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Fleur Pellerin, chasseuse de licornes


Haute fonctionnaire, diplômée de l’ENA, Fleur Pellerin a quitté la fonction publique en 2016, à l’âge de 43 ans, pour se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. L’ancienne Ministre de la Culture et de la Communication est désormais à la tête du fonds d’investissement Korelya Capital (200 M€). Passionnée par le numérique, Fleur Pellerin nous explique les motivations de son projet.

Entreprendre - Fleur Pellerin, chasseuse de licornes

Haute fonctionnaire, diplômée de l’ENA, Fleur Pellerin a quitté la fonction publique en 2016, à l’âge de 43 ans, pour se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. L’ancienne Ministre de la Culture et de la Communication est désormais à la tête du fonds d’investissement Korelya Capital (200 M€). Passionnée par le numérique, Fleur Pellerin nous explique les motivations de son projet.

Pourquoi avoir décidé d’entreprendre ?

Plusieurs choix s’offraient à moi lorsque je suis sortie du gouvernement. Après quinze années passées dans la fonction publique, j’avais la possibilité de redevenir fonctionnaire ou d’opter pour un profond changement de vie professionnelle. J’ai estimé que c’était un peu ma dernière chance d’envisager une reconversion assez radicale.

J’avais l’énergie nécessaire pour me lancer dans l’aventure et j’ai réalisé que j’avais en réalité très envie de nouveauté. Après avoir servi l’intérêt général pendant de nombreuses années, je souhaitais créer quelque chose par moi-même. Ensuite, j’ai eu le sentiment de ne  pas choisir complètement la manière dont cela s’est fait, les choses se sont enchaînées de façon assez naturelle et la chance m’a accompagnée.

C’est-à-dire ?

Ayant été chassée par des fonds de capital-risque, j’ai commencé à intégrer l’idée de travailler dans ce secteur. Je suis entrée en contact avec Naver (plus important portail Web en Corée, Ndlr), entreprise avec laquelle j’ai finalement monté Korelya Capital en septembre 2016. Naver était très ancrée sur le marché asiatique et régional mais insuffisamment à l’international.

Les dirigeants souhaitaient développer une stratégie plus globale, et en premier lieu européenne. Très rapidement, ils m’ont demandé de réfléchir avec eux à ce que pouvait être cette stratégie. À l’occasion d’un voyage en Corée, nous avons estimé que le plus judicieux était d’investir dans des start-up et des entreprises technologiques en forte croissance pour comprendre l’écosystème. C’est ainsi qu’est née l’idée du fonds de capital risque que nous avons créé ensemble.

Vous avez levé des fonds avec une rapidité déconcertante. Comment les choses se sont-elles enchaînées ?

Je suis rentrée en France en ayant effectivement levé 100 millions mais tout  restait à faire. Créer un fonds d’investissement est une opération très encadrée sur le plan réglementaire, il m’a donc fallu accomplir de nombreuses démarches chronophages. À l’automne 2016, j’ai trouvé les locaux et constitué l’équipe. J’ai clôturé le fonds en décembre et nous avons commencé à investir en janvier avec une équipe de 8 personnes.

Ce changement de vie est-il radicalement différent ?

En réalité, ce n’est pas si différent. Ce qui change véritablement, c’est qu’à présent, je suis mon propre chef et je trouve cela merveilleux. Même si le volume de travail est important, j’ai beaucoup plus de liberté dans la façon de m’organiser et de choisir les personnes que je rencontre.

Je suis également plus disponible pour consacrer du temps à ma vie personnelle et familiale. Dans la façon de travailler, je retrouve finalement  des modes d’organisation assez proches du cabinet avec des moments de tension où il faut relire un contrat dans l’urgence et prendre ou non la décision d’investir. Nous engageons des sommes très conséquentes et les décisions actées ont donc des répercussions importantes.

J’ai donc retrouvé ce rythme d’activité cyclique fait de pics de stress suivis de moments plus calmes. Le fait d’avoir vécu ce type de situations au gouvernement, de manière totalement paroxystique, m’aide énormément aujourd’hui à gérer la tension, car finalement, rien n’égale l’intensité quasi permanente du stress qui caractérise la vie de ministre.

Les équipes de Korelya ont sensiblement le même âge que mes collaborateurs dans les différents ministères que j’ai occupés. J’ai également importé le même modèle d’organisation, qui favorise une grande souplesse et des rapports de travail qui sont beaucoup plus collaboratifs que hiérarchiques. Cette fluidité correspond à la façon dont j’aime travailler : les portes des bureaux sont ouvertes, tout le monde est accessible.

D’où vient votre passion pour la transition numérique et la digitalisation ?

