Ne croyez pas trop les légendes. La plupart sont écrites par des théoriciens sans rapport avec la réalité. J’ai eu la chance d’échanger et de voir de près le plus grand restaurateur français contemporain.
Qualité, recettes, management de son entreprise, cet homme de 80 ans règne sur un petit empire de saveurs et de talents avec simplicité, bienveillance et professionnalisme. Certains se demandent comment il fait. Je crois pouvoir dire que tout se passe sur le terrain à partir du moment où la passion du travail bien fait et l’enthousiasme intact sont bien au rendez-vous ! C’est Georges Blanc qui le dit lui-même : « J’aime ce que je fais et comme l’écrit Rabelais : la gaité, c’est la moitié de la santé, les joyeux guérissent toujours ! »
Celui qui rêvait de devenir pilote de chasse s’est construit comme le plus grand chef français de sa génération, triple étoilé Michelin sans discontinuer depuis 1981. L’aïeul de la famille, qui avait ouvert sa petite maison il y a 150 ans dans ce village improbable de la Bresse, ne reconnaîtrait pas ce qu’en ont fait leurs descendants, aujourd’hui quatrième génération aux commandes. Presqu’un miracle tant gastronomique qu’entrepreneurial.
Le village est devenu un Domaine gourmand unique au monde, entièrement dédié à la gastronomie et aux produits régionaux. Georges Blanc y a consacré sa vie, il a racheté plus de 30 maisons pour en faire un ensemble de 3 hôtels, 3 restaurants et de nombreuses boutiques spécialisées. Son groupe dépasse les 22 millions de chiffre d’affaires annuels avec 220 collaborateurs. Et il faut le voir, chaque matin, encore arpenter les ruelles de son empire gastronomique de Vonnas, dans l’Ain commune hors du temps située sur une petite département entre Macon et Bourg-en-Bresse et où règne une atmosphère presqu’inimitable.
Il faut dire que l’ami Georges a le bras long. À force d’avoir pris l’habitude de recevoir, presque sans discontinuer, tous les présidents de la République sans exception, Georges Bush et Emmanuel Macron compris, il a su trouver les mots pour obtenir au bon moment l’aménagement d’une bretelle de sortie d’autoroute pour accéder à ses établissements. Un privilège royal obtenu lorsque l’administration savait encore se montrer coopérative avec les nécessités de l’intérêt collectif, en l’occurrence celui d’un certain art de vivre. « Cela m’a pris 5 ans mais je n’ai rien lâché. Car il passe 140 000 voitures par jour sur l’autoroute A6. »
Ne nous y trompons pas : si l’auberge triplement étoilée de la Bresse n’est certes pas à portée de toutes les bourses, la vista du grand Chef lui a fait ouvrir un bistrot gourmand au rapport qualité-prix accessible, permettant d’accéder à la fameuse volaille de Bresse dans un décor bucolique et champêtre sans pareil.
Du grand art, Georges Blanc est un épicurien attiré par le beau. Ses deux maîtres dans la vie, en la matière, auraient pu être Paul Bocuse, son ancien voisin lyonnais de Collonges-au-Mont-d’Or, ou pourquoi pas Philippe Dépée, de l’Auberge des Templiers, son grand ami de Gien (Loiret), un des fondateurs de la chaîne Relais & Châteaux. Mais ce sont deux clients fidèles, Raymond Loewy, le pape du design industriel, et Antoine Riboud, le lyonnais fondateur de Danone, qui semblent l’avoir le plus inspiré.
De Loewy, Blanc a su tirer l’art du beau et il raconte : « Le rêve commence dans l’assiette mais cela ne suffit pas. Il faut que tout l’environnement soit esthétiquement attirant et marque l’esprit. »
De Riboud, c’est plus l’art du rêve : «Le patron de Danone, fidèle client de l’auberge m’a fait saisir toute l’importance du décor, de l’ambiance, du plaisir et m’a poussé à imaginer ce concept de village gourmand global.» Il faut se promener dans les allées fleuries du superbe parc de l’établissement pour vraiment saisir l’instant. Baudelaire parlait de « luxe, calme, et volupté… » Blanc, lui, les a mis en œuvre. Le rouge et le jaune orangé sur les murs se marient à merveille et ne dépareillent nullement ce bel ensemble bressan. À force de restaurer et d’embellir ses différents restaurants et boutiques, Blanc a fini par faire de Vonnas un décor à ciel ouvert. Du grand art, on n’est pas chez Disney, car ici, tout est vrai. Cela fait 150 ans que la maison Blanc sert à table sans discontinuer.
