Je m'abonne

Françoise Mercadal- Delasalles : Humaniser le numérique dès le plus jeune âge


La France se positionne aujourd’hui comme un acteur majeur de l’innovation numérique, portée par une vision ambitieuse : celle de devenir une véritable « Start-up Nation ». Françoise Mercadal-Delasalles, coprésidente du Conseil national du numérique, évoque l’importance de cette ambition, l’avenir de l’intelligence arti cielle et du cloud européen.

Le numérique est-il une nouvelle vocation professionnelle ?

Françoise Mercadal-Delasalles. J’ai exercé au ministère des Finances sur des missions passionnantes pendant douze ans. Peu après, j’ai reçu un appel de Daniel Lebègue, président de la Caisse des dépôts et consignations, afin de rejoindre ICDC, leur filiale informatique qui employait un millier de personnes. Honnêtement, ce secteur n’était pas mon domaine, mais la mission consistait à trouver une solution à l’incompréhension qui régnait entre informaticiens et autres salariés de la Caisse. J’ai relevé le défi et découvert un monde qui m’a totalement séduite, moi la littéraire qui ai grandi dans une famille de scientifiques.

J’ai rapidement saisi à quel point l’informatique devenait centrale dans l’organisation, et combien les dirigeants étaient à l’époque totalement insensibles à ce nouveau secteur qui devenait primordial.

Fin 2008, Frédéric Oudéa, de la Société Générale, m’a contactée pour me recruter. Le domaine bancaire mutait vers l’ère digitale, j’ai eu la chance de diriger la direction Ressources-Innovation. Cela a duré dix ans avant de m’orienter vers la direction générale du Crédit du Nord, la banque des entrepreneurs.

Comment agit le Conseil National du Numérique ?

Nous agissons en trois étapes. La première fut la création d’un collège incluant des profils intellectuels et scientifiques pour mieux comprendre les impacts du numérique.

La seconde étape fut d’aller confronter ces idées auprès de la population, de façon artisanale, sans budget, en contactant plus d’une centaine de mairies, écoles, associations, en tendant l’oreille à ce qu’ils avaient à dire. Ils ont parlé de clivage, de défiance, de difficultés administratives…

Enfin, nous avons constaté que notre capacité de déploiement reste déficiente, il fallait trouver un moyen pour nous adresser à tous sur l’ensemble du territoire et créer un numérique partagé et non clivant. Gilles Babinet, coprésident du CNNum, est d’avis qu’il faut discuter de ces sujets comme de la politique au comptoir, et a mis au point l’idée des « Cafés IA ».

L’idée a plu, un budget a été annoncé, et depuis le 21 mai, nous travaillons à la construction de ce mouvement de dimension nationale. Ces échanges collectifs doivent créer du lien social et permettre à tout un chacun de passer à l’action.

Et que fait l’Europe ?

Nous avons réussi l’Europe de la réglementation numérique de façon efficace, même si cela reste complexe. La CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) est pionnière en ce domaine, les échanges sont nombreux avec les responsables américains, les chercheurs, universités, associations, car l’Europe dispose d’un véritable savoir-faire en ce domaine.

Mais l’Europe numérique est à la traîne par rapport à l’espace, à l’aérien. Nous n’avons pas été capables de créer d’infrastructure européenne. Dans la banque, nous n’avons pas réussi à créer un cloud bancaire européen, ni même français. À une époque, tout était sur des supports américains. Nous espérons que pour l’IA, cela se passera mieux. Mistral AI existe et l’État investit beaucoup via France Relance 2030. L’Europe n’est présentée que comme une série de problèmes ou de pertes de souveraineté. Un travail énorme reste à faire, tout est à repenser pour que le travail déjà effectué ne soit pas déconstruit.

Vous êtes aussi entrepreneure, cofondatrice d’Auxo Dynamics ?

Des concours d’innovation internes avaient été organisés par la SocGen afin de faire émerger des projets et de les financer. Un jour, une jeune femme surdouée en informatique, Stéphanie Biron, s’est présentée avec un projet de néobanque pour professionnels. Une entrepreneure née, qui voit loin, dont le maître mot est : il faut y croire chaque seconde.

Nous avons quitté la banque il y a environ trois ans et réfléchi à ce qui nous tenait vraiment à cœur. La réponse fut : la transition écologique, une nouvelle étape qui ne peut se concrétiser sans outils numériques. L’idée est née de créer une plateforme pour PME et ETI qui leur permette d’adapter leur business model.

L’aventure entrepreneuriale était un monde inconnu pour moi. J’ai tout appris pas à pas avec Stéphanie Biron. Le seed, l’amorçage, s’est fait grâce aux vrais entrepreneurs qui ont investi chez nous et sont devenus nos premiers clients. À présent, notre seconde levée de fonds est en cours, notamment auprès d’Arkéa et de la Caisse des Dépôts.

Peut-on dire que l’arrivée des smartphones et de l’IA abaissent les compétences humaines ?

Au cours de ma carrière, j’ai pu voir la vitesse de cette révolution et la nécessité pour les entreprises de comprendre l’impact futur pour s’y adapter. J’ai organisé des conférences avec des philosophes comme Michel Serres, Bernard Stiegler et des scientifiques tels que Hubert Reeves.

Michel Serres avait compris que le smartphone allait tout changer dans nos relations interpersonnelles, dans notre psychologie, en sociologie. Il parlait d’une « révolution anthropologique », confiant en la capacité du genre humain à passer à une nouvelle étape cognitive.

Bernard Stiegler mettait en avant une autre vision. Bien des révolutions ont eu lieu, mais elles intervenaient sur des temps très longs permettant au cerveau de s’adapter, contrairement à aujourd’hui. Selon moi, la disparition de certaines compétences est logique, cependant, je reste inquiète. Nous menons des actions sur le terrain au sein du Conseil National du Numérique (CNNum), et avons constaté un grand désarroi. Il ne s’agit pas d’un simple gap générationnel, mais plutôt d’un fossé socio-économique.

L’accélération technologique contribue à une forme de clivage entre ceux qui maîtrisent et deviennent plus efficaces, et ceux qui subissent l’effet inverse.

La démocratisation numérique contribuerait-elle à la radicalisation ?

Des outils d’une telle facilité, praticité, si intuitifs, sont aujourd’hui dans les mains de plus de 5 milliards de personnes. Au sein du CNNum, nous sommes d’avis que l’on ne lutte pas en interdisant, d’autant que cette démocratisation technologique peut être un facteur d’émancipation.

Pour ne pas devenir esclave d’un simple outil, il faut nous mettre en capacité d’agir avec et sur la technologie dès le plus jeune âge.

Nous sommes dans une économie de l’attention, les géants numériques cherchent à capter cette attention pour se nourrir de nos données, réduisant parfois l’être humain à une série d’instincts, en recherche de plaisirs immédiats. Cette économie rapporte à un très petit nombre.

Pour la première fois, des entreprises planétaires ont réussi à capter des milliards d’utilisateurs dans un seul réseau. Nos politiques n’ont pas forcément saisi où s’était produit ce point de rupture qui explique très largement la fracture entre l’élite et le peuple.

À voir aussi