Président du groupe Indépendance Royale, leader dans l’équipement du domicile des seniors, Dominique Boulbès est très impliqué dans la Silver économie. Auteur de plusieurs ouvrages sur le vieillissement, il vient de publier Le vieillissement et ses enjeux pour les nuls (Editions First), préfacé par Michèle Delaunay, ancien ministre des Personnes Agées et de l’Autonomie.
Il y explique les enjeux de la transition démographique qui s’opère au niveau mondial. Le vieillissement des populations est un mouvement de fond qui va changer les sociétés et les économies. Jusqu’ici étudié par les spécialistes, il suscite aujourd’hui une prise de conscience du public, accélérée notamment avec la crise sanitaire. Preuve en est cet ouvrage destiné à tous. Le point sur la question avec Dominique Boulbès.
L’explosion démographique initiée dans les années 50 va-t-elle connaître un terme ?
Absolument, tel est le schéma privilégié par les démographes. La raison tient en une formule : la transition démographique. Ce phénomène définit le passage d’un régime où la fécondité et la mortalité sont élevées et s’équilibrent approximativement (c’est ce qu’a connu l’humanité pendant des millénaires), à une situation où la natalité et la mortalité sont faibles et s’équilibrent également. Cette transformation, qui a commencé à toucher les pays européens il y a près de deux siècles, devient une réalité partout dans le monde.
Comment se déroule cette transition démographique ?
La première phase commence par une chute du taux de mortalité, conséquence des progrès en matière d’hygiène, d’alimentation, de médecine, tandis que le taux de fécondité se maintient sur le schéma antérieur de 6 à 7 enfants par femme. Dans une seconde phase, la mortalité, sous l’effet continu des progrès sanitaires, poursuit plus lentement sa diminution, pendant que la natalité diminue fortement pour atteindre une fécondité de 2 enfants par femme en fin de phase. Deux phénomènes expliquent cette chute brutale du taux de natalité : d’une part la baisse de la mortalité infantile a été intégrée dans les comportements sociaux, et d’autre part les mentalités évoluent, notamment la condition des femmes. Dans les pays développés, cette phase a été atteinte dans les années 1950.
Si les pays industrialisés ont mis du temps à accomplir leur transition démographique, les pays en développement ont par la suite mis à profit les progrès existants pour l’effectuer en seulement quelques décennies. Certains sont en revanche toujours en cours de transition : selon les scénarios de l’ONU, l’Afrique ne l’achèvera qu’entre 2060 et 2100.
On assiste donc à un vieillissement graduel de la population, favorisé de plus par un allongement de l’espérance de vie dû aux progrès de la médecine. Mais qu’en est-il des classes jeunes ?
C’est justement la surprise de ces dernières décennies : les pays développés sont entrés dans une post-transition démographique. Au lieu de se stabiliser, le taux de fécondité continue à baisser. Pourquoi ? Les facteurs s’avèrent nombreux : les anticipations pessimistes sur l’avenir, le confort matériel qui replie les individus sur eux-mêmes… La baisse des populations est spectaculaire. En 2050, l’Europe (Russie comprise) aura perdu 37 millions d’habitants, retrouvant sa population des années 70. Comme le Japon, avec une perte de 21 millions d’habitants. Quant à la Chine, elle comptera 180 millions d’habitants en moins en 2070 !
Dans le même temps, les plus de 60 ans, qui constituent actuellement 13 % de la population mondiale, devraient en représenter 21 % en 2050, soit un passage de 1 à 2 milliards. L’Europe connaîtra une augmentation de 57 millions de seniors de plus de 60 ans, mais une diminution de 94 millions des personnes au-dessous de 60 ans. Le grand remplacement qui va s’opérer, c’est celui des jeunes par les vieux !
Quelle est la situation de la France ?
La France a eu longtemps un faible niveau démographique par rapport à ses voisins européens. Elle a été le premier pays au monde à enclencher la transition démographique, vers la fin du 18e siècle. Ce fut notamment une conséquence de la Révolution Française qui, en accordant l’accès à la propriété aux paysans, a causé de leur part une réticence à faire plusieurs enfants pour ne pas démembrer les propriétés. Aussi le pays a dû engager des politiques familiales au 20e siècle afin d’encourager les naissances (notamment pour fournir des soldats).
Après la seconde guerre mondiale, le baby-boom a représenté une véritable rupture, et le phénomène s’est perpétué dans notre pays plus qu’ailleurs. Aussi la fécondité en France est la plus élevée de l’Union Européenne avec un taux de 1,87 par femme. Nous sommes ainsi le seul pays européen qui ne devrait pas voir sa population baisser d’ici 2070. Mais la seule tranche d’âge qui va s’accroître, c’est celle des plus de 60 ans. Le nombre de seniors de plus de 80 ans sera même multiplié par deux dans les 30 ans à venir !
Comment l’économie réagit-elle ?
Il est essentiel d’avoir une prise de conscience de ce phénomène irréversible, impactant nos sociétés actuelles, qui dépasse l’échelle d’une vie humaine et celle des mandats politiques. Au niveau économique, l’adaptation s’effectuera avec la Silver économie, l’économie du vieillissement. La filière a été créée en France en 2013. Le problème, c’est qu’elle ne se définit pas par l’offre mais par la demande (l’âge des clients).
