Une nouvelle proposition de Directive européenne publiée le 26 octobre veut uniformiser l’assiette de l’impôt sur les sociétés en Europe. Il est vrai que l’impôt sur les bénéfices des sociétés est très variable au sein de l’Union européenne, de 10% en Bulgarie à 38% en France sur les grandes sociétés. Mais chaque pays a des règles d’assiette différentes : en matière de durée et d’assiette des amortissements, de prise en compte des intérêts financiers, de déduction des impôts eux-mêmes…
Les incitations fiscales sont légions partout. En France, les niches fiscales accordées aux entreprises représenteraient 80 Md€. En appliquant la méthode de calcul du taux effectif de deux chercheurs, Michael Devereux et Rachel Griffith aux pays membres de l’UE aujourd’hui, il en ressort un taux moyen effectif de 22,3 %, mais les taux varient considérablement d’un pays à l’autre, entre 9 % en Bulgarie et 39,4% % en France. Le taux moyen est beaucoup plus élevé dans la vieille Europe des 15, soit 26,3 %, que dans la nouvelle Europe des 12 derniers Etats, soit 17,4 %.
Pour faire une juste comparaison, il faut d’ailleurs aussi prendre en compte les autres impôts qui pèsent sur les entreprises. Selon le dernier classement « Paying Taxes 2016 », le taux d’imposition total moyen des entreprises « moyennes » pour l’année 2014 dans les 189 pays étudiés correspondait à 40,8% de leur profit net. La France se classe au 87ème rang avec un taux total d’imposition de 62,7%. Avant-dernière, devant l’Italie, au classement général des pays européens, elle se situe à la dernière place au titre des prélèvements assis sur les salaires, qui représentent 85% du taux d’imposition des entreprises.
L’unification européenne à marche forcée
La Commission Européenne considère que les différences significatives d’imposition des sociétés en Europe est une atteinte à une compétition équitable entre elles. Avec opiniâtreté, elle a engagé depuis quatre décennies un processus d’uniformisation fiscale de l’impôt sur les bénéfices des sociétés. Elle a proposé en 2011 d’harmoniser les bases de taux de l’IS dans son projet ACCIS,- pour « Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés ».
Ce projet de Directive, toujours en examen, prévoit que les sociétés aient la possibilité de ne remplir qu’une seule déclaration fiscale consolidée pour l’ensemble de leurs activités au sein de l’UE. Les résultats imposables consolidés du groupe seraient répartis entre chacun des établissements ou sociétés qui le constituent et entre les pays concernés en fonction d’une formule reposant sur trois facteurs affectés d’une même pondération : immobilisations, main-d’œuvre et chiffre d’affaires.
La base serait dite consolidée car elle inclurait tous les profits et pertes de l’entreprise concernée dans tous les États membres, chaque Etat membre restant libre de déterminer son taux d’imposition. Mais la règle qui prévaut au sein de l’Union est celle de l’unanimité pour toutes les décisions d’ordre fiscal de façon à ne pas attenter contre son gré à la souveraineté d’un Etat membre et ce projet s’est heurté aux oppositions, tour à tour, des Etats les plus attachés à leur souveraineté fiscale, la Suède, les Pays-Bas, l’Irlande et, avant le Brexit, le Royaume-Uni.
La Commission ne désarme pas
Chassée par la porte, la Commission revient par la fenêtre avec un nouveau projet sous la forme d’un processus en deux étapes. Elle a présenté le 25 octobre 2016 une Proposition de Directive du Conseil concernant une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés. Par rapport au projet de 2011, il s’agit, dans une première étape, d’unifier les bases d’imposition, mais pas encore de les « consolider ».
Concernant les bases d’imposition, le principal changement du nouveau projet par rapport au texte de 2011est que l’ACCIS, qui était optionnel pour tous, serait désormais obligatoire pour les groupes dont le chiffre d’affaires consolidé dépasse 750 millions d’euros. Pour ceux qui seraient assujettis, par obligation ou par option, à l’ACCIS, c’est un ensemble de nouvelles règles fiscales qui s’appliqueraient au niveau européen.
Dans ce cadre, la Commission se targue d’introduire des éléments favorables aux entreprises relatifs notamment à la possibilité de pratiquer (article 9) une super déduction fiscale de 50% des dépenses de recherche et d’innovation dans la limite de 20M€, et de 25% au-delà. Cette super déduction est bonifiée pour les PME. En outre, en son article 10, le texte prévoit la déduction d’un intérêt notionnel sur les fonds propres.
Mais en même temps diverse mesures limiteraient la déductibilité des charges. Il ne serait possible de porter en charges que 50% des frais de représentation (article 12. Le projet limite également (article 13) de manière drastique, à 30% de l’EBITDA, la déductibilité des « surcoûts d’emprunt » définis comme « le montant du dépassement des coûts d’emprunt déductibles supportés par un contribuable par rapport aux revenus d’intérêts imposables et autres revenus imposables que le contribuable perçoit et qui sont économiquement équivalents aux revenus d’intérêts ».
