À 70 ans, le Haut-Commissaire au Plan a pris de la hauteur. Nous l’avons interrogé sur la façon de redevenir un grand pays industriel, technologique et scientifique. Il y a du pain sur la planche…
Dans votre dernière note, vous tirez la sonnette d’alarme face au recul de l’industrie française depuis 20 ans. Comment l’analysez-vous ?
François Bayrou : Cette situation est extrêmement dangereuse à mes yeux. Notre pays se vide de sa substance depuis 20 ans. Le basculement date de l’année 2000, où la France était encore en situation favorable, nettement devant l’Allemagne. Et puis la situation s’est dégradée chaque année, pour nous retrouver aujourd’hui avec un déficit qui avoisine les 80 milliards par an, alors que l’Allemagne a pour sa part un excédent qui a approché les 250 milliards et s’est maintenu autour de 180 à 200 milliards, même en situation de crise.
Cette faiblesse est une menace : la France est un pays qui s’est construit autour de deux éléments essentiels, d’une part, son mode de vie, sa langue, d’autre part, son modèle social inégalable, qui fait que chez nous toute la santé est gratuite, toute l’école est gratuite de la maternelle à l’université, nous avons un système de retraite par répartition quasi universel, une assurance chômage universelle ou presque.
Or tout cela ne peut rester viable et durable, si nous en restons à cette situation de déséquilibre durable. Si notre système n’est plus finançable, il explosera. Pour moi, la perspective des risques que cette situation fait courir à notre pays est intolérable.
Comment la France a-t-elle pu se retrouver dans une telle situation ?
F.B. : Ce constat je le faisais déjà lors des élections présidentielles où j’ai été candidat. J’avais résumé cette urgence en deux verbes : produire et instruire. Or cette situation est paradoxale et c’est pour cela qu’elle est insupportable. Nous sommes un pays du plus haut niveau technologique dans le monde, un pays qui sait produire des satellites, des fusées, des avions, des sous-marins, des centrales nucléaires, des automobiles de bon niveau… Comment ce pays-là peut-il supporter que sur des secteurs basiques ou de technologies moyennes, nous ne soyons pas en capacité de rivaliser avec nos concurrents ? Pour moi, c’est absolument incompréhensible. Cela signifie donc qu’il y a eu de très mauvais choix.
Quels mauvais choix ont été faits ?
F.B. : Les décisions notamment fiscales pendant ces vingt dernières années ont fait que la France est apparue comme une terre inhospitalière pour l’entreprise. Et puis, il y a eu un certain nombre d’options implicites, jamais énoncées, qui ont abandonné la stratégie particulière de chaque groupe. On a fait comme si l’intérêt général pouvait se résumer à l’addition des intérêts particuliers de chaque entreprise. Et je pense qu’on s’est trompé, même si des responsables politiques se sont opposés à cela, comme Jean-Pierre Chevènement ou moi-même. C’est très révélateur et cela a entraîné un certain nombre d’accidents, Alstom par exemple.
Enfin, il y a une partie de la culture anglo-saxonne que nous avons laissé s’installer chez nous, celle qui laisse entendre que le commerce vaut autant que la production. Certains se sont même flattés à une certaine époque de faire des entreprises sans usines. Concrètement ça voulait dire quoi ? Que nous n’étions pas obligés de produire chez nous. Et ça, c’est une erreur de pensée et de boussole des dirigeants. Car quand vous ne produisez plus, non seulement vous perdez le présent du produit – les emplois, les exportations, les commercialisations… – mais vous perdez en plus le futur du produit – la R&D, le design, l’innovation, etc.
Croyez-vous que si nous avions choisi d’importer nos avions, nous aurions gardé nos compétences et nos talents chez Airbus ? Evidemment non, en aucune manière.
Ne peut-on pas parler également d’une forme d’impuissance face aux règles imposées par les Etats-Unis ?
F.B. : C’est vrai. Nous avons été désarmés sur un certain nombre de sujets, comme notre incapacité à limiter les décisions agressives des Etats-Unis. Ces derniers ont fait adopter par le monde occidental tout entier l’idée qu’il y avait une extra-territorialité de leurs lois. Cela a fait que toute entreprise qui ne respectait pas les décisions unilatérales des Etats-Unis était susceptible d’être rayée de la carte, et l’Europe n’a pas su faire le contre-poids. Le mécanisme est assez simple à comprendre. Il n’y a pas de banque sans accès au dollar.
Or les Etats-Unis disent, si vous utilisez le dollar, vous êtes sous nos lois et si vous ne respectez pas nos lois, alors notre justice est compétente pour vous condamner. Sans compter qu’il y a beaucoup d’autres moyens de pression contre lesquels nous ne nous sommes pas armés et qui reposent assez souvent sur des guerres de brevets et des intimidations judiciaires, contre lesquelles il est très difficile de se défendre.
La vulnérabilité de la France est particulièrement préoccupante dans le domaine de la santé. Ne sommes-nous pas en plein paradoxe en raison de notre modèle social ?
