Et si la mer était l’atout numéro un de la France pour gagner en compétitivité ? Et si nous utilisions enfin les potentialités insoupçonnées de nos côtes et de notre surface maritime qui font de notre pays le 2e domaine maritime du monde ? Réponses avec l’expert français de la mer, Christian Buchet, auteur du livre-évènement Osons la mer (ed. Le Cherche Midi).
Qu’est-ce qui vous a conduit à devenir l’un des plus grands experts français des questions maritimes ?
Christian Buchet : J’ai une double formation d’économiste et d’historien. Ce qui est très intéressant par l’histoire, c’est de placer l’économie ou la réflexion économique et géopolitique dans la longue durée. Cette forme d’analyse m’a toujours fasciné. J’ai par ailleurs toujours été passionné par la mer, même si je n’ai pas de marins dans ma famille et ne suis pas Breton. J’ai eu plusieurs grandes aventures dans ma vie. J’ai d’abord publié des ouvrages sur la mer qui ont fait de moi l’interlocuteur des médias sur les sujets maritimes. De fil en aiguille, on m’a confié une chronique éditoriale sur le développement durable sur Europe 1, qui a ensuite donné l’idée à Jean-Louis Borloo de me confier le secrétariat général du Grenelle de la Mer. Puis, j’ai eu la chance de conduire le programme Océanides, doté de fonds conséquents, devenu le premier programme inter- national de sciences humaines, rassemblant 264 chercheurs (30 % de Français) et publié en 4 volumes sur 3 800 pages.
Vous dîtes qu’avec ce programme, vous êtes arrivés avec les chercheurs à une triple conclusion. Expliquez-nous.
C.B. : Premièrement, la mer, c’est ce qui fait la différence dans l’histoire des peuples. Quand l’Inde par exemple a décidé de se tourner vers la mer, c’est à ce moment-là qu’elle a commencé à émerger. Nous avons pu prouver que, de tout temps, le fait de se tourner vers la mer créait les conditions du succès. Deuxièmement, ça a fondé les bases de toute la géopolitique internationale. On a compris que c’était celui qui tenait la maîtrise des flux dans l’Océan indien qui tenait le monde. Et troisièmement, on a démontré que la mer était la clé de l’histoire, parce qu’elle faisait les mouvements de balancier de l’histoire. On en a conclu qu’il y avait deux temps derrière nous : « le temps des Méditerranées » qui couvre la période antique et médiévale et « le temps de l’Atlantique » qui change absolument tout et qui a perduré jusqu’à aujourd’hui.
Nous entrons dorénavant dans un troisième temps de l’histoire qui est « le temps de l’Océan mondial », un temps riche d’opportunités. Rendez-vous compte, en 2025, c’est-à-dire demain matin, 75 % de la population mondiale va se trouver sur une bande littorale mondiale de 75 kms de large. Et en 2050, ce seront 80 % de la population mondiale qui se retrouvera concentrés sur cette même bande.
Vous parlez d’une mer qui doit être vue désormais sous ses quatre dimensions. C’est-à-dire ?
C.B. : Oui, elle doit être vue en quatre dimensions. Première dimension, celle que tout le monde connaît à travers son histoire, celle d’une surface plane, celle du commerce et des combats maritimes. Mais c’est oublier que la mer a trois autres dimensions. Deuxième dimension, c’est la tranche d’eau, l’épaisseur de l’eau qui descend à plus de 11 kms. Troisième dimension, ce sont les terres immergées. 72 % des terres de la planète sont des terres immergées qu’on ne connaît au maximum qu’à 20 %, et dont on ne connaît pas plus de 3 % de la microbiologie marine.
On voit donc maintenant que la mer a une quatrième dimension, puisque la biodiversité du sous-sol marin est différente de celle du sous-sol terrestre. La mer, c’est vraiment l’avenir, notre assurance-vie qui nous donne toutes les clés du futur et nous permet d’entrevoir un avenir désirable et durable, parce qu’on peut encore parfaitement concilier développement économique et développement durable. La mer nous ouvre de formidables perspectives, car elle pourra en partie compenser les ressources qui vont fatalement s’épuiser sur terre.
Vous venez de publier « Osons la mer ». Dans quel objectif ? Nous faire prendre conscience du potentiel maritime insuffisamment exploité, y compris en France ?
C.B. : La mer, c’est la grande chance de la France ! Et j’ai voulu démontrer avec ce livre qu’en tout temps et en tout lieu, le fait de se tourner vers la mer créait les conditions du succès. Jamais de toute son Histoire, la France n’a été aussi grande qu’elle ne l’est depuis… 1994, date de l’application des accords de Montego Bay qui conférent à notre pays le deuxième domaine maritime du monde, tout juste derrière les Etats-Unis (le troisième, c’est l’Australie). La France est magnifiquement dotée, avec ses 20 000 km de côtes et ses 11 millions de km2 de surface maritime, elle possède, grâce à l’outre-mer, le deuxième domaine maritime du monde (à 96 % grâce à l’outre-mer), mais le 1er par sa qualité et sa diversité, car c’est le mieux ventilé sur l’ensemble de la planète.
