Dans un monde où l’économie s’est petit à petit dématérialisée, comment éduquer les prochaines générations aux concepts, abstraits à bien des égards, « d’argent » ou de « consommation » ? Si la problématique suscite de la méfiance tant sur la question de l’argent que sur celle de l’éducation, elle n’en reste pas moins cruciale pour l’avenir. Nous en discutons avec Raphaël Leprette, dirigeant de Money Walkie, qui a développé un porte-monnaie sans contact à destination des enfants dès l’âge de 6 ans.
Pouvez-vous vous présenter et présenter Money Walkie ?
Je suis le CEO de Money Walkie, j’ai 44 ans et j’ai commencé ma carrière dans l’univers bancaire où j’ai travaillé à la Société Générale puis chez HSBC. J’ai fait ensuite 13 ans de conseil dans l’accompagnement des directions financières de grands groupes français, puis de start-ups avant de me lancer il y a deux ans dans l’aventure entrepreneuriale.
J’ai lancé cette aventure tout d’abord pour des raisons personnelles : j’ai la chance d’avoir quatre filles à la maison. Nous nous sommes posé la question, quand notre aînée a eu 10 ans, de lui donner un peu d’argent, et de manière sécurisée : qu’elle ne perdrait pas ou qu’elle ne se ferait pas voler. De plus, comme beaucoup de personnes, nous n’avions jamais d’argent liquide sur nous, et nous ne voulions pas toujours courir au distributeur, fractionner les billets pour faire de la monnaie, etc… Elle était évidemment trop jeune pour avoir une carte bancaire : il fallait donc un objet plus spécifique.
A ce constat pratique, s’est ajouté celui d’une prise de conscience de certains manquements dans l’éducation de nos enfants concernant les thématiques d’éducation financière ; la valeur des choses, l’économie digitale, le fonctionne de l’épargne, pourquoi donner sont autant de sujets que nous trouvions peu adressés par le système éducatif et pourtant essentiel pour faire de nos enfants de jeunes adultes avertis.
C’est à ce moment que nous nous sommes dit : créons un moyen de paiement nouveau lié aux enfants, et embarquons toute une dimension pédagogique et éducative pour profiter de cet usage pour transmettre des valeurs et développer les bons réflexes en matière de gestion budgétaire.
Pouvez-vous nous présenter un peu plus votre produit ?
C’est un petit objet avec une look unique – nous avons quatre animaux dont le panda, une glace et une fusée aujourd’hui – et qui est pensé pour tenir dans la main d’un enfant. Il permet de payer dans n’importe quel endroit équipé d’un terminal de paiement sans contact. L’objet répond aux mêmes exigences que la carte bancaire : vous pouvez payer jusqu’à 50 euros et vous pouvez l’utiliser partout dans le monde. Le tout est connecté à une application installée sur le téléphone des parents, qui leur permet de recharger ce porte-monnaie à distance et en temps réel.
Ensuite, dès que l’enfant va faire un achat, les parents reçoivent une notification sur leur téléphone. Depuis l’application, les parents peuvent mettre en place différentes règles de gestion, en fonction de l’âge et la maturité de l’enfant, avec un plafond qui peut être quotidien ou mensuel par exemple. Ils pourront également bloquer et débloquer le porte-monnaie instantanément, si l’objet est égaré ou volé.
Nous avons également mis en place une fonctionnalité autour du don : l’enfant peut faire des dons, de l’ordre de 1,2, 3 euros à des associations triées sur le volet. Le but étant d’expliquer aux enfants que l’argent n’est pas que consommation et peut servir à aider les autres.
C’est un don au moment de l’achat, en proportion de la somme finale ?
Pour le moment c’est un don direct, mais nous travaillons à implémenter cela. On s’est associé à 3 causes importantes : la Fondation des Hôpitaux qui organise l’Opération Pièces Jaunes, le WWF pour la protection de la nature et Tara Ocean qui s’occupe de sensibiliser à la préservation de l’Océan.