Dans le même temps, il exonère de cette limitation les « surcoûts d’emprunt » exposés pour financer des projets d’infrastructures publiques, manifestant là cet attachement délétère à l’idée que le public peut avoir tous les privilèges. Enfin, il institue un régime mère/fille d’exonération d’impôt pour les dividendes et les plus values sur participations, mais seulement en cas de détention d’une participation d’au moins 10% du capital de la filiale, contre 5% actuellement en France.
Par ailleurs le texte prévoit des règles nuisible à la flexibilité au sein des groupes : l’imposition des plus-values sur les éléments d’actif transférés au sein d’un même groupe (article 29) et plus encore le régime de compensation fiscale prévu pour les sociétés mères avec leurs établissements étrangers et filiales détenues à au moins 75% ne permettant d’imputer les pertes d’une société sur les résultats des autres que sous réserve de réintégration en cas de cession, transformation ou liquidation de l’établissement ou filiale ayant transféré ses pertes comme au cas ou celui-ci n’aurait pas réalisé des résultats au moins égaux au pertes imputées dans les cinq ans.
Des avantages apparents à valider
Certes, ce projet permettrait à terme aux entreprises travaillant dans plusieurs pays européens au travers de filiales ou établissements stables de ne plus avoir à jongler avec une mosaïque de régimes nationaux différents. Elles disposeraient d’un «guichet unique» auprès duquel elles déposeraient une seule et même déclaration d’impôt pour l’ensemble de leurs activités dans l’Union européenne et elles traiteraient avec un unique État membre plutôt qu’avec de multiples administrations fiscales.
Ultérieurement, la consolidation permettrait aux entreprises de compenser leurs pertes et bénéfices entre différents pays et leur éviterait d’être soumise à des règles complexes en matière de prix de transfert. Enfin, ce régime devrait avoir l’avantage de la stabilité car toute modification exigerait une unanimité des États membres.
La Commission estime que l’ACCIS pourrait susciter une hausse des investissements dans l’Union de près de 3,4 %, et faire gagner près de 1,2 % de croissance. Par ailleurs, une base consolidée pourrait faciliter la mise en concurrence des taux au sein de l’UE. En effet, l’harmonisation permettrait de faire des comparaisons transparentes et automatiques des taux pratiqués en Europe. La France, qui détient le record européen (cf. supra) serait peut-être ainsi incitée à revoir à la baisse ses taux d’impôt sur les bénéfices des sociétés.
L’uniformisation n’est-elle qu’un leurre ?
Et pourtant, ces arguments ne sont pas entièrement convaincants. La présentation du texte fait ressortir que la simplification du travail des entreprises peut être un leurre, voire un piège. Elle n’est sans doute qu’un prétexte pour mieux les surveiller et s’inscrit d’abord dans une politique globale d’optimisation des revenus fiscaux des Etats. Quant aux effets favorables pour les entreprises, ils ne sont pas avérés. Des chercheurs[1] ont calculé les conséquences d’une harmonisation des bases de taux d’IS des pays de l’UE et concluent que l’effet sur le PIB serait globalement négatif, d’environ -0,15 %, avec de forts écarts-types selon les pays :
Les effets estimés d’ACCIS sur le PIB des pays européens
Au fond, l’intérêt de la Commission pour ce projet réside peut-être essentiellement dans l’aveu qu’elle fait que le projet permettra d’élargir l’assiette de l’impôt et donc les recettes attendues des Etats. Selon son analyse, la mise en œuvre de l’ACCIS aboutirait à un élargissement de l’assiette d’environ 7,9 %.
Plus généralement, l’ACCIS est un moyen pour l’administration bruxelloise d’étendre son empire en acquérant de nouveaux territoires ou domaines de décision dans tout ce qui contribue à déterminer l’impôt. C’est ce qui ressort clairement du texte du préambule de la Directive de 2011 dans ses paragraphes 24 et 25. Des milliers de questions vont se poser pour la mise en œuvre d’un tel projet car les aspects fiscaux sont infinis.
Les institutions européennes devraient pour y faire face mettre en place une nouvelle administration génératrice à son tour de coûts. Il en serait de même des tribunaux qui dans chaque pays et au niveau européen auraient à créer des sections spécialisées pour traiter de cette nouvelle approche fiscale. Autant de charges qui viendraient grever indirectement, par l’impôt, les entreprises et autres contribuables européens et qui pourraient compenser les quelques avantages obtenus par certaine entreprises.
Concurrence versus harmonisation
Le débat est biaisé par la vision, erronée, que les autorités européennes ont de la concurrence. Et la Commission trompe son monde en parlant d’harmonisation. L’harmonie n’est pas l’uniformisation, mais l’accord des différences. Les institutions européennes ont raison de vouloir de l’harmonie entre les pays membres, mais elles ne l’obtiendront pas en gommant les différences.