F.B. : On s’est en effet aperçu tout à coup pendant le Covid que les molécules pharmaceutiques les plus importantes pour le préventif et le curatif manquaient. Nous étions pourtant un des plus grands pays pharmaceutiques au monde. Que s’est-il passé ? Nous avions la préoccupation d’équilibrer les comptes de la Sécurité sociale et de ne pas favoriser outrancièrement les grandes entreprises pharmaceutiques. Mais cela a eu deux conséquences. La première est qu’on a fait baisser autant que possible et dans un bras de fer le prix des molécules, ce qui a pénalisé la recherche pharmaceutique ; on l’a vu clairement dans la course aux vaccins.
Deuxième conséquence, le prix des médicaments à l’exportation étant indexé sur le prix des médicaments dans le pays où ils sont produits, il est devenu plus avantageux pour les entreprises françaises de produire ailleurs. Nous sommes donc face à un système de découragement et à un système de déclassement en même temps, pour des raisons certes vertueuses – faire baisser le prix de la santé – mais qui ont des conséquences extrêmement négatives.
La bataille est-elle déjà perdue d’avance ou avons-nous des pistes de reconquête de l’appareil productif ?
F.B. : Je pense que nous sommes dans une période extrêmement particulière de l’histoire qui nous offre sans doute notre dernière chance. Pourquoi ? Pour deux grandes séries de raisons. La première, c’est que les technologies de production évoluent comme jamais. La numérisation, la maîtrise des logiciels, la data, la robotisation, tous ces dispositifs font que la production ne se réduit plus à des heures de travail humain. Les usines peuvent travailler 24 heures sur 24, et ça ne coûte pas plus cher chez nous qu’en Extrême-Orient. Donc il y a une rupture dans les méthodes et les capacités de production.
La deuxième raison, le deuxième basculement qui est plus psychologique et moral, c’est que la société tout entière, en raison de la révolution écologique, est devenue sensible à la question de la localisation et des circuits courts pour éviter le gaspillage de millions de tonnes de CO2. Cette prise de conscience écologique s’accompagne aussi de la sensibilité à des moyens de production respectueux de l’exigence environnementale. On le voit bien aujourd’hui sur des questions telles que le nucléaire, un des sujets sur lesquels le Président de la République a porté cette prise de conscience.
Il faut comprendre que sur ces deux basculements qui sont en train de se produire, la France est très bien placée, souvent mieux que l’Allemagne ! Si ces préoccupations sont vraiment prises au sérieux, alors nous avons des possibilités de proposer une reconquête de notre appareil productif, à condition de les accepter chez nous dans toutes les filières et sur tous les territoires où c’est possible. D’où cette question essentielle : comment rendre compatibles la préoccupation du cadre de vie et l’accueil d’unités de production ?
Quels sont les secteurs industriels à privilégier ?
F.B. : C’est très simple, ce sont tous ceux où nous avons des déficits injustifiés. J’appelle « déficits injustifiés » tous ceux qui concernent des produits ou des familles de produits pour lesquels nous avons la compétence technologique et les matières premières. La proposition que nous faisons au Haut-Commissariat au Plan, c’est de regarder famille par famille, filière par filière, la capacité de remobilisation du pays. C’est une étude extrêmement fine puisque nous avons étudié avec mon équipe 914 familles de produits dont le déficit s’affiche à plus de 50 millions d’euros. Sur certains produits, il sera difficile de rééquilibrer notre balance commerciale, c’est notamment le cas des hydrocarbures.
Mais il y en a beaucoup d’autres pour lesquels il n’est pas justifié, ni technologiquement ni du point de vue des approvisionnements, que nous soyons dépendants. Mais ça ne marchera qu’à une condition absolument essentielle, c’est que l’Etat, les collectivités territoriales et le monde des entreprises privées comprennent enfin qu’ils ont un objectif commun à défendre. L’Etat doit être stratège et fédérateur, et les entreprises privées doivent accepter de se considérer elles aussi comme un maillon majeur de l’intérêt national.
Oui, mais à condition de baisser les impôts de production ?
F.B. : On les a déjà pas mal baissés. Un grand nombre de décideurs considèrent même qu’on a fait des gestes conséquents à la fois sur la fiscalité du capital et sur les impôts de production. Cependant, je pense qu’il y a un certain nombre de décisions à prendre concernant la transmission des entreprises, notamment des PME. Nous avons là un retard.
Comment inciter nos administrations à favoriser le Made in France ?
F.B. : Les administrations le favoriseront lorsque la prise de conscience collective sera assez forte. Ça passe donc par la société. Les administrations obéiront à l’opinion publique, alors que l’opinion publique n’obéit pas aux administrations. La formule de la Constitution « Le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » n’a jamais été aussi justifiée à l’heure où les réseaux sociaux, les chaînes d’information continue, les sondages perpétuels créent une pression à laquelle les gouvernants ne peuvent résister. C’est donc dans l’opinion publique que la question se pose et que le sujet se joue.
Est-ce d’après vous l’un des enjeux majeurs de l’élection présidentielle ?
F.B. : Oui, majeur et dont tout dépend, notamment notre modèle, notre contrat social. C’est pour cela qu’il est essentiel et urgent aujourd’hui de réunir toutes les forces vives du pays autour de cet enjeu et de cette reconquête.
Propos recueillis par Valérie Loctin