Ce qui impressionne quand on arrive au quartier général de Dassault à Saint-Cloud, c’est l’atmosphère qui règne dans ce lieu mythique. Éric Trappier, PDG de Dassault aviation, va me recevoir dans son bureau tapissé de maquettes et de photos. Mais auparavant, je traverse le hall gigantesque de ce qui fut, à une époque, le bureau d’études du Groupe Industriel. Ce fut aussi à l’origine l’usine des prototypes des avions Marcel Dassault.
Pas de doute, même si les immeubles de bureaux ont remplacé les centres d’essais et les champs d’aviation, nous sommes bien sur le site historique qui a vu naître le monde aéronautique qui s’étalait de Puteaux à Issy les Moulineaux, terre d’envol des héros de l’air. Et dans ce hall magique qui a vu naître le premier chasseur à réaction Marcel Dassault Ouragan en 1949, jusqu’au Rafale né à Saint-Cloud lui aussi, je m’attarde et me recueille sur le buste du grand homme.
Le visionnaire Marcel Dassault qui trône aux côtés de son fils Serge. Ils sont là, tels deux sphinx au cœur du temple de l’innovation où seule la passion a été le moteur de cette fantastique épopée. Dassault reste aujourd’hui l’une des dernières entreprises dirigées par la famille fondatrice. Et qui peut se vanter de n’avoir eu qu’une poignée de PDG depuis sa création. Au total, cinq patrons en 1 siècle ! Qui dit mieux ?
Aujourd’hui, alors que Charles Edelstenne préside aux destinées du Groupe Industriel Marcel Dassault, et dirige la holding familiale, c’est Éric Trappier qui pilote les activités aéronautiques. Ingénieur, passionné d’avions, il fit partie de l’équipe en charge du développement célèbre ATL2, l’Atlantique 2 qui fut le fleuron de l’aéronavale en tant qu’avion de reconnaissance.
Éric Trappier nous livre ici son regard sur le groupe qu’il dirige depuis 10 ans, il nous parle de l’évolution de l’aéronautique, des futurs carburants, des avions d’affaires qui sont aujourd’hui dans l’œil des écolos. Il nous apporte aussi son regard sur l’évolution des investissements dans la défense avec la future loi de programmation militaire en préparation alors que l’Europe relance une course à l’armement. Et puis, comment voit-il les relations franco-allemandes ? Lui qui a tant misé sur le SCAF, le système de combat aérien du futur ? Faudra-t-il passer au Plan B ?
Éric Trappier nous livre aussi son expertise sur l’évolution de l’industrie en France puisqu’il préside l’UIMM, l’Union des Industries Métallurgiques et Minières. L’évolution des salaires, le partage des profits. Un patron qui doit faire face à de nouveaux enjeux : d’un côté, la réindustrialisation de la France et de l’autre, la poursuite des investissements à l’heure où l’économie ralentit et menace d’entrer en récession. Mais comme il le révèle au cours de cet entretien, la passion est son moteur et rien ne pourrait entamer sa bonne humeur et sa vision optimiste du futur.
Entreprendre : Les jets privés dans le viseur des activistes, est-ce inquiétant ?
Éric Trappier : Cela me choque que l’on parle de jets privés. Il est plus juste d’utiliser le terme d’avions d’affaires, car il s’agit essentiellement d’outils de travail au service de l’activité économique. Nos avions d’affaires, les Falcon, sont utilisés à 80 % par des entreprises et à plus de 10 % par des institutions (missions gouvernementales, militaires, sanitaires…). Donc, vous voyez que la notion de « jet privé » n’est pas pertinente. Il semble évident que les attaques actuelles contre les bizjets procèdent plus d’une arrière-pensée idéologique que d’une analyse factuelle de la situation.
Faut-il baisser les bras pour autant ?
Non bien sûr et nous avons conscience qu’il faut agir. Nous sommes dans une phase de transition écologique et toutes nos équipes planchent sur l’aviation décarbonée. On travaille avec les autorités françaises. L’Etat nous aide d’ailleurs à trouver des solutions. On travaille aussi au niveau européen.
Avez-vous mesuré l’impact des vols d’affaires sur l’environnement ?
Oui, nous avons calculé qu’une année d’utilisation de nos 2100 Falcon en service représente 0.003 % des émissions mondiales de CO2. Soit le volume d’émissions carbone émis par 24 heures de flux mondial de streaming video sur Internet, ou cinq heures du trafic mondial de camions, ou encore deux jours et demi de fonctionnement des centrales thermiques allemandes.