Si je reviens à l’application, elle est très simple d’usage et délivre du contenu pédagogique : par exemple, expliquer que la place de cinéma qu’un enfant achète vaut une certaine somme en décomposant le prix, et que telle partie va au propriétaire de la salle, telle autre au distributeur, et ainsi de suite.
Le but est de donner des clés de lecture et de rendre nos enfants plus alertes. On veut ainsi les faire réfléchir à la consommation, dans un contexte où l’économie est de plus en plus digitale et où l’écologie et une consommation responsable sont des priorités.
Quel est l’état de cette éducation financière des enfants en France ?
En 2016 notamment, est parue une étude concernant les adultes, montrant que des notions financières peu complexes comme le taux d’intérêt ou le mécanisme à mettre en place pour faire un emprunt par exemple n’étaient pas forcément clairs chez certains de nos concitoyens. Le fait que ces notions ne soient pas toutes intégrées par les parents induit forcément que la transmission n’est pas évidente pour leurs enfants. Ce biais créée par ailleurs une inégalité car les notions financières sont souvent davantage intégrées dans les populations les plus riches et ont donc pour effet de reproduire cette différence.
Récemment, beaucoup d’études se sont emparées du sujet, aux Etats-Unis et ailleurs, expliquant que plus tôt on acquiert les bons codes et les réflexes de gestion, plus on va pouvoir en faire des acquis utiles tout au long de sa vie. En fait, dès l’âge de 6/7 ans, les enfants possèdent la capacité cérébrale d’appréhender des concepts aussi abstraits que la démonétisation et l’absence d’argent liquide.
Je vais vous donner un exemple concret : ma fille de 7 ans utilise Money Walkie mais n’a pas de téléphone, elle a donc appris à calculer uniquement mentalement que si elle dépense 2 euros sur les 10, il lui en reste 8. En gros, elle développe ses réflexes de calcul mental sans référence physique aux pièces ou aux billets pour compter. C’est important puisque je crois pouvoir dire que jamais ma fille ne recevra plus tard sa paie avec une brouette de billets à la fin du mois !
Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un encouragement, mais du constat que l’argent physique disparaît progressivement : le taux d’équipement de paiement sans contact a explosé chez les commerçants, et le COVID est également passé par là avec des chaines de magasin où l’on ne pouvait plus payer en cash pendant un temps. Les chiffres de l’Observatoire des cartes bancaires font état de près de 80% des transactions qui seraient désormais dématérialisées.
Vous avez connu une forte croissance ces derniers mois, vous mettez ça sur le compte de cette explosion du sans contact ?
J’y vois en effet une corrélation directe. Après avoir expliqué aux français pendant 18 mois que l’argent liquide était potentiellement dangereux, porteur de virus, il me semble difficile de faire marche arrière aujourd’hui. Je pense que la forte accélération qui a été la nôtre est forcément encouragée par ses éléments contextuels forts. Mis à part quelques types de cartes bancaires plutôt adaptées à partir de 15/16 ans, les parents se retrouvent désemparés et sans outils pour leurs jeunes. Nous savons aujourd’hui que le critère n°1 des parents qui prennent notre solution, c’est la sécurité.
Mais notre produit fonctionne bien également car l’objet est ludique et crée l’inattendu : quand les enfants vont payer pour la première fois avec leur panda dans une boulangerie, ils laissent un souvenir impérissable ! Les commerçants sont dubitatifs jusqu’au moment où ils lisent que le paiement a été accepté sur leur TPE. L’objet crée du liant : les clients dans la queue en discutent et en rigolent, puis demandent des informations.
Etes-vous les seuls sur ce créneau en France ? Avez-vous des concurrents ?
Nous sommes les seuls dans le monde ! Pour prendre un terme à la mode, nous sommes un peu en train de disrupter la carte de paiement. Car, en réalité, si les cartes ont la forme connue de tous de petits rectangles en plastique, c’est uniquement pour deux raisons : il a fallu uniformiser leurs formes pour qu’elles rentrent dans tous les terminaux de paiements et dans les distributeurs. Or, à partir du moment où nous n’utilisons plus d’argent liquide et où nous payons sans contact, on peut oublier ces obligations de forme et inventer des objets plus gracieux et conceptuels.
