Entre la pression de la grande distribution, la mode du bio, le gaspillage alimentaire et les difficultés des agriculteurs, l’élite de la gastronomie française dresse un bilan sur l’état de notre alimentation, tantôt optimiste, tantôt pessimiste. Interview croisée de quatre chefs étoilés : Arnaud Lallement (L’Assiette Champenoise), Guy Martin (Grand Véfour), Jean-Michel Lorain (La Côte Saint-Jacques), et Georges Blanc (Georges Blanc).
Quel regard portez-vous sur le marché de la grande distribution en 2017 ?
Jean-Michel Lorain
: C’est compliqué ! L’offre est tellement diversifiée que cela tire la qualité vers le bas. La préoccupation principale des ménages reste avant tout le budget. Beaucoup de consommateurs regardent le prix et privilégient les produits les moins chers, même pour 10 ou 15 centimes d’écart.
Arnaud Lallement
: Je souhaiterais une traçabilité bien plus efficace, claire et respectée. Il est en effet dommageable d’attendre les scandales alimentaires pour essayer d’améliorer les choses !
George Blanc
: Inévitablement, la grande distribution va développer davantage la filiale bio et étoffer son offre notamment sur le Net.
Guy Martin
: On a l’habitude de critiquer la grande distribution, mais je suis très confiant quant à l’avenir. Ainsi, depuis quelques années, on assiste à un nouveau virage qui consiste à travailler avec les producteurs locaux. De grandes enseignes comme Carrefour ont ainsi ouvert des espaces bio, proposant des légumes et des fromages extraordinaires de chez Petite dans le Jura par exemple.
J’ai d’ailleurs été agréablement surpris par la qualité de ces fromages… ou des poissons de la marque Petit Bateau. La montée en gamme de produits sourcés localement est une bonne chose, grâce à une véritable prise de conscience.
« L’offre est tellement diversifiée que cela tire la qualité vers le bas »
Jean-Michel Lorain
Quelle politique agricole, française et européenne, permettrait de soutenir les agriculteurs engagés dans une production de qualité ?
Jean-Michel Lorain
: Il y a deux façons d’aborder les choses : soit on achète en quantité et on essaye de s’en sortir par la masse ; soit on produit moins en privilégiant la qualité, notamment avec le bio.
Pour nous, les chefs, notre cœur penche évidemment pour les petits producteurs attachés à leur terroir, en harmonie avec notre façon de travailler. Car bien manger, ce n’est pas forcément y mettre le prix, c’est surtout manger différemment ! Mais quand je vois au supermarché des caddies remplis de saucisses, de sodas, de charcuteries de mauvaise qualité… je suis désespéré.
Arnaud Lallement
: La plupart des petits producteurs, que l’on retrouve sur les marchés d’ailleurs, sont capables aujourd’hui de proposer de bons produits. Ce sont eux qu’il faut aider ! On doit également remotiver les agriculteurs à développer leur distribution via des coopératives par exemple.
George Blanc
: Depuis 40 ans, je suis engagé et élu au sein du comité interprofessionnel de la volaille de Bresse, qui regroupe tous les acteurs du secteur. J’ai donc pu me rendre compte qu’en produisant plus, la qualité en pâtit. Et ce sont les consommateurs qui devront arbitrer !
Guy Martin
: Il faudrait déjà alléger les charges, valoriser les métiers, ne pas opposer différents types de producteurs… et revoir la longue liste des normes européennes, notamment sur les fromages ! Mais on parle toujours de ce qui ne va pas, je constate pourtant une réelle prise de conscience dans le monde agricole.
La haute gastronomie française n’est-elle pas trop élitiste pour profiter au plus grand nombre ?
Jean-Michel Lorain
: Pas du tout ! La haute gastronomie a depuis longtemps été démocratisé en France. Notre clientèle est ainsi pour une bonne part issue de la région et s’attable dans notre établissement pour se faire plaisir, avec un premier menu à 78 €.
Nous assistons à une révolution : il y a 15 ans, seul les plus aisés pouvaient se payer un repas dans les restaurants étoilés. Désormais, pour être accessible au plus grand nombre, nous organisons ponctuellement des opérations, comme livrer 400 repas au resto du cœur. A notre échelle, nous essayons de faire goûter au plus grand nombre la cuisine gastronomique, même si parfois nous le faisons à titre gracieux.
Arnaud Lallement
: Tout secteur élitiste a un coût et ne peut pas être accessible au plus grand nombre. Ainsi, tous les 3 étoiles travaillent principalement avec des artisans. Mon maraîcher par exemple met 1 heure à cueillir les 300 petites courgettes avec lesquelles je cuisine pour un seul service !
De même, au restaurant, nous faisons 40 couverts le midi et 55 le soir… et j’ai 55 salariés dédiés, soit quasiment un employé par client ! Et sur les 200 € que dépense un client, quand vous avez retiré 20% de TVA et 45% de charges, il ne reste plus grand-chose !
