Diplômé de Polytechnique et des Ponts et Chaussées, Thomas Mulliez a succédé à Thierry Villotte à la tête du groupe Degrenne (1100 personnes, 85 M€ de CA en 2016), implanté à vire dans le Calvados. Ce Nordiste, parent éloigné de la célèbre famille Mulliez (Auchan), a rejoint la célèbre enseigne des arts de la table armé d’une solide expérience (5 ans chez L’Oréal, 8 ans dans un fonds d’investissement et 2 ans chez Linvosges). Ce jeune quadra tient un discours franc et direct sur les circonstances de son arrivée à la tête de l’industriel normand et témoigne d’une volonté indéfectible à redresser le groupe.
Quel fut votre premier constat lors de votre arrivée ?
J’ai constaté que la société bénéficiait d’une notoriété exceptionnelle et d’un capital affectif très important auprès des consommateurs. J’ai beaucoup capitalisé sur cet actif précieux, ainsi que sur l’attachement et le dévouement des salariés. Leur motivation indéfectible était frappante dans la mesure où nous sommes dans le contexte d’une société qui rencontre des difficultés. Degrenne perd de l’argent depuis de nombreuses années.
Quelle était votre priorité ?
L’urgence était de redevenir rentable pour assurer la pérennité de l’entreprise. Nous devions évoluer dans de nombreux secteurs et conduire de multiples chantiers.
Lesquels ?
Le premier, le plus important à mon sens, consistait à redonner du statut à la marque en repartant par les fondations. Nous avions une marque avec un nom connu et une forte notoriété mais la marque s’était figée au fil du temps : nous devions la dépoussiérer. Dès mars 2017, j’ai donc recruté une directrice de la marque qui a repris en charge toutes les activités marketing (marketing produit, marketing opérationnel, communication, stratégie digitale). Ensemble, nous avons redéfini nos valeurs et repensé l’identité visuelle de Degrenne. Début septembre, nous avons présenté un nouveau logo, un nouveau site web et une nouvelle identité visuelle.
Ensuite, nous devions clarifier nos univers et accélérer le développement produit. Evoluant dans un marché difficile et concurrentiel, il est important de proposer davantage de nouveautés. Le second chantier fut donc de repenser l’offre. La gamme était beaucoup trop complexe et peu lisible : nous avions trop de produits.
Avoir trop de produits à gérer complique les choses sur le plan industriel et logistique, et affecte la rentabilité. Nous avons donc rationalisé la gamme en supprimant un tiers des références et retravaillé le catalogue en le classifiant en trois univers répondant à des tendances de marché distinctes. Un premier univers, plutôt accessible, intitulé « Quotidien Design » correspond aux produits du quotidien avec un peu de design. Le second « Artisanal Nature » est positionné sur les produits tendance avec des matières différentes, comme le grès (matériau céramique minéral, Ndlr).
Nommé « Tradition Gourmet », le troisième univers est plus traditionnel et historique. Il est composé de produits plus haut de gamme, comme la porcelaine de Limoges, les couverts manche orfèvre, etc.
Quel est le sens de cette refonte de l’offre produit ?
Cela permet d’avoir une offre plus parlante vis-à-vis de nos clients et d’étirer chacune de nos catégories vers des univers connexes. Le « Quotidien Design » peut être étendu à la table de salon et donc aux catégories de la petite décoration ; l’univers « Artisanal Nature » concerne également la cuisine et la terrasse avec des ustensiles de cuisine, des récipients et des gammes outdoor. L’univers « Tradition gourmet » est celui de la table à la fête avec une extension aux produits de décoration de la table.
Comment avez-vous réorganisé votre réseau de distribution ?
Nous devions le rationaliser car il constituait une source de pertes très conséquente pour le groupe. J’ai jugé opportun d’arrêter la distribution en grande surface. Ce business historique qui représentait plus d’un million d’euros pour le groupe avait chuté à mesure du temps pour ne représenter que 4 millions du chiffre d’affaires.
Par ailleurs, cet axe n’était plus en cohérence avec la nouvelle image de la marque. Bien que les produits n’étaient pas directement commercialisés sous la marque Degrenne, l’appartenance au groupe était tout de même mentionnée. Les enseignes de la grande distribution mettant largement en avant notre groupe et notre griffe, la situation était devenue un peu délicate pour l’image de la marque.
A quoi attribuez-vous ces pertes dans la grande distribution ?
Ce n’était pas rentable car nous étions trop petits par rapport à notre environnement et à nos concurrents qui avaient fait de la grande distribution leur axe de développement prioritaire. Cela représentait donc beaucoup d’ennuis pour des chiffres et des résultats médiocres. Il était préférable de concentrer toutes les énergies sur les produits Degrenne plutôt que de se disperser.
Quelles sont les autres évolutions notables du réseau retail ?
