurs échecs, surtout lorsqu’ils semblent se répéter et sont donc à ce titre plus douloureux. Lorsqu’on y regarde de près, on s’aperçoit souvent qu’ils ne se répètent pas à l’identique. On peut rater de mieux en mieux, comme l’écrit Beckett dans Cap au pire : « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaye encore. Echoue encore. Echoue mieux ». Echouer de mieux en mieux, c’est déjà réussir.
Vous donnez dans votre livre des exemples de personnalités célèbres qui ont connu l’échec et qui ont rebondi. Est-ce par la force de l’exemple que l’on peut plus facilement faire passer des messages, notamment à nos enfants ?
Oui, je crois en la vertu de l’exemplarité au moins autant qu’en celle de l’échec ! Savoir combien Gainsbourg, Barbara, de Gaulle, Edison ou Michael Jordan ont échoué peut être réconfortant. L’admiration que nous avons pour ces grandes figures, dont les biographies sont présentées en France comme des successions de succès et aux Etats-Unis comme des séries d’échecs, peut déclencher en nous un désir de singularité, d’audace et de prise de risque. Nous n’admirons plus assez…
En même temps, ces références peuvent aussi être écrasantes. C’est pourquoi il faut insister sur les différentes étapes d’un parcours, sur la manière dont ces hommes et ces femmes sont devenus ce qu’ils sont. La réussite n’est jamais simplement un enchaînement de succès, elle est toujours une succession d’échecs et de succès.
En plaçant les échecs et les succès sur une frise chronologique, on s’aperçoit souvent que chaque succès est en fait, d’une manière ou d’une autre, l’enfant d’un échec qui l’a précédé. Soit parce que cet échec a été une source d’apprentissage, soit parce qu’il a été l’occasion d’une bifurcation, qu’il a rendu le sujet disponible pour une autre aventure…
Vous dites que celui ou celle qui n’a jamais connu le sentiment d’échec a raté sa vie. Quelle est d’après-vous la meilleure méthode d’introspection pour apprendre de ses échecs ? La philosophie, la psychanalyse, la méditation…?
La psychanalyse. Sur le divan plus qu’ailleurs, on peut cesser de se mentir et réussir à entendre ce que la répétition de l’échec vient nous indiquer. Sur le divan plus qu’ailleurs, on peut être capable de comprendre que l’effort de notre volonté se fait parfois
contre notre désir profond. Bien souvent, l’échec a pour fonction de nous montrer que nous voulons mal, dans l’infidélité à notre désir profond.
« Les vertus de l’échec » de Charles Pépin, Allary Editions, 256 p., 18,90€.