De plus nous avons la chance d’avoir trouvé de nombreux distributeurs. Nous avons lancé un partenariat avec Hachette et une centaine de points de vente en France (concept stores et librairies). Nous sommes également présents au Bon Marché, ce qui n’est pas négligeable. En termes de distribution, nous réunissons donc le meilleur des deux mondes : on trouve nos produits à la fois dans le retail et dans les librairies.
Pour les commerçants, l’intérêt de commercialiser notre produit est double : les enfants font souvent leur premier achat dans le magasin où leurs parents leur ont acheté Money Walkie. Les libraires d’un autre côté, c’est une occasion inespérée pour nous, car ce sont souvent des gens qui ont un capital confiance et sympathie très important pour les Français. J’ajoute qu’ils étaient devenus des commerces essentiels et ne fermaient plus au gré des évolutions de la pandémie. De plus, ils prennent généralement le temps d’expliquer le produit et le projet éducatif ce qui est essentiel.
Vous avez récemment lancé une étude avec Opinion Way auprès des parents sur l’éducation qu’ils donnent à leurs enfants en matière d’argent, quelles en sont les conclusions ?
Nous avons regardé les usages : comment l’argent s’intègre à la vie par la pratique. L’argent est un sujet compliqué dans la société française. Et le sujet des enfants et de l’argent est encore plus compliqué. Nous savons maintenant que près de la moitié des enfants touchent de l’argent de poche, défini ici comme de l’argent donné de façon régulière. Cela ne veut pas dire que les 50% restant ne touchent jamais d’argent : eux vont en recevoir de manière ad hoc, quand ils en ont besoin.
C’est le genre d’éclairage que nous apporte l’étude. Nous avons également pu constater des inégalités ou distorsions. Par exemple, on ne donne pas la même somme aux petits garçons et aux petites filles, ce qui est assez surprenant : on a un écart de presque 10% selon les populations, toujours en défaveur des filles. En revanche, les petites filles touchent souvent en moyenne de l’argent un petit peu plus tôt, peut-être par ce qu’elles sont matures plus rapidement.
En tout cas, il y a une grande part de la population qui se sert de l’argent de poche comme un moyen éducatif, dès l’âge de 6 ans (58% des sondés).
Cela étant, ce n’est pas parce que des enfants reçoivent de l’argent à 6/7 ans qu’ils vont nécessairement être autonomes dans les achats. Jusqu’à 10 ans environ, les parents vont souvent accompagner les enfants dans leurs achats, par exemple à la boulangerie du coin. On bascule ensuite à l’âge du premier achat seul : ils vont devenir plus responsables, rendre des services parfois rémunérés à la famille, etc…
Tout cela va donc assez vite : autour de 6/7 ans, on apprend les premiers éléments et vers 9/10 ans on fait ses premiers achats seuls. Sachant que vers 10 ans, c’est également l’âge moyen du premier téléphone portable en France. C’est donc important de les former, de les accompagner.
Comment vous définiriez-vous votre aventure entrepreneuriale ? Comment est-ce que vous voyez votre entreprise dans 3 ou 5 ans ?
Je trouve cela passionnant, déjà car le sous-jacent est sympathique ce qui rend le travail quotidien très agréable. La clientèle est formidable. On espère devenir l’acteur de référence sur l’éducation financière pour les enfants, être incontournable sur ces questions. Avant d’être un moyen de paiement, on est là pour faire réfléchir. On veut grandir avec nos clients : j’espère que dans 5 ans, les gens nous reconnaitront pour la mission que nous mettons en œuvre.
On essaie d’être exemplaires aussi sur la manière dont est fait le produit : nous travaillons avec des industriels pour assembler l’objet en France, on essaie de penser les choses comme le 21ème siècle doit penser un produit. Le but est de construire ensemble une génération d’enfants vivant dans leurs siècles, en faisant un objet pensé pour le futur et leur donner les clés de l’environnement dans lequel ils vont grandir.