Comment avez-vous été amenée à reprendre l’entreprise Taillefer ?
Gaëlle Pignet-Condal : J’étais actionnaire minoritaire dans l’entreprise familiale d’exploitation de carrière installée en Normandie. J’y ai travaillé dix ans, j’avais la volonté d’intervenir sur le plan stratégique, mais cela ne fut pas entériné, donc je l’ai quittée. Le problème était que je n’avais pas de plan B. J’étais diplômée de l’École de Management de Normandie, j’avais suivi des études d’expertise comptable, et après réflexion, j’ai décidé après ce départ de privilégier ma liberté et de m’accorder une année dans l’idée de trouver une entreprise à racheter.
J’ai posé des critères très précis, mon souhait était de pérenniser une entreprise de moins de 50 salariés dans un domaine connexe au BTP, car je disposais déjà d’un réseau dans ce secteur, une condition un peu plus complexe était qu’il fallait qu’elle soit proche de mon domicile, car mes deux filles étaient en bas âge. Ce fut compliqué, après un premier projet avorté, KPMG m’a proposé la Chaudronnerie Taillefer en me disant qu’elle correspondait exactement à mes critères : 39 salariés, près de chez moi, et la fille du cédant ne se positionnait pas en successeur. J’ai rapidement envoyé ma lettre d’intention avec deux heures seulement pour faire mon offre de prix, car il y avait d’autres candidats. Je pense que ce fut un coup de cœur réciproque.
Avez-vous rencontré des difficultés pour rassembler les financements ?
J’ai travaillé avec la collaboration d’un courtier et ai bénéficié de l’accompagnement du réseau Entreprendre et du CRA. J’ai rencontré dix banques en deux semaines, obtenu les financements en une semaine. Le dossier que j’avais eu à remplir était déjà extrêmement complet et m’a beaucoup aidée sur ce point. À ce moment-là, je ne connaissais rien à la chaudronnerie, ce fut une pure découverte, il a fallu s’accrocher et apprendre. Par la suite, il a également fallu investir 3,5 millions d’euros sur trois ans pour le renouvellement total de l’outil de travail, qui n’était pas à même d’absorber la hausse d’activité.
En quoi consiste le savoir-faire de la Chaudronnerie Taillefer ?
On parle de chaudronnerie lorsque l’on travaille des épaisseurs d’acier de 5 à 6 mm, en dessous on parle de serrurerie. Notre cœur de métier est la fabrication d’équipements XXL, silos et cuves, peints ou galvanisés, pouvant aller jusqu’à 20-21 mètres de haut et 5 à 6 mètres de diamètre. Ils sont monoblocs chaque fois que cela est possible, et verticaux, ce qui représente un avantage concurrentiel, car la plupart sont horizontaux, avec un risque d’ovalisation.
Pendant plus d’une vingtaine d’années, la spécialisation de Taillefer était la centrale à béton en sous-traitance, mais le marché s’est effondré en 2012-2013, Jean-Claude Teillant avait alors décidé de lancer sa propre marque. Après la reprise, si nous avions décidé de rester sur la centrale à béton, nous serions probablement morts. Nous nous sommes rapidement diversifiés dans l’environnement avec de grands clients tels que Véolia, Suez, Vinci, Derichebourg…
Qui sont vos concurrents ?
Par notre diversification, nos concurrents français sont soit sur la centrale à béton, soit sur les travaux publics, ou l’environnement et le traitement de déchets, mais pas sur tous ces créneaux à la fois. De plus, nous sommes certifiés MASE (Manuel d’Amélioration Sécurité des Entreprises) au niveau des ateliers et des équipes chantiers. Nous avons fait nos preuves, y compris pour des opérations d’urgence. Autre service très spécifique, les équipes de Taillefer sont capables de démonter une centrale dans le Nord, de la rénover et de la repositionner dans une autre région. Ce nouveau service de montage et maintenance représente à présent 30% de notre chiffre d’affaires. En réalité, il n’y a pas d’équivalent Taillefer en France.
Quels sont vos projets ?
Nous avons un projet au niveau européen. Pour l’instant, ce sont nos clients qui exportent nos produits. Autre projet, nous préparons notre bilan carbone avec l’aide de l’Ademe et de la BPI, cela prend du temps, il vaut mieux anticiper, car les grands groupes avec lesquels nous travaillons vont forcément nous le demander un jour. En matière de DRH, nous poursuivons le partage du savoir, 10% du personnel est constitué de jeunes apprentis, qui apprennent le métier avec les anciens.
Nous venons d’achever un accompagnement sur la marque employeur qui a abouti à la définition de nos valeurs avec les salariés : Passion, Plaisir, Audace, Pugnacité. Au lieu de faire de nouveaux bureaux, la décision a été prise de rénover les nôtres, en collaboration avec un graffeur normand qui va taguer les valeurs de l’entreprise sur trois faces de l’entreprise. Enfin, nous nous engageons sur la voie de la croissance externe. Nous sommes actuellement en négociation pour la reprise d’une entreprise qui travaille dans la manutention, le transport du vrac.
Le fait d’être une femme dirigeante dans un monde masculin a-t-il été un aiguillon ?
Être une femme est une opportunité dans cet univers très masculin, cela marque les esprits, on se souvient de vous, on s’intéresse à vous. Je suis passionnément indépendante, mais à la reprise, avec 100% des actions, je me suis sentie un peu seule, mon mari a donc rejoint l’aventure et cela m’apporte énormément. J’aime le travail collectif, les contrepouvoirs me sont nécessaires, or l’ancienne équipe de direction avait démissionné. La première année fut très mouvementée et la complémentarité avec mon mari est devenue un véritable atout, nous avons chacun un rôle bien défini.
Être une dirigeante femme, c’est aussi vouloir former des chaudronnières et créer lors de l’extension des locaux spécifiques pour les femmes. Nous sommes aussi dans des métiers qui ont du mal à recruter, et je n’oublie pas que le cédant m’a laissé ma chance, nous avons le devoir de réciprocité. Je suis dépositaire de la confiance qu’il m’a offerte. J’étais très affectée dans les débuts lorsque des employés nous quittaient, d’autant que notre bonne réputation implique aussi que l’on vienne débaucher chez nous. Aujourd’hui, j’ai compris que, peu importe la durée que nos nouveaux salariés passent chez nous, chacun apporte sa pierre à l’édifice. J’ai appris à gérer cet aspect un peu difficile, à nous de les fidéliser dans la mesure du possible, car Taillefer est avant tout une très belle aventure humaine collective.
Propos recueillis par Anne Florin