Après une période de léthargie, faire vivre le « parc » était devenu essentiel. Pour retrouver de la rentabilité, nous avons fermé des boutiques en propre mais aussi des magasins d’usine. Certains points de vente n’avaient pas évolué depuis de nombreuses années alors que le retail et les habitudes de consommation ont profondément changé. Des lieux qui étaient encore commerçants il y a 15 ans ne le sont plus nécessairement aujourd’hui.
A moyen terme, quelle est la priorité du groupe ?
Le dernier chantier en cours est celui de la réindustrialisation de nos usines et de l’investissement dans l’outil de production. Nos efforts se sont surtout portés sur le site de Vire (Normandie) qui souffrait d’un manque d’investissement depuis plusieurs années. Il est indispensable de réinvestir pour lui redonner de la compétitivité et assurer sa pérennité.
Epaulé par le nouveau directeur des opérations qui m’a rejoint au début de l’été, nous travaillons à la construction du plan « Vire 2020 » dont l’objectif est de réinvestir et de rapatrier progressivement les productions en France. Nous avons fermé notre usine de couverts en Thaïlande et rapatrié certaines gammes en France. Si certaines demeurent encore en Asie chez des sous-traitants, je souhaite que l’on relocalise l’essentiel de notre production de couverts en France à l’horizon de 3 à 5 ans.
Comment avez-vous relancé la marque L’Econome et noué ce partenariat stratégique avec le designer Philippe Starck ?
En 2015, Degrenne a racheté l’entreprise familiale Therias et L’Econome, une petite société de coutellerie fabriquant des laguioles, des couteaux de Thiers et possédant L’Économe (l’entreprise a été créée en 1923, Ndlr). Ce beau produit iconique et intemporel méritait qu’on lui offre une seconde vie.
Nous avons sollicité Philippe Starck pour poursuivre cette aventure et redessiner toute une gamme d’accessoires de cuisine de la marque, notamment le célèbre économe éplucheur. Il travaille actuellement sur une nouvelle gamme de produits (assiettes, verres).
Utiliser la marque L’Econome en s’appuyant sur Philippe Starck nous offre la perspective de recruter une clientèle plus jeune et plus connectée. Nous restons sur des prix accessibles correspondant au niveau de prix entrée de gamme chez Degrenne.
L’export représente 25 % du chiffre d’affaires du groupe. Est-ce suffisant ?
Non, c’est insuffisant ! Cela fait 10 ans que l’on déclare que Degrenne sera sauvé en allant à l’export… Il y a beaucoup à faire mais il faut également changer la méthode. Je suis convaincu qu’une marque est forte à l’étranger si elle est déjà forte sur son territoire, d’où l’importance de redéfinir notre image en France et lui redonner un certain statut.
Jusqu’alors, la politique du groupe à l’international était assez opportuniste, il s’agissait de coups ponctuels. A l’exception du marché américain où nous sommes présents depuis de nombreuses années à travers une filiale, le développement à l’export n’avait pas été abordé de manière pérenne et profonde.
Alors que notre présence est assez disparate d’un pays à un autre, j’ai souhaité mettre le curseur sur l’Europe et les Etats-Unis en accordant la priorité au marché BtoB et au retail. L’objectif est de développer ces marchés en profondeur sur des business pérennes.
Paradoxalement, nous équipons un hôtel au Chili pour 100 000 euros mais nous ne faisons pas de business en Allemagne… Nous devons définir nos marchés prioritaires en amont et les travailler en profondeur plutôt que de vouloir aller au bout du monde en butinant.
Quelles sont les ambitions du groupe à court terme ?
Avec toutes les actions entreprises, nous devons pouvoir retrouver de la rentabilité mais il nous faut également retrouver de la croissance. Elle viendra vraisemblablement de l’étranger car le marché français des arts de la table est assez compliqué. En France, nous pouvons regagner des parts de marché sur le retail où nous en avons beaucoup perdu suite à un laisser-aller et à l’émergence d’acteurs concurrents.
Nous devons reconquérir des parts de marché en France et chercher de la croissance à l’export en jouant sur l’art de vivre à la française qui reste un marché porteur. L’enjeu de notre nouvelle accroche, qui nous positionne sur l’art du moment, est de démontrer que nous sommes capables d’accompagner chaque instant de la journée de nos clients, du petit-déjeuner avec la théière Salam au dernier verre du soir avec nos verres à Whisky et nos carafes.
Nous devons rayonner sur ce créneau de l’art de vivre avec des produits différenciants. Je souhaite redonner l’importance qui s’impose au produit, à l’innovation et au développement. C’est pourquoi j’ai nommé un directeur de la R&D et mis en place un comité innovation.
A quel niveau se situera le chiffre d’affaires 2018 ?
Nous avons fini l’exercice précédant avec un CA de 85 millions d’euros. Fin mars 2018 (clôture de l’exercice 2017), il sera en baisse mais ce ralentissement est assumé car nous avons coupé certaines activités, cessé la distribution en GMS (grande distribution, Ndlr) et fermé certains points de vente. Nous devons repartir dans une dynamique de croissance pour viser un CA de 120 millions d’euros à l’horizon 3 à 5 ans.