En février 2019, la Commission européenne avait rejeté le projet de fusion entre Alstom et Siemens — une « erreur économique », selon Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie. Un an plus tard, la Commission devra peut-être se pencher sur un autre rapprochement : le groupe français envisage de fusionner ses activités ferroviaires avec le canadien Bombardier. L’institution présidée par Ursula von der Leyen peut-elle à nouveau mettre son veto ? Éléments de réponse avec Corinne Khayat, associée du cabinet UGGC Avocats.
A l’image de son veto contre la fusion Alstom-Siemens, peut-on envisager que la Commission européenne s’oppose également au projet de fusion avec Bombardier ?
Aucun accord définitif n’a pour l’instant été signé. Deux grandes catégories de marchés étaient concernées par la fusion Alstom-Siemens : le marché des systèmes de signalisation pour lignes ferroviaires et métros, et le marché du matériel roulant. Il n’est actuellement pas possible de savoir avec certitude la position de la Commission puisque le périmètre de l’opération n’est pas encore fixé.
En théorie, comme pour toute opération de concentration qui doit lui être notifiée, la Commission européenne est en mesure de s’opposer à une fusion dès lors qu’elle porte significativement atteinte au jeu de la concurrence sur le marché intérieur. Ceci étant, la Commission pourrait l’assortir d’engagements de la part d’Alstom et Bombardier pour remédier aux préoccupations de concurrence.
On constate une certaine volonté de la Commission d’adapter ses règles après l’échec de la fusion Alstom-Siemens. A l’occasion d’une conférence de presse tenue fin 2019, Margrethe Vestager a annoncé vouloir actualiser sa méthodologie sans modifier les traités pour autant. La Commission envisage de réviser sa communication de 1997 sur la définition du marché pertinent, qui constitue une étape clé lors de l’examen des opérations qui lui sont notifiées. L’hypothèse d’un veto n’est donc pas encore envisageable à ce stade…
Sur quels éléments la Commission fonde-t-elle ses décisions ?
La Commission veille à qu’il n’y ait pas de création ou de renforcement d’une position dominante liée à la mise en œuvre d’une fusion. Elle examine donc la position des parties sur les marchés concernés. Dans un premier temps, la Commission dégage l’ensemble des marchés sur lesquels les parties interviennent ainsi que ceux susceptibles de subir les effets de l’opération. Ces marchés peuvent s’avérer extrêmement nombreux et comporter différentes sous-catégories en raison de leur technicité.
Dans un second temps, la Commission procède à une analyse concurrentielle de l’impact de l’opération sur les marchés concernés pour décider si l’opération ne favorise pas de pouvoir de marché. La Commission prend garde à ce que l’opération n’écrase pas toute possibilité de concurrence, ce qui accentuerait les risques d’augmentation des prix et de régression de l’innovation.
Finalement, quels éléments pourraient faire échouer la fusion entre Alstom et Bombardier ?
Sur le plan économique, Bombardier peut demeurer un concurrent important sur le secteur ferroviaire. Il conviendrait donc de s’assurer que les segments de marchés concernés par l’opération ne subissent pas le pouvoir de marché d’un seul et même acteur au détriment des autres entreprises concurrentes, notamment Siemens.
Un éventuel veto serait-il irrémédiable ?
Des engagements peuvent toujours être proposés durant la notification par Alstom et Bombardier afin de répondre aux préoccupations de concurrence. Ces remèdes peuvent être de nature structurelle ou comportementale. La commission favorise les remèdes structurels, tels que les cessions d’activité à un acquéreur indépendant de la future entité afin de favoriser l’émergence d’un nouveau concurrent sur le marché ou de renforcer celui déjà présent afin de maintenir la pression concurrentielle sur les marchés concernés.
Cela permet à la Commission de ne pas surveiller ultérieurement le respect des engagements des entreprises. Début 2019, à l’occasion du rachat de Rockwell Collins par United Technologies Corporation (UTC) dans le secteur aérospatial, l’entreprise française Safran avait profité de ces engagements structurels pour acquérir les activités en actionneurs de commandes de vol et équipements de cockpits de Rockwell Collins.
Les engagements comportementaux sont les remèdes par lesquels une entreprise s’engage à suivre un comportement économique déterminé. Il peut s’agir d’un encadrement de la politique tarifaire et commerciale.