George Blanc
: Non ! La haute gastronomie est une vitrine puissante, une signature française. Beaucoup de personnes au revenu modeste n’hésitent pas à casser leur tirelire pour se payer un tel menu. C’est comme aller voir un grand artiste se produire sur scène, cela reste accessible à un public diversifié.
Nous servons ainsi 100 couverts par jour pour un ticket moyen de 250 €. À ce prix, le client s’attend à vivre une expérience et c’est ce que nous lui proposons.
Guy Martin
: La haute gastronomie est comme une voiture haut de gamme ou un sac cousu main, cela a un coût… Entre les salaires, les charges, le coût des matières premières, le blanchissage, les fleurs… impossible de proposer un menu moins cher.
D’ailleurs, les chefs étoilés ouvrent souvent une deuxième maison, plus accessible, aux tarifs moins élevés. Car, croyez-moi, niveau rentabilité, mieux vaut ouvrir une pizzeria bien placée qu’un restaurant gastronomique !
À l’ère de la multiplication du fast-food, une réforme du manger sain est-elle nécessaire ?
Jean-Michel Lorain
: Malheureusement, nous n’allons pas dans le bon sens. En tant que chefs, nous essayons d’apporter notre pierre à l’édifice mais nous ne sommes pas dans la tête des gens.
Des efforts ont pourtant été faits, notamment dans les cantines scolaires où des normes garantissent des repas équilibrés, avec un certain pourcentage de produits bio, et des frites une seule fois dans le mois. Mais le problème je le connais pour avoir travaillé sur des menus de cantines : les gamins ne mangent pas car ils ne sont pas éduqués dans ce sens !
Arnaud Lallement
: Les fast-food, pourquoi pas, de temps en temps, pour manger différemment. D’ailleurs, les chefs ne mangent pas que dans des restaurants étoilés. D’autant qu’il existe de bons fast-food. À Reims par exemple, des jeunes ont ouvert un resto de hamburgers où tout est frais et fait maison. Un vrai fast-food à la française !
George Blanc
: Le fast-food, très populaire, gagne du terrain en France. Et chez ces rois de la malbouffe, la qualité des produits utilisés laisse à désirer. Mais je ne suis pas inquiet : nul besoin de réforme pour que les gens mangent plus sainement, les Français ne souhaitant pas ressembler aux Américains…
Guy Martin
: Inutile de réformer, les Français se posent déjà assez de questions quant à leur alimentation ! Ils raffolent de plus en plus d’une cuisine plaisir et bien-être, sans trop d’excès. Demain, nous mangerons encore plus sainement qu’aujourd’hui, j’en suis persuadé !
« Nul besoin de réforme pour que les gens mangent plus sainement »
Georges Blanc
Suites aux différents scandales alimentaires, comment être sûr de ce que l’on trouve dans l’assiette ?
Jean-Michel Lorain
: Il faut faire confiance aux filières. Nous sommes dans un monde qui monte une info en épingle sur un produit ou une société qui n’a pas respecté les normes. Mais pour un mouton noir, on stigmatise toute une profession ! Surtout, le zéro défaut n’existe pas, même dans les circuits courts.
Arnaud Lallement
: Nous devrions éviter les scandales alimentaires en imposant des règles d’inspection draconiennes. J’ai déjà rencontré plusieurs responsables, tous sont extrêmement motivés par leur travail mais hélas, ils ne disposent pas des moyens nécessaires pour contrôler chaque établissement.
Une petite heure pour un contrôle sur l’hygiène alimentaire est par exemple totalement insuffisant. Pour une surveillance plus complète, il faudrait des moyens supplémentaires.
George Blanc
: En rendant l’information plus claire et en privilégiant les produits d’appellation contrôlée et protégée et les labels. Chez nous, l’hygiène alimentaire est primordiale, nous sommes d’ailleurs suivis par un laboratoire que nous payons pour venir analyser nos produits.
Guy Martin
: Il faut avoir confiance en son producteur, améliorer la traçabilité, simplifier les codes présents sur l’étiquetage et, surtout ne pas hésiter à poser des questions à ceux qui nous vendent les produits. S’ils sont incapables de répondre sur la traçabilité, mieux vaut changer de crèmerie.
Un an après la loi sur le gaspillage alimentaire, comment luttez-vous contre ce fléau ?
Jean-Michel Lorain
: Chaque jour, en rationalisant ! Par exemple, 30 à 40% du personnel mange au restaurant, ce qui réduit les pertes alimentaires. Mais on peut toujours faire mieux, c’est certain. Nous réfléchissons actuellement à recycler les déchets en compost.
Arnaud Lallement
: Il n’y en a quasiment pas : nous dosons chaque assiette et utilisons ce qui n’entre pas dans la composition du plat pour les sauces, les crèmes… En outre, notre carte est réduite : proposer moins de choix évite le gaspillage alimentaire.