J’aime penser que je peux être une actrice de cette transformation radicale de l’économie et de la société. Je ne suis pas certaine que, dans les milieux institutionnels, politiques et administratifs, tous les enjeux aient bien été perçus et que les mécanismes pour prendre les décisions de régulation et de politique industrielle adéquates soient mis en place. Cette situation inquiétante manifeste un manque de culture numérique qui obère la capacité de notre pays de s’inscrire pleinement à la pointe de la révolution numérique.

Ce qui m’intéresse est le caractère total de cette transformation. Les industries traditionnelles sont aujourd’hui confrontées à des défis majeurs liés à la manière dont de nouveaux entrants peuvent « disrupter » leur modèle économique quasiment du jour au lendemain et remettre en cause des dizaines d’années de certitudes. Le numérique n’est pas un secteur de l’économie mais une vague qui traverse, bouleverse et parfois renverse tout.

L’idée de consacrer mes capacités d’analyse et mon travail au soutien de la création d’entreprises françaises participant à ce mouvement me séduisait. Je pense que c’est la clé de la survie économique de la France et même de l’Europe, la condition de notre capacité à rester compétitifs demain. Or les atouts de la France ont longtemps été négligés ou ignorés mais ils se révèlent à présent grâce à la qualité de nos ingénieurs, à l’ambition et au talent de nos entrepreneurs.

Nous commençons ainsi à voir des belles « sucess stories », certaines entreprises créées récemment prennent leur essor, même si c’est encore insuffisant à mon goût. J’ai  envie de contribuer à nourrir cet écosystème pour faire en sorte que demain, nous puissions concurrencer des géants mondiaux qui ont pris beaucoup d’avance, et restent, à mon grand regret, essentiellement américains ou chinois.

Comment pallier à l’acculturation des entreprises ?

Cette question est très vaste, et appelle des réponses multiples. Le cas des PME n’est pas le même que celui des entreprises du CAC40. Lorsque j’étais en charge du portefeuille des PME de l’innovation et du numérique, nous avons essayé de mettre en place des programmes pour accompagner les PME dans leur démarche de « numérisation ».

Pour certaines entreprises, cela signifiait se doter d’un site Internet ; pour d’autres, cela consistait à améliorer la gestion de leur relation client avec des outils utilisant l’intelligence artificielle, le big data, etc. Pour les grandes entreprises, le sujet recouvre encore d’autres réalités, comme l’automatisation ou la numérisation de certains process opérationnels afin de les rendre plus efficaces. Mais de manière plus générale, c’est surtout la nécessité de repenser complètement leurs business model qui caractérise l’impact du numérique sur ces grandes organisations.

Les entreprises du secteur de l’hôtellerie et du tourisme ont pris conscience assez tardivement de leur exposition, elles n’avaient pas imaginé être un jour concurrencées ou menacées par des Booking ou des Airbnb. Les entreprises dans le secteur de l’énergie, du retail, ou de la santé se heurtent à la même réalité.

Les grands groupes ont désormais compris qu’ils n’échapperaient pas à ce mouvement de fond et qu’ils ne pourraient pas se permettre de garder et de proposer un même service ou produit lors des 25 prochaines années. Cela dit, le changement de mentalité à opérer au sein d’une entreprise de 100 000 personnes n’est pas comparable à celui d’une structure de 10 personnes.

Il est sans doute aussi compliqué, voire plus compliqué, pour de grandes entreprises de prendre ce virage numérique. Les chantiers à mener sont colossaux, tant sur le plan des ressources humaines, de la stratégie et du marketing : il faut transmettre la culture aux équipes, investir massivement en R&D, faire de l’open innovation…

Les grandes entreprises du CAC 40 ont compris qu’il était parfois assez complexe de faire de l’innovation incrémentale au sein de leur propre organisation. Elles peuvent alors décider de s’engager donc dans des opérations de « corporate venture », c’est à dire d’acquisition de petites start-ups.

Elles peuvent aussi proposer à leurs salariés de passer du temps dans des lieux innovants (start-ups, incubateurs, etc) afin qu’ils comprennent la manière dont fonctionne une entreprise en croissance. Il n’existe donc pas une seule et unique manière de procéder mais de multiples possibilités. Toutes les entreprises doivent aujourd’hui se poser la question et être prêtes à répondre à ce défi.

Quel bilan tirez-vous au bout d’un an d’activité ?

J’ai du mal à réaliser que l’aventure a débuté il y a seulement 11 mois. Nous avons commencé à investir en janvier 2017 dans Devialet (fabricant français d’enceintes hi-fi qui a levé 100 M€ fin 2016, Ndlr), une très belle pépite française. Nous nous réjouissons de cet investissement qui correspond typiquement au genre d’opérations que nous avions envie d’entreprendre, nous sommes convaincus de pouvoir leur apporter une vraie valeur ajoutée.