La délimitation du périmètre des entreprises qui font partie de la Silver économie est par conséquent complexe…
Effectivement, mais trois cercles peuvent être distingués. Tout d’abord, le cercle de l’autonomie, c’est-à-dire le secteur du grand âge, de la perte d’autonomie. Maisons de retraite, résidences services, mais aussi start-up se positionnent sur ce marché. La gestion de l’incontinence, la téléassistance, le mobilier et les appareils pour réduire les troubles musculo-squelettiques et les chutes représentent des secteurs importants de la perte d’autonomie. Cependant, sur près de 18 millions de personnes âgées de plus de 60 ans, 2 millions seulement sont en perte d’autonomie, partiellement ou totalement.
Vient ensuite le cercle des spécialistes, qui conçoit et distribue une grande variété de produits et de services pour les seniors : presse senior, adaptation du logement (installation de monte-escaliers, remplacement de baignoires par des douches…), services à la personne (un secteur qui représente 1,5 millions de salariés !). Enfin il y a le cercle des convertis, soit des entreprises dont les produits ne sont pas à l’origine destinés aux seniors, mais dont une partie de la clientèle vieillit.
L’hôtellerie, les agences de voyages, l’automobile (56 ans d’âge moyen pour l’achat d’une voiture neuve), les réseaux bancaires, les cosmétiques (qui ont su depuis longtemps proposer des formules anti-âge)… Dans ce troisième cercle, nombre d’entreprises n’ont pas encore pris conscience – ou ne veulent pas prendre conscience – du phénomène. Mais certains groupes ont bien compris l’intérêt de se positionner dans la Silver économie. Le groupe La Poste a même créé un département spécialisé dans les services aux personnes âgées.
Cette diversité rend délicate l’évaluation du potentiel économique de la filière…
Assurément, les entreprises ont cependant besoin de savoir comment va évoluer le public de la Silver économie dans les 15 prochaines années. Or, si le marché des seniors s’agrandit sans cesse, il faut nuancer le propos selon les tranches d’âge. Pour les 15 années à venir, les 60-69 ans progresseront peu, alors que la génération du baby-boom va vieillir : les 70-74 ans et surtout les 75-79 ans connaîtront une progression spectaculaire. À partir de 2025, même constat pour les 80-84 ans. Quant aux plus de 85 ans, leur forte croissance ne débutera qu’en 2032.
Comment adapter le marketing à la clientèle des seniors ?
Ce n’est pas facile car les seniors ne forment pas une classe homogène : CSP, habitat, culture (urbaine, rurale, hippie, technologique…) diffèrent. Il ne faut pas considérer qu’une personne de 70 ans achète quelque chose parce qu’elle a 70 ans. En marketing, on considère que les habitudes de consommation se figent à une trentaine d’années. Cela veut dire que c’est la génération d’appartenance qui dicte les choix de consommateurs, et non pas l’âge.
Les seniors d’aujourd’hui ont dansé sur les Rolling Stones et pas sur Maurice Chevalier ! Même chose pour le style vestimentaire ou le goût pour l’innovation. La Silver économie, c’est s’adresser à un public qui a des besoins différents de ceux des jeunes, mais des goûts de consommation dépendant de sa génération d’appartenance.
En matière de domotique, le marché du smart home (l’habitat intelligent avec des objets connectés) connaît un essor et propose des solutions devenues abordables. L’automatisation du logement sécurise le quotidien et prévient les risques : ouverture automatique des volets, déverrouillage automatique de la porte d’entrée… Des capteurs peuvent être installés pour analyser le comportement d’une personne et constater une anomalie. Des alarmes (anti-intrusion, détection de fuites de gaz…) coupent automatiquement les circuits électriques ou activent des systèmes de ventilation.
La robotique et l’intelligence artificielle ont des débouchés étendus dans cette branche. Robots thérapeutiques en EHPAD, compagnons à la maison, robots ménagers, robots d’aide au déplacement (exosquelettes), robots de téléprésence… devraient faire partie de la vie quotidienne des seniors dans les prochaines années. Tout en laissant cependant une place à l’humain…
Certains seniors préfèrent cependant quitter leur domicile initial pour ne plus être seuls, ou parce que leur habitat est mal adapté. Parmi les modes d’hébergement, les résidences services seniors constituent une bonne réponse à leurs attentes, leur permettant de bénéficier de services, d’espaces communs, d’animations, tout en restant indépendants dans leur propre appartement. Elles présentent l’avantage d’être situées à proximité des commerces, des infrastructures de santé et des transports. C’est un moyen de se sentir en sécurité, d’avoir une vie sociale, de profiter de loisirs fréquents… sans pour cela intégrer une maison de retraite.
Une filière soutenue par l’Etat
Des politiques publiques sont mises en place, destinées aux personnes âgées, notamment pour répondre aux souhaits des Français de vieillir chez soi. Créée en 2013, la filière industrielle de la Silver économie est soutenue par le gouvernement français. En 2014, la Caisse des dépôts lançait un fonds de capital risque pour financer les entreprises investissant dans la Silver économie. Comme le souligne Bpifrance, « le contrat de filière a conduit à la création de clusters sur les territoires comme Silver Valley, l’ écosystème francilien de la Silver économie, qui fédère près de 300 entreprises de toutes tailles en Ile-de-France ». Bpifrance soutient en fonds propres des PME de la branche, a passé une convention avec Silver Valley pour aider à l’ accélération de l’ innovation, et apporte un soutien financier à l’organisation de campagnes à l’ export avec Business France.
La future Loi Grand âge et autonomie, qui a été à nouveau repoussée dans un contexte de crise sanitaire, prévoit notamment la création d’une 5e branche de la Sécurité sociale qui aurait pour mission de protéger les personnes âgées contre tous les risques à partir de leur retraite, dans une politique de soutien de leur autonomie. Une loi qui accélérera encore les développements de la filière.
Géraldine Guillot