Par Marc Touati*
Il s’agit certainement de l’événement économique majeur des prochains mois et des prochaines années, celui qui va dicter l’évolution de l’économie mondiale, des marchés financiers, mais aussi de notre épargne et de notre quotidien. En l’occurrence, la fin potentielle de l’hégémonie du dollar sur la scène internationale. Cette révolution marquerait le début d’une crise sans précédent, lourde de conséquences pour les entreprises et les ménages à travers le monde et bien entendu en France.
Certes, depuis les années 1970, la fin du « roi dollar » est régulièrement annoncée. A chaque fois, c’est la même rengaine : plombés par des déficits abyssaux, affaiblis par les crises économiques successives, les Etats-Unis n’ont plus le choix et vont devoir abandonner le dollar étalon. Pourtant, à chaque fois, tel le Phénix, le billet vert renaît de ses cendres et ne laisse aucune chance à ses soi-disant concurrents potentiels.
Cette chronique d’une mort annoncée qui n’a finalement pas lieu commence avec la guerre du Vietnam. A l’époque, le dollar constitue « l’étalon-or » du Système Monétaire International (SMI) dans la mesure où il est complètement convertible en or. Seulement voilà, la « planche à billets » a été utilisée à plein si bien que la quantité de dollars en circulation à travers le monde dépasse largement la valeur du stock d’or de la Réserve fédérale américaine.
La rumeur enfle : le dollar va tomber de son piédestal en faveur d’un SMI basé sur l’or et/ou sur les droits de tirages spéciaux du FMI. Coupant l’herbe sous le pied à toutes ces spéculations, l’Oncle Sam va alors se lancer dans un coup de poker calculé, en annonçant la fin de la complète convertibilité du dollar en or.
En pleine guerre froide et étant toujours étroitement liés à la puissance économique, politique et militaire des Etats-Unis, l’Europe et le Japon sont contraints d’accepter. Ce qui permettra au secrétaire d’Etat au Trésor américain de l’époque, John Connelly, de lancer sa fameuse sentence : « le dollar c’est notre monnaie et votre problème ».
Une quinzaine d’années plus tard, bis repetita. Entre-temps, deux chocs pétroliers, une phase de stagflation et l’aggravation des déficits américains ont fait naître les mêmes craintes : les jours de l’étalon dollar sont comptés. Et ce d’autant qu’à la différence de 1971, il existe désormais un concurrent sérieux aux Etats-Unis et au dollar, à savoir le Japon et le yen. Rien ne semble alors pouvoir arrêter la domination galopante des Japonais, si bien que ces derniers, sûrs d’eux et certains que leur pays sera bientôt la première puissance économique mondiale, n’hésitent pas à apprécier fortement leur devise.
Ils commettent ici une erreur fondamentale qui les plongera dans une crise de déflation qui durera 25 ans. A l’inverse, modernisés par l’ère Reagan, les Etats-Unis connaîtront une phase historiquement longue de croissance soutenue à partir de la fin 1991 et renforceront l’hégémonie du dollar.
Seule ombre au tableau, dans le ciel azur du billet vert : la création de l’euro en 1999. Certains, votre serviteur y compris, se mettent alors à rêver : et si la monnaie unique européenne était enfin la devise capable de concurrencer le dollar ? Avec un niveau de 1,18 dollar pour un euro à sa naissance, tous les espoirs sont permis. Les Américains en sont également conscients et se lancent dans un mouvement massif d’appréciation du billet vert, qui portera ce dernier autour des 0,83 pour un euro et des 135 yens pour un dollar de la fin 2000 au début 2003.
La place du dollar dans les transactions mondiales et dans les réserves de changes internationales s’en trouve confortée, permettant aux Etats-Unis de reprendre leur « benign neglect » (douce négligence) en matière de change dès 2003-2004, c’est-à-dire de laisser de nouveau filer le dollar de manière à consolider leur croissance.
Parallèlement, en dépit des rumeurs régulières d’une montée en puissance de l’euro dans les réserves de change et les transactions internationales, le dollar représente encore aujourd’hui 50 % de ces dernières, tandis que le commerce américain ne pèse que 11 % du total mondial. Autrement dit, près de 80 % des transactions en dollars ne sont pas américaines. Par ailleurs, entre 60 % et 65 % des réserves de change dans le monde sont en dollars (contre environ 20 % en euros).
