Par Neila Choukri, Directrice des Opérations de Supermood
Alors que le gouvernement cherche un moyen de ralentir la progression du virus et de ses variants sur le territoire, tout en évitant le troisième reconfinement d’une France à bout de souffle, la fatigue mentale et morale des citoyens est mise à rude épreuve.
L’incertitude, combinée à une restriction des déplacements, à une distanciation sociale et physique pesante, ainsi qu’à un sentiment d’isolement prégnant, ont eu un effet conséquent sur la santé mentale. A ce sujet, le Ministre de la Santé, Olivier Véran, avait déclaré, en novembre dernier, vouloir éviter une « troisième vague qui serait celle de la santé mentale. »
Au niveau des entreprises, tous les niveaux hiérarchiques sont affectés, et des mesures sont déployées par le gouvernement, les organismes d’assurance mais également les ressources humaines pour aider les populations fragilisées à tenir le cap. L’une des préventions principales et indispensables de l’année 2021 sera sans équivoque celle de la santé mentale et des tentatives de suicide.
L’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), spécialisé dans la prévention des risques professionnels, explique que près d’1 décès sur 50 en France est un suicide. Ses experts estiment que « près de 70% des personnes qui se suicident souffraient d’une dépression (diagnostiquée ou non). La conduite suicidaire est un véritable processus pouvant comporter des recherches de solutions, puis des idées suicidaires qui, lorsqu’elles se figent, mènent à des scénarios suicidaires. »
Une étude publiée en novembre 2020 par l’Ifop pour l’Institut Jean Jaurès rapporte que « quand 20% de Français en 2020 affirment avoir déjà envisagé sérieusement de se suicider dans leur vie, trois catégories professionnelles ont des taux d’intention largement supérieurs : les dirigeants d’entreprises à 27%, les artisans-commerçants à 25% et les chômeurs à 27% ». A cette même période, le gouvernement a décidé de prolonger de six mois la cellule d’écoute et de soutien psychologique pour les chefs d’entreprise, mise en place en avril 2020.
Identifier les signes
La question du suicide est aussi personnelle qu’elle est sensible, et il n’existe pas de réponse sur mesure à ce mal insidieux et silencieux. Pourtant, lorsqu’un employé décide de mettre fin à ses jours, quelles que soient ses motivations, l’impact sur son entourage et ses collègues est traumatisant. Des cellules de suivi des risques psychologiques sont généralement mises en place pour éviter les effets d’imitation – des situations où le passage à l’acte d’un collaborateur pousse d’autres employés à en faire de même – mais également permettre aux équipes de pouvoir s’exprimer sur cet événement tragique. Or, les schémas traditionnels de gestion de ces situations ont été bouleversés par la pandémie, et comme dans de nombreux autres domaines, cela nécessite une nouvelle approche adaptée et de nouvelles manières d’identifier les signes.
Alors que la situation actuelle favorise l’isolement, le sentiment de détresse et la crainte du lendemain, les entreprises sont dispersées. Quelle que soit leur taille, leurs employés sont isolés. Les outils de communication en place, pour favoriser la collaboration quotidienne, peuvent également servir pour créer du lien, apporter du soutien ou simplement trouver une alternative à ce qu’était la pause-café avant la pandémie. Ces moments d’échanges informels peuvent aider à identifier des signes avant-coureurs de mal-être, et d’ouvrir une discussion pour aider le collaborateur à remonter. En complément de cela, et pour augmenter les chances d’identifier les potentiels signes de RPS (risques psychosociaux), la mise en place d’outils de feedback réguliers afin de permettre aux employés de s’exprimer en continu et leur apporter ainsi une écoute appropriée, que ce soit par le manager ou les fonctions RH – selon les problématiques exprimées. Ce n’est en effet en écoutant les employés en continu qu’il devient possible d’anticiper et prévenir le pire. Si les personnes en souffrance ne l’expriment pas nécessairement par l’isolement – le fait de repérer une population murée dans le silence via des moyens de communications moins intrusifs et directs permet de repérer un risque et d’agir au besoin.