Il faut avoir eu la chance de partager la table du grand maître des lieux pour arriver à saisir au vol les quelques ingrédients non pas de ses recettes de cuisine – je n’étais pas là pour cela – mais de son art de l’exécution et de la perfection qui, comme on le sait, résident dans le détail.
Au moment de passer à table, Georges détecte une minuscule toile d’araignée si discrète qu’il est le seul à l’avoir vue, nichée tout en haut d’une des poutres du plafond cathédrale.
Cela n’est pas sans me rappeler un autre grand entrepreneur, un certain Jean-Claude Decaux, qui avait interrompu l’interview qu’il nous avait accordée tant il ne supportait pas de voir un store vénitien de son bureau ne plus fonctionner.
Cet art du détail est sans doute la marque des grands. D’autant qu’il s’exerce presque naturellement, l’air de rien et sans forcer. Chez Blanc, comme Decaux, c’est sûrement une seconde nature !
Georges Blanc, malgré les charges de sa fonction, reste accessible à tous et d’humeur égale. Rien ne le réjouit davantage que de faire un selfie avec un de ses clients, une humeur idéale pour garder la santé. Au magazine Thuries, il ajoute : « j’ai des projets pour 20 ans, et quand on vit de projets, notre santé est protégée. »
Il faut le voir quasiment à chaque repas, midi et soir, aller saluer, souvent accompagné désormais de son épouse, chacun de ses convives à toutes les tables et discuter avec tous. Un plaisir qui n’est pas forcé : « c’est ma récompense quotidienne, cela me donne une motivation intacte et en plus c’est fou ce que j’apprends et sur tout. »
Notre maître-queue a un carnet d’adresses digne des plus grands patrons de presse de la grande époque, celle d’un Pierre Lazareff. Politique, showbiz, Julien Clerc, Sylvie, Platini, Sarkozy : « les politiques, on les voit moins avec les réseaux sociaux. Ce qui est drôle, c’est que je vois venir ici plus des hommes de gauche que de droite, allez comprendre… Les communistes m’ont même invité à la fête de L’Huma.. »
Et puis cette drôle de confidence : « ici dans la région, je fais travailler nombre de fournisseurs et de sous-traitants locaux, mais c’est étrange, je ne les vois jamais. Heureusement, qu’il reste les patrons lyonnais ; Lavorel, Thannberger, Burelle, Lescure, Aulas.. ; eux, je les vois. »
Au fait et Laurent Gerra ? Au moment même où je lui pose la question, le célèbre imitateur l’appelle sur son portable : «comment tu vas mon Loulou, on dîne toujours demain soir…»
Visiblement, l’amitié entre les deux est au beau fixe. Et le fait que Laurent Gerra ait repris récemment le restaurant Léon de Lyon, ne change rien entre eux deux. Bien au contraire…
Homme de tradition ouvert aux modernités, il faut le voir arborer avec fierté son compte Instagram : «tu te rends compte Robert, en 3 ans, on a déjà 180 000 suiveurs dans le monde et on alimente presque tous les jours. C’est mon épouse Sarah qui s’en occupe.» À ses côtés, sa jeune et souriante épouse (pacsée en juin dernier) opine du chef, car Georges met aussi la main à la pâte. Ce matin, je l’ai vu en train de filmer la roseraie du jardin pour la poster sur les réseaux sociaux. On ne se refait pas. Il a la passion en lui. Ce matin aussi, il prenait des notes pour donner à ses collaborateurs sur ce qu’il faut modifier. Cela ne s’invente pas : « si on ne donne pas des instructions, il ne se passe rien. Les gens sont compétents et motivés, mais il faut toujours un peu les pousser. »
Cela me rappelle le roi des châteaux viticoles, Bernard Magrez (40 en tout), qui m’avait dit : « tu sais ton magazine Entreprendre, je m’en sers pour trouver des idées. Et quand il y en a une qui me plaît dans un article, je l’encercle et transmets la page à l’un de mes collaborateurs. » Reste le plus dur ensuite : l’art de l’exécution. C‘est là où Blanc excelle. Une vraie cuisine !
Robert Lafont