D’ailleurs, notre plat phare, le Saint-Pierre, représente à lui seul 40% des commandes. Rien ne part à la poubelle car le gâchis serait irrespectueux vis-à-vis des pêcheurs et des maraîchers.
George Blanc
: Nous recyclons tous les produits. Lorsque nous fermons le restaurant le dimanche, au lieu de jeter nos denrées, nous les utilisons à l’Auberge*. Le personnel déjeune également sur place. Et nous participons également aux Restos du cœur en livrant occasionnellement des repas.
Guy Martin
: La cuisine, c’est comme le cochon, tout peut être mangé et recyclé, même les épluchures de légumes ! Le recyclage est une règle d’or. En tant que Savoyard, je suis très pointilleux sur le sujet.
L’alimentation des Français a bien changé, entre le bio, les vegan, les glutenfree, le halal et le cacher, vers quoi évolue ce secteur ?
Jean-Michel Lorain
: Dans mon restaurant, je suis un peu harcelé par la mode du sans gluten qui ne concerne pas uniquement les intolérants. Chez les vegan, c’est pareil, c’est toujours un effet de mode. Je ne sais pas vers quoi évolue ce secteur mais je reste persuadé que ces modes sont éphémères.
Arnaud Lallement
: Le secteur évolue vers une volonté de manger plus sainement. Les Français se sont rendu compte de l’importance de manger équilibré et de privilégier des produits de qualité sans pesticides.
George Blanc
: Quelle que soit la tendance du moment, nous nous adaptons. Nous proposons ainsi des menus végétariens, du pain bio… et nous fonctionnons souvent au cas par cas, avec des plats sur-mesure. Selon moi, nous nous dirigeons vers une cuisine individualiste où chacun doit être libre de manger ce qui lui plaît.
Guy Martin
: Les exemples cités ne sont que des effets de mode. Le sans gluten par exemple ne concerne qu’une petite partie de la population européenne. J’ai organisé récemment un dîner au Japon pour 850 convives où un seul était végétarien.
« Pour faire de la bonne cuisine, il ne faut pas oublier d’où on vient, où on se trouve et pour qui on cuisine »
Arnaud Lallement
Le bio serait-il le nouveau Graal ?
Jean-Michel Lorain
: Non, c’est une voie parmi d’autres. Je ne recherche pas absolument le produit bio car les prix sont encore relativement élevés. D’ailleurs, les producteurs avec lesquels je travaille ne sont pas tous bio. En revanche, tous limitent l’utilisation de pesticides au minimum.
Arnaud Lallement
: Ce n’est pas qu’un effet de mode, c’est une réalité. Pour autant, il n’y a pas que le bio, il y a aussi l’artisan qui produit ! Je ne suis pas certain qu’une orange bio qui vient de Marrakech, après l’avion et le train, soit plus saine qu’une orange produite à 5 km de chez moi.
George Blanc
: Oui ! Il y a une clientèle réceptive pour l’alimentation bio.
Guy Martin
: Je prends davantage position sur le côté raisonné que sur l’effet de mode en lui-même. Ce marché en pleine expansion permet aux consommateurs de devenir responsables.
À quoi ressemblera la cuisine du futur ?
Jean-Michel Lorain
: On voit tout et n’importe quoi, comme aux États-Unis où ils ont réalisé un steak en 3D sans protéine animale, ce qui a coûté 250.000 $. Pour autant, je crois que nous nous dirigeons vers une transformation de l’agriculture, beaucoup d’agriculteurs aujourd’hui ne vivant pas de leur récoltes.
Arnaud Lallement
: J’espère simplement qu’elle suscitera toujours autant d’émotion. Le moléculaire a été très à la mode pendant 15 ans, aujourd’hui, la tendance est à une cuisine très gourmande notamment avec le grand retour des plats en sauce. Pour faire de la bonne cuisine, il ne faut pas oublier d’où on vient, où on se trouve et pour qui on cuisine.
George Blanc
: À une cuisine saine ! Par exemple, lorsque l’on grille une viande, il faut éviter de la carboniser mais les gens ne le savent pas forcément. Pendant un temps, on parlait de la cuisine moléculaire comme d’une révolution, mais elle a suscité beaucoup de rejet et plus personne n’en parle aujourd’hui. Finalement, c’est le client qui nous guidera…
Guy Martin
: Dans les années 70, on pensait qu’en 2000 on ne mangerait que des pilules, comme les astronautes. Des prévisions visiblement erronées, heureusement. Aujourd’hui, les artisans et les cultivateurs proposent des produits sains et de qualité. Ce sont eux qui concocteront la cuisine du futur. Je reste d’ailleurs persuadé que nous ferons de belles découvertes avec de nouveaux fruits et légumes et épices que l’on ne connaît pas encore.