Fabien Giuliani enseigne la stratégie et la prospective à la Haute École de Gestion de Genève (HEG) et à l’Université de Genève (UNIGE). Pour Entreprendre.fr, il dresse un panorama de la Tech’ française, de ses forces et faiblesses et propose quelques pistes pour renforcer la position internationale de la France dans ce domaine.
Entreprendre : Le dernier baromètre EY nous informe que la French Tech s’installe désormais au second rang européen des levées de fonds, juste derrière le Royaume-Uni et devant l’Allemagne. Quels sont les facteurs de succès de l’écosystème French Tech ?
Fabien Giuliani – Poser cette question, c’est supposer qu’il existe un écosystème French Tech de façon évidente. Ça n’a rien d’évident ! La French Tech, c’est en premier lieu un univers symbolique initié par le directeur de l’innovation digitale de la Caisse des Dépôts, Philippe Devost, autour d’un logo et d’une marque, dont la vocation originelle était de limiter les frais de location de stand des startuppers français au CES de Las Vegas. La notion d’« écosystème » renvoie en sciences de gestion à la structuration dynamique et complexe d’interactions stratégiques entre de nombreuses organisations appartenant à différentes industries dans une logique d’exploration/exploitation d’un espace d’opportunités et d’activités. Pour qu’il y ait écosystème, il faudrait une dynamique sectorielle ou technologique propre aux start-ups françaises. Peut-être qu’elle existe, mais il faut en faire la démonstration !
Quant aux levées de fonds, elles nous en disent davantage sur le monde de la finance que sur la valeur des innovations technologiques ou commerciales qu’introduisent les start-ups. Mieux vaut considérer des indicateurs plus réalistes pour mesurer le succès de ces dernières : le nombre de brevets déposés, d’utilisateurs conquis, de collaborations start-up – grands groupes, et bien évidemment le chiffre d’affaires. En revanche, les facteurs endogènes aux start-ups expliquant les levées de fonds réussies sont bien connus : nous avons basculé d’un univers de makers où les projets entrepreneuriaux se construisaient autour d’un développement technologique vers un univers codifié et professionnalisé où chaque start-up bénéficie des ressources de deux ou trois incubateurs, vend des POC (NDLR. Proof of concept) à des grands groupes et cherche à valoriser ses assets dans la perspective d’une revente. Si French Tech il y a, c’est parce que nos entrepreneurs savent exploiter les ressources à leur disposition pour capter des investissements !
La crise sanitaire ne semble pas avoir entamé la bonne forme de la French Tech. En votre qualité de prospectiviste, craignez-vous un contrecoup dans les mois à venir ?
À court terme je n’ai pas d’inquiétude, car les mesures de soutien du gouvernement français ont été mises en place à temps. Malheureusement, celles-ci seront impuissantes à remplir les carnets de commandes des jeunes pousses opérant en B-to-B avec des grands groupes en pannes. Certaines vont donc mourir, d’autres vont au contraire bénéficier de la crise : toutes les start-ups proposant des outils digitaux (à l’image de ContentSquare), ou encore des solutions d’automatisation au sens large devraient bénéficier des changements d’usages liés à la crise : leurs entreprises clientes désirent poursuivre la production en limitant les coûts.
En B-to-C, les perspectives sont tout aussi polarisées. Par exemple, le modèle de HomeExchange est très exposé : il sera compliqué de le maintenir face à une contraction aussi soudaine et abrupte de la demande touristique. Certains acteurs ont a contrario connu une remarquable percée à la faveur de l’épisode de confinement. C’est par exemple le cas du réseau social dédié aux 13-25 ans Yubo qui a bénéficié d’une augmentation de 60% de son nombre d’utilisateurs quotidiens durant cette période et qui a constaté une multiplication par 3 ou 4 des interactions sur sa plateforme. La crise sanitaire n’a pas fait que des perdants et certains acteurs, dont Yubo fait partie parmi d’autres, sortent très renforcés de l’épisode Covid-19.
Le président Macron a fixé un objectif de 25 licornes (start-ups valorisées à plus d’un milliard de dollars). Que manque-t-il à la France pour développer davantage de leaders technologiques mondiaux ?