A cet égard, la concurrence est par principe harmonieuse, du moins lorsqu’elle est respectueuse de certaines règles d’ordre déontologique. La concurrence suppose la diversité parce que, par elle-même, elle permet la distanciation de chacun par rapport aux autres, elle permet à chacun de suivre une voie autonome conduisant par nature à une expression distincte de chacun. Il serait d’ailleurs difficile d’avoir de la concurrence entre des robots identiques, entre des clones. L’harmonie pour sa part ne peut pas se trouver dans l’identité des conditions.
De la même manière que les fiscalités sont différentes, chaque pays a ses paysages et son climat, son histoire et sa culture, ses ressources naturelles et ses savoir-faire. Et ça n’est pas en gommant ces caractères que les pays peuvent développer leur économie, mais en valorisant leurs atouts. Pourquoi faudrait-il uniformiser les assiettes fiscales sans le faire aussi pour les conditions de travail et de rémunération, les sources d’approvisionnement et les tarifs des prestations nécessaires à l’industrie ? S’il fallait égaliser ainsi l’environnement juridique, administratif, fiscal et social, il faudrait aussi égaliser les plaines et les montagnes, les températures et les saisons, les fleuves et les mers…
[ALIRE]
La concurrence n’est pas un jeu entre des pions façonnés dans le même moule, mais une compétition dans laquelle chacun peut utiliser des armes différentes pour offrir des services et des produits diversifiés. La concurrence n’est pas statique, linéaire, atone ; elle est dynamique et créatrice. Elle ajoute plutôt qu’elle retranche. Bien sûr, il peut y avoir des perdants en même temps que des gagnants, mais elle n’est pas un jeu à somme nulle.
Elle est plutôt productrice de richesses par essais et erreurs pour sélectionner ce qui réussit. Elle n’est pas un gâteau à partager, mais plutôt le fruit du travail des pâtissiers qui peuvent faire grandir le gâteau sans cesse. Bien sûr, les conditions de la concurrence pure et parfaite ne sont jamais réunies. Mais c’est dans cette imperfection que la comparaison continue permet d’améliorer le système si les hommes y sont libres de choisir. C’était d’ailleurs bien l’objet du projet européen que de créer une vaste zone de liberté pour permettre que l’échange permanent et libre des hommes, des produits et des services contribue à l’enrichissement de tous, que chacun puisse voter avec ses pieds.
A quoi servirait d’avoir créé une Union européenne si c’est pour obliger tous ceux qui y vivent à être soumis aux mêmes contraintes, pour les enfermer tous dans le même conditionnement ? La concurrence fiscale et la liberté de chaque Etat de gérer ses règles d’imposition comme il l’entend, dans le cadre européen protègent le contribuable. Tout comme la concurrence entre entreprises protège les consommateurs.
La concurrence fiscale entre les Etats évite les ententes que ceux-ci ne manqueront pas de former sur le dos des contribuables. Pourquoi d’ailleurs, l’Union européenne voudrait imposer la concurrence aux entreprises pour le prix de leurs produits et s’exonérer de cette même concurrence pour leurs impôts, qui sont le prix payé par les contribuables aux Etats ?
Et contrairement à ce que craint la Commission européenne, la baisse des taux d’impôt sur les bénéfices des sociétés a plutôt contribué à augmenter le produit de l’impôt de ceux qui l’ont pratiquée. Elle n’a donc pas nui à leurs recettes fiscales et à la qualité de leurs services publics. La baisse d’impôt attire bien sur des entreprises extérieures, mais elle favorise surtout la création d’entreprises et l’investissement industriel et commercial au profit de toute l’économie.
Contrairement à ce que craignent les économistes pusillanimes, la concurrence ne crée pas une course vers le bas, a race to the bottom, mais plutôt une course vers le haut. A l’inverse, une uniformisation de l’impôt sur les sociétés en Europe pourrait conduire à une érosion des flux de capitaux en Europe et une baisse des recettes fiscales ainsi que l’évoque le chercheur Enrique Mendoza.
Conclusion
Les Européens ne veulent plus faire grandir le mammouth européen qui risque de devenir bientôt aussi impotent qu’un dinosaure. Mais l’Europe pourrait agir utilement en veillant à ce que l’impôt sur les bénéfices des sociétés soit le plus neutre possible, ce qui serait le cas si les taux d’impôt sur les sociétés des Etats membres n’étaient pas supérieurs, dans chaque pays, au taux de l’impôt sur les revenus.
L’idéal serait que l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés soient à un taux unique (‘flat tax’) et identique. A défaut et pour le moins, il conviendrait que le taux marginal supérieur de l’impôt progressif sur le revenu ne soit pas supérieur au taux de l’impôt sur les bénéfices des sociétés. C’est une règle simple que l’Europe pourrait instituer sans remettre en cause la liberté essentielle des Etats de fixer, dans le respect de ces conditions, les taux d’impôt de leur choix.
Par Jean-Philippe DELSOL, avocat fiscaliste, Président de l’IREF, Institut de recherches Economiques et Fiscales