Korelya souhaite investir dans des entreprises françaises et européennes, mais surtout les aider à grandir et à se développer, pour qu’elles deviennent des leaders européens ou mondiaux sur leur marché. Nous pouvons les soutenir dans le développement de leurs activités et les aider à nouer des partenariats en Asie, en particulier en Corée, où j’ai un réseau qui se révèle très utile.

Devialet est une belle marque française avec une forte notoriété mais qui doit à présent réussir le pari de l’internationalisation. Je suis persuadée que l’entreprise peut devenir un leader au plan mondial. L’internationalisation est d’ailleurs le grand défi des entreprises françaises et européennes en général. L’enjeu consiste pour ces grosses PME à passer à l’étape supérieure afin de devenir des champions régionaux puis mondiaux, mais cette transition est très délicate.

Vous investissez dans des start-ups et des sociétés en pleine croissance. Quelle est votre motivation première lorsque vous mettez le pied à l’étrier à de nouveaux créateurs de talent ? Quelles qualités doivent réunir un créateur et son projet pour vous séduire et vous convaincre de les financer ?

Nous fonctionnons comme un fonds traditionnel avec un comité d’investissement. Nous sommes quatre partenaires et nous prenons des décisions de manière totalement collégiale. Si un jour, nous devions être deux contre deux, nous avons prévu des systèmes de vote et de discussion, mais jamais nous ne prendrions de décision contraire à l’avis de deux d’entre nous. Pour l’instant, le cas ne s’est jamais présenté.

Nous avons des analystes juniors au sein de l’équipe qui regardent les centaines et centaines de dossiers d’entreprises que nous recevons. Depuis le lancement, nous en avons déjà étudié près d’un millier. Beaucoup ne correspondent pas à notre doctrine d’investissement mais pour les autres, nous devons nous livrer à une analyse approfondie, rencontrer l’équipe, étudier de près les documents financiers ou techniques afin de nous forger une conviction sur la capacité de l’entreprise à durer et à rencontrer le succès.

Mais le capital risque n’est pas une science : la manière dont on perçoit l’équipe joue un rôle important. Je me suis entourée de « partners » qui ont 10 ans de capital-risque derrière eux et qui ont donc de l’expérience pour apprécier la qualité d’une équipe et sa cohésion. Vous aurez compris qu’une partie de l’appréciation d’un dossier relève de l’intuition.

Vous avez également investi quatre autres start-up (A/B Tasty, Snips, Jobteaser et Chefclub). Quel regard portez-vous sur ces opérations ?

Bien qu’elles soient moins connues, ce sont de très belles entreprises françaises qui utilisent l’intelligence artificielle et le big data pour le développement d’objet connectés intelligents, l’optimisation de sites internet pour les e-commerçants, ou encore le recrutement de talents. Nous travaillons actuellement sur d’autres dossiers.

Vous réalisez également des investissements dans d’autres fonds. Quel est le but recherché ?

Disposant d’une très belle couverture en France, nous n’avons pas beaucoup de difficulté à voir passer toutes les belles opérations de levée de fonds. En revanche, c’est moins vrai pour l’Allemagne et les pays nordiques où nous sommes moins connus. Pour avoir une meilleure couverture paneuropéenne, nous investissons donc dans des fonds européens ayant un meilleur accès à des géographies qui nous intéressent.

Nous ne conduisons ce type d’opération qu’à trois conditions : une alchimie avec les fondateurs, un partage de valeurs communes et une doctrine d’investissement assez proche. Nous souhaitons ensuite pouvoir soit investir dans des entreprises présentes dans leur portefeuille, soit co-investir avec eux dans de nouvelles sociétés. Nous avons déjà mené plusieurs deals de fonds de fonds dans des fonds européens.

Comment s’articule votre relation avec Naver ?

Nous travaillons main dans la main avec notre investisseur. Naver avait pour projet de créer un centre de R&D en Europe, et plus précisément en République tchèque. Je les ai convaincus d’installer ce centre en France en arguant de l’excellence de nos ingénieurs et de nos chercheurs. Ils m’ont fait confiance et nous les avons donc aidés à acquérir une structure spécialisée en intelligence artificielle (le centre de recherche européen de Xerox, basé à Grenoble, Ndlr).