Si la fin du « roi dollar » ressemble donc à « l’Arlésienne » depuis plus de cinquante ans, deux événements récents viennent cependant d’ouvrir une sérieuse brèche. D’une part, après la Russie, l’Inde et certains pays européens qui ont déjà facturé de nombreux produits en yuans, une première livraison de gaz naturel liquéfié (GNL) des Émirats Arabes Unis à la Chine a été libellée en yuan. Il s’agit d’un accord de livraison 65.000 tonnes de GNL entre la Chinese national oil company et Total Energies.
Il a été conclu sur la plateforme d’échange de gaz et de pétrole de Shanghai. D’autre part, l’Arabie Saoudite vient de se rapprocher de l’Organisation de Coopération de Shanghai, en devenant « partenaire de dialogue », ouvrant par là même la voie à des prochains paiements du pétrole saoudien en yuan. Et ce, dans un contexte d’affaiblissement des Etats-Unis et du monde occidental au sens large et alors que le poids des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dans le PIB mondial vient de dépasser celui du G7 (États-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, Canada, Italie). Cette nouvelle donne confirme l’intensification de la montée en puissance de la Chine tant d’un point de vue économique que commercial et financier.
De 1980 à 2022, selon les chiffres officiels du FMI, le PIB chinois réel (c’est-à-dire hors inflation) a d’ailleurs flambé de 3 749 %. A titre de comparaison, celui de l’Inde a progressé de 1 087 %, celui des Etats-Unis de 196 % et celui de la France de 103 %. Sur la même période, la part de la Chine dans le PIB mondial (en parités de pouvoir d’achat, c’est-à-dire en isolant les écarts de coût de la vie entre les différents pays de la planète) est passée de 2,3 % à quasiment 19 %, tandis que celles des Etats-Unis et de la Zone Euro sont tombées respectivement de 21,3 % à 15,5 % et de 22 % à 11,8 %.
En outre, en dépit de la pandémie de Covid 19, des blocages à répétition de sa population et de l’augmentation des coûts de transport, la Chine ne cesse de battre des records d’excédents commerciaux. En mars 2023, son excédent commercial sur douze mois a ainsi atteint un nouveau record historique de 931,3 milliards de dollars. Il faut donc l’avouer : le seul concurrent potentiel du billet vert s’appelle le yuan.
Néanmoins, les Chinois ne sont pas encore prêts, tant économiquement que financièrement. Ils n’y ont d’ailleurs pour le moment aucun intérêt, car un yuan trop cher pourrait casser leur croissance à l’instar du yen surévalué pour le Japon il y a vingt-cinq ans.
En outre, avec 3 184 milliards de dollars de réserves de changes et des bons du Trésor américains en quantité pléthorique, une trop forte baisse du dollar serait une catastrophe pour la valorisation des actifs chinois libellés en dollar. Autrement dit, en dépit d’une opposition de façade, les Américains et les Chinois feront tout pour que rien ne change. Du moins à court terme. Car, ne nous leurrons pas : la Chine veut s’imposer durablement comme la première puissance économique mondiale et elle est consciente que, pour y parvenir, elle devra aussi disposer de la devise internationale de référence.
Ainsi, à partir du moment où son système économique et social sera suffisamment puissant pour supporter une devise durablement forte, elle ouvrira ses marchés financiers, laissera le yuan s’apprécier massivement et pourra imposer aux pays producteurs de matières premières et à ses partenaires commerciaux de libeller leurs transactions commerciales en yuan.
Cette perspective n’aura certainement pas lieu avant une dizaine d’années. Néanmoins, si elle devient réalité, les Etats-Unis et le monde tomberont dans une phase de récession dramatique. En attendant, et au cas où l’histoire s’accélère encore, il sera toujours possible d’acheter un peu d’or pour se protéger contre cette nouvelle crise potentielle.
Marc Touati
*Marc Touati est économiste et Président du cabinet ACDEFI. Il est l’auteur de 8 best sellers économiques, dont « RESET II – Bienvenue dans le monde d’après », en tête des ventes des essais économiques sur Amazon depuis sa sortie le 1er septembre 2022. Dans cette tribune exclusive pour Géostratégie magazine, Marc Touati présente le yuan comme le seul successeur potentiel du « dollar-roi », et recommande, si la crise venait ici à s’accentuer, d’investir individuellement dans l’or.