Un vivier d’Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI). L’économie française compte un tissu de PME-PMI prospères, et une poignée d’entreprises de taille mondiale, nos fleurons nationaux. Entre les deux, à peu près rien. Il est difficile pour des start-ups de discuter d’égal à égal avec les services achats des grands groupes, tandis que les PME-PMI françaises sont peu numérisées et n’offrent pas de taille suffisante pour que nos start-ups changent d’échelle. Le sparring partner idéal d’une jeune pousse, c’est l’ETI qui va lui donner sa chance comme prestataire, lui faire gagner de l’expérience par des commandes et la payer en fonction de la valeur qu’elle créera. Quelques décennies d’organisation matricielle n’y changent rien : les entreprises du CAC40 restent des bureaucraties, des systèmes procéduriers cadenassés par la nomenklatura issue des Grandes Écoles françaises (y compris d’ingénieurs d’ailleurs), peu perméables à l’innovation portée par les entrepreneurs de la tech. Donc pour développer des licornes, la politique économique qui ferait le plus de sens serait de favoriser l’émergence d’ETI. Pour le reste, et il faut le souligner, la France offre déjà tout ce qu’il faut pour réussir en termes d’infrastructures (universités, fablab, incubateurs, accélérateurs, start-up studios, etc.), tandis que le marché des levées de fonds est largement mondialisé et donc accessible à nos entrepreneurs.
Auriez-vous un ou deux exemples de success-story inspirantes au sein de la communauté FrenchTech’ qui pourrait donner envie à celles et ceux qui hésitent de se lancer ?
Il y a en a des dizaines, mais j’en affectionne deux en particulier à cause de la personnalité de leurs fondateurs, pas seulement leur réussite économique.
Golem.ai a démontré qu’on pouvait développer et vendre une IA explicable, sans recours au data pour l’entraîner. L’entreprise portée par Thomas Solignac commercialise sa solution de traitement automatique de documents (appels d’offres, contrats, etc). Aujourd’hui elle booste l’industrie française et européenne grâce à une technologie native qui brille par sa performance et surtout par la maîtrise (frugalité, sécurité des données traitées). Golem.ai emploie trente personnes, et est rentable depuis sa première année !
J’ai également beaucoup d’admiration pour la réussite de Yubo, le réseau social de ce que l’on nomme communément la Génération Z, que j’ai déjà cité, et pour son fondateur Sacha Lazimi. Yubo réussit là où beaucoup de jeunes pousses échouent : dans la conquête d’utilisateurs malgré une concurrence féroce sur le segment des réseaux sociaux. Je tire de l’expérience de Yubo deux grands enseignements. Sur l’aspect tech, Yubo a su développer certaines briques qui soulignent sa proposition de valeurs comme sa technologie de streaming. D’un point de vue éthique, le réseau social s’est posé très vite la question de la régulation des interactions entre utilisateurs et y répond par le travail conjoint de modérateurs et d’algorithmes, sans verser dans la censure ni dans le solutionnisme par l’IA. Et ça fonctionne : Yubo est un réseau social de premier plan dans les pays d’Europe du Nord et connaît un très vif succès aux États-Unis ou en Australie, par exemple.
La France pointe au douzième rang mondial dans le domaine de l’innovation, selon le classement de l’Insead. Un rang correct, mais encore très perfectible. Quels sont les facteurs bloquants à une amélioration de la capacité française dans ce domaine ?
À mon sens, il faudrait revaloriser le développement, et initier une stratégie nationale en termes de brevets. Traditionnellement en France, on fait beaucoup de recherche et trop peu de développement. On développe peu dans les grandes entreprises, en France comme ailleurs, parce que les projets de développements impliquent une prise de risque de la part des managers… La prédominance des fleurons nationaux jugule ainsi l’innovation au sein du tissu économique français. Par ailleurs, il faut souligner l’impensé français en termes de politique de brevet. Dans leurs bilans, les entreprises françaises intègrent les brevets à la structure de coûts, mais ne les valorisent pas à l’asset. J’ai la chance d’enseigner en Suisse, pays qui caracole en tête du classement de l’INSEAD. Pour des raisons industrielles, mais aussi fiscales, les entreprises suisses ont développé une véritable culture de valorisation du brevet, dont les entreprises françaises pourraient s’inspirer.