Soutenir les dirigeants
Dans une entreprise, la norme veut que le dirigeant veille au bien-être de ses employés, mais en temps de pandémie, il est tout aussi crucial d’apporter un soutien au dirigeant lui-même souvent plus isolé et face à des contraintes économiques, juridiques et conjoncturelles dont l’impact peut avoir des conséquences dramatiques sur sa santé mentale, voire sur sa volonté de vivre. Pour preuve, les chiffres publiés par les différents organismes d’études et les suicides de chefs d’entreprise relatés dans les media, pour ne citer que quelques exemples.
La situation économique est le facteur numéro un de détresse de ces chefs d’entreprise dont une part importante – restaurateurs, commerçants, PME et TPE, indépendants – ne voient pas la situation s’améliorer et donc certains ont dû liquider leur activité. Pour soutenir ces entrepreneurs, l’association Apesa (Aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aiguë), rassemble des professionnels appelés des « sentinelles ». Ces dernières, au nombre de 2800, comptent 1235 psychologues répartis sur 77 juridictions à travers la France, aident les entrepreneurs à surmonter des situations difficiles, telles que la mauvaise santé financière de leur entreprise, et dont l’impact sur la santé psychologique peut être destructeur.
Un plan d’urgence de la santé mentale
La question à laquelle il est difficile de répondre de manière concrète est celle du moment auquel s’inquiéter, pour se dire que cela risque d’arriver. Le facteur de mesure de la détresse d’un individu est très variable selon les personnes, les situations et les milieux professionnels. Selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), le risque de tentative de suicide est multiplié par 30 en cas d’épisode dépressif. Partant de ce constat, un « plan d’urgence de la santé mentale » aurait peut-être du sens, il serait appliqué à l’ensemble des membres de l’entreprise et permettrait de suivre le moral de chacun, à intervalles réguliers, et de pouvoir identifier des signes de dépression pouvant conduire à des pensées suicidaires. Bien sûr si de telles initiatives permettent d’amorcer l’accompagnement, elles ne peuvent se faire que sur la base du volontariat de l’employé et par le suivi de professionnels agréés et de proches. Par exemple, compter parmi les employés d’entreprises des membres d’associations telles que l’Apesa – positionnés comme lanceurs d’alertes – pourrait contribuer à mieux identifier les cas et leur apporter le soutien nécessaire.
S’il arrive que le geste puisse être une contestation directe envers l’entreprise, ce qui engendre généralement une gestion de crise et d’image, les motivations sont généralement totalement décorrélées et la majorité du temps très personnelles ; toutefois, sans être la cause de tous les maux des employés, et en veillant à ne pas s’immiscer dans leur vie privée, l’organisation – au sein de laquelle l’employé passe la majorité de son temps – peut jouer un rôle parfois déterminant et apporter un soutien aux employés en détresse psychologique. Cela passe notamment par la mise à disposition d’outils et de professionnels en mesure d’accompagner les personnes dans le besoin.
La dépression a longtemps été mal perçue. Admettre que l’on va mal, revenait à un faire un aveu d’échec, d’inaptitude. On passait simplement ce mal sous silence. Or, ces dernières années de plus en plus de maux liés à la santé mentale – burn out, bore out, risques psycho-sociaux – ont été reconnus en tant que maladies professionnelles. Les langues se délient de plus en plus, et il est possible aujourd’hui de communiquer sa détresse, sans que cela ne stigmatise la personne qui en souffre. S’il reste du chemin à parcourir, les dix dernières années ont permis de progresser dans le changement des mentalités. L’impact actuel de la pandémie va indéniablement marquer un tournant dans la gestion de la santé mentale dans les sphères professionnelles et privées, et nous verrons de plus en plus de cellules de dialogues et d’initiatives développées, dans les mois à venir pour lutter contre cette « pandémie silencieuse ».