Les remèdes proposés par Alstom et Siemens n’avaient pas convaincu la Commission. Pour le matériel roulant, les parties avaient notamment proposé de céder un train incapable de rouler à très grande vitesse. Le reste des remèdes consistait en des combinaisons complexes de cessions d’actifs.
Y aurait-il des recours possibles pour Alstom et Bombardier ? Si oui, lesquels ?
En cas de refus par la Commission d’autoriser la procédure, les parties peuvent envisager un recours devant le Tribunal de l’Union européenne dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision. En 2017, le veto de la Commission à l’encontre du rachat de TNT par UPS avait finalement été annulé après un tel recours. Cette perspective de contentieux est toutefois longue pour des entreprises ayant besoin d’être réactives, d’où la nécessité de bien étudier la faisabilité d’un projet au stade de la notification devant la Commission.
Quelles sont les différences avec le rapprochement avorté entre Alstom et Siemens ?
Il est difficile d’évaluer précisément les différences en l’absence de tout projet définitif. Les marchés ferroviaires concernés par l’opération peuvent donc être différents. Le fait que la nature de l’opération — en l’espèce une acquisition — soit différente de l’opération qui était envisagée par Alstom et Siemens — une fusion — est indifférent au stade de l’analyse concurrentielle. Tel est également le cas des difficultés financières rencontrées par Bombardier.
Il résulte en revanche de la version non-confidentielle de la décision Alstom-Siemens que les parts de marchés de Bombardier seraient plus limitées que celles de Siemens sur le segment du matériel roulant à grande et très grande vitesse, avec un incrément plus faible. Bombardier représente un acteur important sur le marché mondial, mais son implantation sur le marché européen pourrait peut-être être moindre.
Le contexte économique pourrait également être sensiblement différent avec l’arrivée de CRRC sur le marché européen. En effet, fin 2019, l’entreprise chinoise CRRC a racheté le constructeur de locomotives allemand Vossloh Locomotives.
Quel est l’impact d’un veto européen sur deux entreprises souhaitant fusionner ?
En premier lieu, il est important de relever que la plupart des opérations notifiées obtiennent une autorisation. En cas de refus, les entreprises ne peuvent mettre en œuvre l’opération envisagée. Alstom et Siemens ont immédiatement abandonné le projet sans envisager la perspective du recours. Il y a eu environ une dizaine de refus de la Commission durant la dernière décennie. Outre le refus de la fusion avec Siemens, la Commission a interdit en 2019 le rapprochement entre les entreprises allemandes Aurubis et Wieland sur le secteur du cuivre.
Quelles sont les procédures à suivre en cas de fusion pour obtenir l’aval de la Commission ? Quels sont les critères à respecter ?
La procédure de notification répond à des règles fixées par des règlements européens dont le plus récent remonte à 2004. Il se peut que la Commission ne soit pas compétente pour traiter d’une opération selon que les parties atteignent ou non les seuils. Si les seuils de chiffre d’affaires requis sont atteints, l’opération doit être notifiée auprès de la Commission.
Lorsque l’opération est notifiée, une première phase de 25 jours ouvrables s’ouvre. En cas de doute, la Commission ouvre une seconde phase de 90 jours ouvrables. Elle examinera durant ces délais si l’opération soulève des préoccupations de concurrence Tout au long de la procédure de notification, la Commission communique aux parties un certain nombre de questions précises lui permettant de mieux appréhender les conséquences de l’opération.
La Commission a le pouvoir d’infliger des amendes jusqu’à concurrence de 1 % du chiffre d’affaires total réalisé par l’entreprise lorsque cette dernière fournit un renseignement inexact, dénaturé, incomplet ou au-delà du délai prescrit, et jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires total journalier moyen par jour ouvrable de retard à une demande de renseignement.
En outre, la Commission a la possibilité d’infliger des amendes jusqu’à concurrence de 10 % du chiffre d’affaires total réalisé par l’entreprise concernée lorsque, de façon délibérée ou par négligence, celle-ci omet de notifier une concentration avant sa réalisation, réalise une concentration en violation des dispositions du présent règlement ou contrevient à une décision de la Commission.
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