Vous ne pensez pas que les avions d’affaires sont menacés à terme ?
Non parce que cette fronde ne touche quasiment que la France. Or, notre marché est mondial. Regardez les États-Unis : ils n’ont pas honte de voyager en avion d’affaires. C’est même un signe de dynamisme économique là-bas ! Le business jet bashing est donc bien une question politique et très franco-française. Or, il est important de traiter le sujet de la décarbonation au niveau mondial et pas seulement au niveau français. Nous faisons confiance aux autorités qui nous ont fixé des objectifs et nous nous y tiendrons.
Les avions propres, c’est pour quand ?
On peut déjà voler avec des carburants d’aviation durables (Sustainable Aviation Fuel). C’est un impératif et nos clients l’adoptent. Certains volent déjà régulièrement avec des mélanges comprenant jusqu’à 30 % de SAF, et ils acceptent de payer plus cher pour cela. Nos Falcon sont certifiés pour voler avec un mélange comprenant jusqu’à 50 % de SAF. Et le passage à 100 % est pour bientôt, nous y travaillons. L’aviation d’affaires a été l’une des premières à adopter les SAF et en est l’un des principaux défenseurs. Nous demandons à nouveau instamment que la production de ces carburants soit augmentée et qu’il soit possible de les distribuer dans tous les aéroports exploitant des business jets.
Et vous leur dites quoi aux écologistes ?
Je leur dis : ne regardez pas l’aviation d’affaires de manière parcellaire. Des accusations simplistes n’ont jamais résolu un problème complexe. Mais regardez le problème de l’environnement de manière globale et concentrez-vous vraiment sur ce qui a un fort impact !
Toutes ces nouvelles contraintes environnementales vont-elles renchérir le coût de vos avions ?
Les prix vont suivre l’inflation et les coûts de la main d’œuvre. À quoi s’ajoute le coût des matières premières qui a explosé. Dans l’aéronautique, on souffre aussi de pénurie de titane et de composants électroniques qui, eux aussi, valent de plus en plus cher. Donc oui, le prix des avions va augmenter, autant en France qu’aux États-Unis où l’on est soumis aux mêmes contraintes.
Cette hausse des coûts va-t-elle freiner la recherche et les investissements ?
Non, car l’avion d’affaires à toute sa raison d’être. Et rien n’arrêtera notre volonté de développer des avions toujours plus performants et économes, ce qui est notre marque de fabrique depuis toujours, afin de répondre à la demande de nos clients. Notre dernier modèle, le Falcon 10X, est conçu pour fonctionner avec du bio-carburant à 100 %. L’avion d’affaires sera toujours essentiel au business parce que les entreprises connaissent les limites de l’aviation commerciale classique : retards, annulations, escales, temps perdu à l’embarquement/débarquement, difficulté pour relier plusieurs sites dans un même pays ou la même région, etc. L’aviation d’affaires, c’est l’efficacité.
Quelle sera votre réponse ?
Elle sera multiple : des systèmes de vision améliorés pour permettre un accès plus fiable aux aéroports, et donc moins d’approches manquées et de déroutements par mauvais temps ; des matériaux plus légers et un aérodynamisme très étudié pour diminuer encore la consommation ; des réacteurs plus économes ; des procédures opérationnelles et des itinéraires optimisés pour réduire la nécessité de tourner autour des aéroports en attendant d’atterrir et ne sommes pas obligés de faire la danse du ventre devant des fonds de pension…
Cela fonctionne mieux ?
Oui, l’entreprise familiale est dotée d’un esprit d’efficacité ! D’ailleurs, les sociétés qui marchent le mieux en France sont souvent de ce type ! C’est le modèle allemand qui est le meilleur exemple, avec ses ETI familiales qui ont créé ce tissu industriel que la France envie aujourd’hui. C’est un modèle fondé sur la transmission et qui fonctionne très bien.
Donc non aux capitaux étrangers ?
Il en faut, mais on ne peut pas utiliser uniquement les capitaux étrangers pour développer des sociétés en France. Alors que l’on parle aujourd’hui de souveraineté économique, il est indispensable que des capitaux français et familiaux soient mis au service d’activités clefs comme la défense. Et c’est mieux encore si cela se fait dans un esprit patriotique.
Le climat social actuel vous inquiète-t-il ?
