Par Gérard Teulière, universitaire, ancien diplomate culturel
Alors dit Pantagruel : « Si les signes vous fâchent,
ô combien vous fâcheront les choses signifiées ! »
(Rabelais, Le Tiers-Livre)
Comme au temps où le général de Gaulle évoquait la « chientlit », il a suffi que soit un jour fait un mention, au sommet de l’Etat, d’un « processus de décivilisation » qui menacerait la société française pour que nombre de commentateurs ouvrent leur dictionnaire et revisitent la sociologie.
Il a également fallu moins d’un jour pour que des réflexes conditionnés se mettent en branle et que d’aucuns y lisent une référence au livre éponyme de Renaud Camus, penseur classé à l’extrême-droite. Pourtant, les cris d’orfraie ne sont pas parvenus à dissimuler que le terme en question est attesté dans l’ethnologie et la sociologie[1] bien avant que l’obscur Renaud Camus ne s’en empare, Loïc Wacquant (disciple de Pierre Bourdieu) l’ayant par exemple utilisé pour étudier les phénomènes de ghettoïsation dans les banlieues américaines[2].
On voit ainsi combien le mot civilisation, son antonyme,constitue un marqueur de positionnement sur l’échiquier politique et un révélateur de la confusion qui entoure cette notion. En se focalisant sur une acception identitaire, une partie du landerneau politique a feint de ne pas remarquer que l’expression en cause est une transposition terme à terme de Norbert Elias, dont la somme érudite Sur le processus de civilisation (1939) a été traduite en français sous les titres de La Civilisation des moeurs et La Dynamique de l’Occident.
La civilisation y apparaît effectivement comme « un processus, ou du moins son aboutissement, et se rapporte à quelque chose de fluctuant, en progression constante »[3]. Quoique Norbert Elias reconnaisse que le concept puisse être accaparé d’un point de vue nationaliste, il n’est rien de commun dans sa vision, qui observe la lente construction d’un adoucissement des moeurs, avec l’acception identitaire qu’en donnent certains penseurs d’extrême-droite, voire historico-géographique de Samuel Huntington dans sa théorie du choc des civilisations, le passage du défini à l’indéfini et du singulier au pluriel changeant ici complètement la sémantique du terme.
Outre le fait que chaque civilisation comporte ses zones marginales d’anomie et ses sous-sols de violence, comme le fait remarquer Egdar Morin[4], il n’est pas interdit — contrairement à ceux qui, de manière pavlovienne, ont aperçu dans décivilisation un ostracisme entre les cultures — de s’interroger sur la dégradation de la relation à l’autre qui caractérise la civilisation, à laquelle, à tort ou à raison[5], nous semblons assister :
« « Décivilisation » désigne donc (…) le reflux des comportements civilisés, le relâchement du contrôle des pulsions, le retour de la violence notamment (…). « Décivilisation » réfère donc aux incivilités, à l’accroissement de la délinquance, aux nouvelles formes de violences particulièrement barbares, aux multiples formes d’agressivité tournée contre soi telle que la toxicomanie, etc. » [6]
Un autre écrivain allemand, Thomas Mann, analysant en 1914 la différence entre culture et civilisation, avait déjà remarqué que cette dernière — à l’inverse de la culture, qui peut être brutale — est raison (Vernunft), Lumières (Aufklärung), douceur (Sänftigung), esprit (Geist)[7], et que l’esprit lui-même est « bourgeois » (bürgerlich) dans le sens originel de bourg où il s’éloigne de la barbarie naturelle pour se « civiliser » ou se « policer » (civitas, polis, urbs), l’urbanité désignant précisément la douceur des moeurs dont il est question. L’esprit de la civilisation, ajoute Mann, est antihéroïque, antigénial et antidémoniaque :ce qui nous laisse entendre qu’il est étranger autant aux destins individuels (comme celui qu’exalte la Symphonie Héroïque) qu’aux sources potentielles de nationalisme (le « génie » herdérien des peuples) et qu’il se départit du tropisme déconstructif qu’exprime le démon de Faust, cet « esprit qui toujours nie », lorsqu’il affirme que tout ce qui s’élève est voué à être mis à bas [8].
Quoique Norbert Elias, à l’inverse de Thomas Mann, ne considère pas le processus civilisationnel comme une marque obligatoire de la raison[9], le fait que les deux penseurs aient cherché à définir la civilisation dans les moments même où elle sombrait (1914 et 1939) n’est évidemment pas anodin. Paul Valéry unissait d’ailleurs en 1919 le pluriel et le singulier de ce mot en rappelant le torpillage du navire civil Lusitania par les Allemands, constatant ainsi que les civilisations sont mortelles quand elles renoncent à la civilisation[10].
Mais, puisque Norbert Elias use volontiers, dans sa psychogenèse de la civilisation, de catégories empruntées à la psychanalyse (Moi, Ça, Surmoi, pulsions…)[11], demandons-nous sans malice si l’irritation que produit sur certains esprits le terme de décivilisation ne participe pas chez eux d’un retour du refoulé en établissant une symétrie implicite avec la déconstruction qu’ils appellent de leurs vœux… Pour se convaincre qu’il ne s’agit pas que d’un isomorphisme lexical, il n’est que de reprendre les analyses lumineuses du regretté Jean-François Mattéi, qui associait l’édification de la civilisation à une architectonique lentement construite et déplorait
« … la stratégie d’évitement de la déconstruction qui n’avance une proposition que pour l’annuler sans proposer de justification » [12].
Une fois de plus, on constate que la politique du soupçon se situe à l’opposé du doute cartésien ou de l’esprit critique des Lumières[13] et qu’il faut se méfier de grilles de lecture promptes à ethniciser systématiquement les problèmes de la société française. ●
Gérard Teulière
Codex Manesse, Heibelberg, 1305 : l’épée se soumet à l’amour courtois.
[1] A. Aramini et F. Gulli « Du concept de décivilisation » in : Philosophique (Univ. Franche-Comté), n° 19, 2016.
[2] L. Wacquant, « Dé-civilisation et diabolisation : la mutation du ghetto noir américain », in C. Fauré et T. Bishop, L’Amérique des Français, Bourin, 1993, p. 103 sq.
[3] N. Elias, La Civilisation des moeurs (Über den Prozess der Zivilisation I,), Calmann Lévy, 1973, pp 12 et 72.
[4] E. Morin et S. Naïr, Une Politique de civilisation, Arlea, 1997, p.123.
[5] Si la violence a globalement régressé au fil de siècles (cf. S. Pinker, La Part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin, Les Arènes, 2017), elle semble adopter de nouvelles formes (cf. M. Bergé, Sur la violence gratuite en France, L’Artilleur, 2019).
[6] Aramini et Gulli, ibid.
[7] Th. Mann, « Gedanken im Kriege », Revue Neue Runsdchau, XXV-II, nov. 1914.
[8] Goethe, Faust I, Insel Taschenbuch, Francfort, 1974, p. 64.
[9] N. Elias, La Dynanique de l’Occident) [1939] ; 1969, Calmann-Lévy, Pocket, 2022, p. 184.
[10] P. Valéry, Variété 1, Gallimard, 1967 (1924), pp. 11 sq.
[11] N. Elias, Ibid, p. 235 sq ; 256 sq.
[12] J.-F. Mattéi. L’Homme dévasté, Grasset, 2015, p. 92.
[13] Lire à ce sujet J.-P. Chevèvement, Un défi de civilisation, Fayard, 2016, p. 437.