Tous les grands pays ont une stratégie maritime. Pas nous. Alors que la mer est cette « Nouvelle Frontière » dont la France a besoin pour gagner en mobilité et en compétitivité. Recouvrant près de 72 % de notre planète, la mer forme un univers à plusieurs dimensions qui recèle une biodiversité et des quantités de potentialités insoupçonnées. Comme en témoignent les leçons de l’histoire maritime mondiale, la mer est bien l’atout gagnant de la France et la grande chance de l’Europe : «Qui tient la mer, tient la terre ».
Comment expliquer que nos gouvernants n’aient pas encore pris conscience de ces opportunités et n’aient pas une grande stratégie maritime pour notre pays ?
C.B. : Pour répondre à cette question, il me faudrait des heures. Une phrase d’Eric Tabarly m’a beaucoup marqué quand j’étais ado et a peut-être été à l’origine de ma vocation : «La mer pour les Français c’est ce qu’ils ont dans le dos quand ils regardent la plage ». Comment se fait-il que notre pays ne soit pas tourné vers la mer ? Sûrement, parce que la mer n’est pas perçue comme telle en France. On n’est pas un pays maritime, alors que le commerce maritime c’est 92 % en volume du commerce mondial ! On ne l’enseigne pas, ni dans les écoles de commerce (sauf une), ni à l’ENA. Résultat, nos gouvernants depuis des années ne mesurent pas le potentiel extraordinaire de notre domaine maritime.
Pourquoi dîtes-vous qu’il faut changer de paradigme ?
C.B. : J’affirme qu’il est grand temps de changer de paradigme et de « faire entrer la mer à l’intérieur des terres », et qu’elle devienne enfin le moteur de notre économie. Tant que les villes de l’intérieur ne seront pas mieux reliées à leurs ports régionaux, ceux-ci n’auront pas au plan international le rang qui leur revient, donc ça ne fonctionnera pas ! Avant tout, contrairement à ce que l’on pourrait penser, une politique maritime, ce n’est pas une politique de la pêche, ça doit être une politique d’aménagement du territoire. Qu’est-ce qui permet à la fois de redonner de la compétitivité à nos entreprises, de lutter contre les émissions de CO2, de lutter contre la désertification, voire même de lutter contre l’accidentologie routière ?
Et bien, c’est une politique maritime. Il faut aujourd’hui désenclaver l’intérieur des terres par plus de voies routière, ferroviaires, fluviales pour les relier à nos ports régionaux. Et quand ça sera fait, nos deux grands ports du Havre et de Marseille marcheront. Il y a urgence ! Si dans les dix ans, on ne désenclave pas Marseille, ce sera tout le quart sud- est de la France qui sera plombé au profit de l’Italie. Il y a un enjeu très conséquent, c’est pour cela que je tire un signal d’alarme. En mettant tout notre savoir-faire scientifique et technologique au service de notre domaine maritime qui est exceptionnel, la France pourrait se hisser au rang de première puissance économique mondiale et conférer à l’Union européenne un rayonnement nouveau.
Vous affirmez que l’Europe démocratique sera maritime ou ne le sera pas. Pourquoi ?
C.B. : Force est de constater et c’est terrible, que seuls les états autoritaires où l’on est président à vie ou presque, ont une stratégie de moyen terme. Les démocraties restent quant à elles enlisées dans le court terme. Car faire ces grands travaux, engager cette politique d’aménagement du territoire, ce sont des sous qu’on ne mettra pas dans des revendications de satisfactions immédiates des Français. Mais quand on rentre dans un nouveau temps de l’histoire, comme je vous l’ai expliqué, c’est le moment de faire son jeu. Notre Europe démocratique sera maritime ou ne sera pas. Et c’est bien là une question de volonté politique, il faut que le président de la République s’empare de ce sujet après les élections d’avril et qu’il en fasse sa priorité et une grande cause nationale.
Il ne faut pas laisser aux États autoritaires le monopole des visions de long terme. Et puis, il faut en être convaincu, la mer, c’est aussi une question d’éducation, dès l’école. Il faut « maritimiser » les esprits. C’est pour cela qu’il faut oser la mer et amorcer une vraie révolution dans notre archipel français !
La solution ne devrait-elle pas venir de nos entreprises, voire des crétaeurs d’entreprises qui peuvent trouver avec la mer de formidables opportunités d’innovation ?
C.B. : Vous avez entièrement rai- son. C’est ce vers quoi il faut aller. Et je ne cesse de dire aux entrepreneurs lorsque je les rencontre que leur métier a du sens. Ce sont eux qui font la France d’aujourd’hui et de demain, ce sont eux qui iront là où les gouvernants n’iront pas, ou alors là ou l’État ira quand les entrepreneurs seront suffisamment nombreux à s’être lancés. J’invite toutes les entreprises, toutes les startups, à se lancer sur une véritable économie de la mer. Je le répète, la mer, c’est la grande chance de la France, c’est notre atout gagnant !
Propos recueillis par Valérie Loctin