Le climat social m’inquiète à cause des prix qui montent et du pouvoir d’achat qui baisse, surtout pour les salariés les plus modestes. Tout va dépendre de l’inflation en 2023. Dans l’industrie, les salariés sont plutôt mieux protégés qu’ailleurs : les salaires sont 13 à 15 % plus élevés que dans le reste de l’économie. Mais il y a une autre difficulté dans le secteur : c’est le fait que les entreprises n’ont pas les mêmes moyens.
Les grands groupes ont la possibilité de faire des efforts sur les salaires alors que les PME et PMI ne le peuvent pas. Et en augmentant les salaires, les donneurs d’ordres mettent parfois en difficulté des sous-traitants qui ne peuvent pas suivre. Prenez Total Energie : les hausses de salaires ont été importantes et cela devient une référence qui peut poser des problèmes aux petites structures.
La décarbonation ne risque-t-elle pas de grever le résultat des entreprises ?
Oui, il y aura des coûts en plus. Et c’est pour cela que les entreprises doivent être aidées par l’État pour développer les filières décarbonées. Cet effort important demandé aux entreprises est à la fois un impératif et une opportunité qui doit permettre à la France de redevenir un pays industriel de premier plan. En tant que président de l’UIMM (Union des Industries et métiers de la métallurgie), je me suis engagé dans cette bataille pour que la France redevienne compétitive. Nous devons passer du souhait à la réalité.
Les superprofits ? Qu’en pensez-vous ?
Qu’appelle-t-on superprofits ? Par exemple, on nous dit que Dassault est profitable : je regarde la marge opérationnelle que nous réalisons, nous sommes à 8 ou 9 %. Tous nos concurrents américains sont à minimum 15 %. Alors que veut dire « superprofits » ? Si nos concurrents font deux fois plus de marge que nous, ce qui est le cas aux États-Unis, ils sont avantagés sur le terrain des prix, et donc de la vente. C’est donc déjà un miracle de rester compétitif quand on voit les charges et les impôts que nous payons ! Sans omettre de dire que nous préservons l’emploi en France. On devrait être applaudi !
Parlons de l’activité militaire : le contexte actuel est-il porteur pour le secteur ?
Dassault ne profite pas de la guerre en Ukraine. Que ce soit clair ! Les livraisons de Rafale à la France n’ont pas été accélérées par quelque conflit que ce soit. Tout ce que nous livrons actuellement aux armées est le résultat des contrats signés avant la guerre. Et quand on regarde le marché de la défense en Europe, Dassault n’en tire aucun profit. Plus la guerre se prolonge en Ukraine, plus les Européens achètent américain !
Hormis la Grèce et la Croatie, ils achètent tous des F-16 ou des F-35 ! On ne profite donc absolument pas du conflit actuel. Maintenant, à plus long terme, le besoin en équipements nouveaux sera un impératif si l’on veut maintenir la paix.
Avec l’Allemagne, comment analysez-vous les tensions actuelles ?
Mon regard est triste ! Si j’analyse la situation avec ma casquette de l’UIMM, je constate que les entreprises du secteur industriel en France sont inquiètes de voir l’Allemagne injecter 200 milliards dans son économie pour compenser la hausse des prix de l’énergie. Nous devons être traités sur un pied d’égalité ! La population comme les industries allemandes vont être dopées par ces injections de capitaux et cela pourrait créer un différentiel compétitif avec la France. Néanmoins, l’Union européenne doit donner son accord.
Et sur les coopérations militaires ?
À l’heure où nous parlons, on continue de chercher un accord sur le Système de Combat Aérien du Futur, le SCAF, avec Airbus. On progresse. En parallèle, les Allemands vont acheter un avion américain malgré les coopérations européennes ; cela interroge.
Vous abandonnerez la coopération sur le SCAF au profit d’un plan B ?
Tant que le plan A conserve une chance, on continue d’y travailler. S’il y a accord in fine, ce sera aux conditions que nous jugeons indispensables à la réussite de ce programme. Mais cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir à d’autres options. On verra comment résiste ce partenariat voulu par les politiques.
Et le futur : que faut-il faire en priorité pour relancer la France ?
Il nous faut replacer la valeur travail au cœur de la société ! Si on veut préserver notre système social, si on veut continuer à bénéficier de tous nos avantages sociaux, il faut pouvoir se les payer ! Je n’ai rien contre le social, au contraire, mais il y a surement des efforts à faire pour réaliser des économies. Les Allemands et les Suédois ont fait les réformes nécessaires. On doit y arriver. Restons sociaux et solidaires, je suis d’accord, mais cessons d’être les champions des taxes, des charges et de la plus faible durée de travail, cela fait trop !
Propos recueillis par Éric de Riedmatten