Le deal a été conclu cet été. Nous sommes ravis de l’aboutissement de cette opération car nous faisions face à des concurrents assez sérieux. Cette opération ne s’inscrit pas dans le cadre de notre politique d’investissement, il s’agit d’un deal de fusion-acquisition. Nous les avons également convaincus de prendre un espace à station F (plus grand incubateur de start-up au monde situé à Paris et financé par Xavier Niel, Ndlr), un lieu important de rencontres pour l’écosystème, afin d’accélérer ou d’incuber des entreprises. Mi-octobre, Naver a décidé de doubler le potentiel d’investissement de Korelya en injectant 100 millions d’euros supplémentaires.

Quel est le sens de cette décision et qu’implique-t-elle pour Korelya ?

Cette décision résulte d’un double constat : nous avons rapidement déployé le fonds et notre valeur ajoutée est assez forte pour des entreprises qui sont déjà relativement matures. Accompagner des entrepreneurs et les aider à développer des contacts ou des synergies avec des acteurs asiatiques, et notamment coréens, intéresse plus spécifiquement des entreprises assez avancées dans leur développement et concerne moins des petites start-up au début de leur aventure.

Nous devions donc être capables d’investir dans des entreprises ayant acquis une certaine taille et qui dont la valorisation peut être plus élevée. Nous devons parfois pouvoir nous autoriser à prendre des tickets dans des entreprises qui valent entre 200 et 300 millions d’euros et en sont à leur 3ème ou leur 4ème levée de fonds. Doubler la taille du fonds semblait donc opportun pour l’avenir.

Quelles sont les perspectives sur l’année prochaine et, plus globalement, comment voyez-vous l’avenir de Korelya ?

Je pense que nous terminons l’année avec un bilan très positif. Nous avons évidemment pour objectif de continuer à déployer le fonds en dénichant de belles entreprises européennes. L’année prochaine, nous souhaitons mettre l’accent sur notre capacité à délivrer un service de très haute qualité à nos entreprises constituant notre portefeuille en Corée, au Japon et en Asie en général.

La présence à Séoul d’un de mes associés est essentielle. Sa dimension biculturelle et bilingue – il est Franco-Coréen – est très utile pour aider les entreprises du portefeuille souhaitant se positionner en Asie.. Nous allons renforcer très significativement notre réseau l’année prochaine, et peut-être même nos équipes présentes sur place, afin d’accompagner les entreprises à Hong-Kong, au Japon, à Singapour, à Taïwan…. C’est une proposition de valeur qui nous distingue vraiment des autres fonds et que nous souhaitons donc consolider..

De manière plus générale, notre doctrine d’investissement et le service que nous proposons reposent sur la conviction que la domination économique des Américains et des Chinois sera très difficile à contester si l’on ne crée pas des alliances entre zones géographiques, entre des acteurs disposant d’avantages compétitifs complémentaires.

Compte tenu des montants investis en R&D et de l’avance technologique prise par les multinationales, il est assez peu probable pour les Européens et les Asiatiques de prétendre rivaliser seuls. Nouer des alliances stratégiques et industrielles sera donc indispensable même si les différences culturelles et linguistiques ne rendent pas les choses aisées. Nous sommes au début de cette histoire dont Korelya Capital souhaiterait pouvoir contribuer activement à l’écriture.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées durant cette première année ?

Cette année fut une année bénie car je n’ai rencontré aucune difficulté particulière. J’ai eu beaucoup de chance. Le parcours d’entrepreneur étant nécessairement jalonné de moments difficiles et tout s’étant très bien passé cette année, statistiquement, j’aurais sans doute des problèmes l’année prochaine ou la suivante (rires).

Pour moi, le plus gros défi est de manager une équipe car, au sein des cabinets ministériels, j’avais délégué la gestion des ressources humaines à mes directeurs de cabinet ! Gérer l’humain est sans nul doute la partie la plus délicate et qui ne s’apprend réellement que dans la confrontation au réel. L’humain est sans doute à la fois l’élément le plus délicat mais aussi le plus le plus critique pour réussir ou échouer.

Comment avez-vous constitué votre équipe ?

Mon associé fondateur est un ami de très longue date, rencontré en prépa HEC il y a une vingtaine d’années. Il a travaillé au cours des 25 dernières années pour plusieurs banques d’affaires en Angleterre (Goldman Sachs, UBS London et Morgan Stanley, Ndlr) au sein desquelles il était en charge des fusions-acquisitions dans le secteur médias et internet.

Il n’avait pas d’expérience en capital-risque mais est très fort en négociation – il est un peu le « dealmaker » de l’équipe. Les autres partners de l’équipe sont plus jeunes, mais ils ont une longue expérience dans des sociétés de capital-risque. Nous nous sommes associés sur la base d’affinités très fortes dans la manière de concevoir notre projet entrepreneurial commun, mais aussi sur le plan humain. Impossible pour moi de travailler sans une alchimie personnelle très forte au sein de l’équipe.

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