La bataille commerciale des grands chefs ne se joue pas qu’en cuisine. Nos cordons bleus deviennent des références pour des filières alimentaires de qualité qui ne demandent qu’à suivre. L’enjeu est de taille.
Impossible d’évoquer le monde de la grande cuisine sans parler du fameux guide, plus que centenaire. Le Michelin est une véritable bible pour les gastronomes en recherche de nouvelles sensations culinaires. Une réputation acquise depuis de nombreuses années ; le premier classement ayant été établi en 1931. Grâce à un concept solide, le succès se poursuit depuis lors avec quelques 400 000 ventes annuelles du guide sans compter les innombrables consultations internet.
La saga du guide Michelin
Chaque année, certains « perdants » remettent en question les jugements émis en s’appuyant sur le fait que le guide ne présente pas de véritable argumentation en cas de perte d’étoile, que son fonctionnement reste en partie mystérieux, ce qu’assume totalement la direction du guide.
Une méthode très au point
Les inspecteurs anonymes doivent respecter cinq critères de jugement : la qualité des ingrédients, la maîtrise des cuissons, la personnalité du chef (et son reflet dans sa cuisine), la constance dans le temps et le rapport qualité/prix. D’autres éléments complémentaires entrent bien entendu en compte au-delà de cette base immuable, tels que l’hygiène, la décoration, le service, etc.
De plus, lorsqu’il s’agit de l’attribution d’une ou plusieurs étoiles, l’avis du premier inspecteur doit être confirmé par plusieurs de ses collègues afin qu’une unanimité se fasse jour. En dépit d’une nouvelle concurrence, de l’avis même des chefs, le Michelin reste la référence qui met l’excellence d’une cuisine et d’une équipe en avant, grâce à la création d’un univers reconnaissable par le grand public.
Une hausse du chiffre d’affaires
En 2019, le mot « guerre » est réapparu dans le monde de la restauration haut de gamme avec pour la première fois, la suppression de la troisième étoile à trois chefs de grande renommée, Marc Haeberlin, Marc Veyrat et Pascal Barbot. Si le guide est remis en question dans ce type de situation, c’est que l’attraction des étoiles se traduit par une hausse bien réelle du chiffre d’affaires, de l’ordre de 20 à 30% dans les six mois qui suivent l’attribution d’une nouvelle étoile.
Trois étoiles, le « Graal »
Lorsque le niveau des trois étoiles est atteint, cela garantit une réputation internationale ainsi qu’un taux d’occupation record, en dépit de tarifs parfois stratosphériques. Une clientèle spécifique se déplace ainsi, guide en main, afin de découvrir un à un les hauts lieux de la cuisine française, prenant fréquemment plats et menus en photos ou gardant la carte en souvenir. Le monde de la gastronomie travaille sur le goût et les papilles, mais il n’en reste pas moins un secteur économique comme un autre, où la concurrence est bien présente, voire parfois féroce.
Les restaurants trois étoiles évoluent dans le monde du grand luxe, et attirent toutes les célébrités mondiales. Mais la rentabilité de ces lieux est fréquemment mise en question. La solution pour nombre de restaurants est de s’adosser financièrement à de grands hôtels ou des groupes solides. Les études réalisées sur les restaurants étoilés confirment que le chiffre d’affaires progresse de façon très rapide, pendant environ trois ans après l’attribution, du fait des réservations nombreuses et de l’augmentation des tarifs, de l’ordre de 25%.
Un modèle économique fragile
Pourtant, lorsque l’on examine le bas du bilan, la rentabilité n’est pas significativement différente de celle d’un restaurant lambda. Les raisons ? Principalement le fait que les investissements montent en flèche pour répondre aux exigences du nouveau statut, en moyenne le double d’un restaurant classique pour un restaurant une étoile, et six fois plus pour les deux à trois étoiles.
On comprend mieux la pression ressentie par les grands chefs qui sont à la merci de la perte d’une étoile qui viendrait ruiner leurs efforts et les mettre en difficulté très rapidement. Certains travaillent d’arrache-pied afin de conquérir l’étoile en ayant l’intention ensuite de ralentir un peu le rythme, afin de profiter de ce succès. En réalité, la plupart des chefs étoilés interrogés, une fois récompensés, sont pris dans un engrenage bien connu de tous les grands managers, l’envie d’aller de l’avant et toujours plus haut.
Remise en question
Sébastien Bras, le chef aveyronnais du Suquet à Laguiole, trois étoiles, a souhaité il y a deux ans ne plus être référencé dans le fameux guide. Le chef, héritier du célèbre Michel Bras avait clairement énoncé ses arguments en rendant ses étoiles : avoir l’esprit libre et surtout alléger la pression afin de « redonner un nouveau sens à sa vie ». Ce retrait avait donné lieu à de nombreux commentaires, mais cette décision étant totalement assumée, le sujet semblait clos. Sauf que le nom du Suquet est réapparu sur le guide 2019 avec deux étoiles, au grand étonnement du chef. Preuve en est que l’on ne fait pas ce que l’on veut avec le fameux guide !
A qui le Jules Verne ?
Le célèbre restaurant de la Tour Eiffel a aiguisé les appétits des plus grands noms : Alain Ducasse contre le duo Frédéric Anton/Thierry Marx se sont battus pour la concession des services de restauration de ce haut lieu touristique. Le premier a du s’incliner après dix ans d’occupation des lieux. Débouté dans un premier temps, Alain Ducasse a lancé un recours en justice en cassation auprès du Conseil d’Etat. La guerre des Chefs n’est pas un vain mot.
L’autre voie : « la bistronomie »
D’autres jeunes chefs ont choisi une voie qui devient aujourd’hui presque classique, car appréciée du public. Choisissant délibérément de ne pas entrer dans le processus des étoiles, ils développent une cuisine souvent qualifiée de « bistronomique » qui respecte les critères des étoilés en matière d’ingrédients, de qualité et de personnalité, tout en s’évitant le stress lié au système Michelin.
Des entrepreneurs à forte personnalité
Le métier de chefs requiert des personnalités fortes qui permettent de parvenir à un niveau de réussite et d’excellence hors normes. La solidarité entre étoilés existe donc peu, même si certaines causes parviennent à les réunir, notamment tout ce qui concerne la préservation du bien manger. Tous sont en concurrence directe face à une clientèle qui n’est pas exponentielle. Ces gros travailleurs sont passés par des étapes difficiles et supportent mal l’opposition ou la critique, dans un métier où les compétences sont directement mises en avant.
Car si la récompense revient à toute une équipe, la descente de niveau est uniquement attribuée au chef. Ce dernier, en tant que manager est conscient des enjeux économiques liés aux étoiles. Plus que jamais, la qualité se niche dans les détails. Quand aux clients, avec l’appui des réseaux sociaux, ils sont devenus une force de critique de premier poids. Tout se passe comme si nos grands Chefs étaient des génies, obligés de faire des miracles à chaque repas. Sans parler du décor, qui prend également de plus en plus d’importance.
A.F.