L’ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002) dénonce la responsabilité des élites européennes dans l’émergence du populisme sur le continent.
Peut-on parler d’un transfert de la lutte idéologique de la guerre froide sur le terrain de l’économie ?
Je ne pense pas, car durant la guerre froide, il s’agissait d’un affrontement planétaire entre deux systèmes dont chacun avait la prétention de l’emporter globalement sur l’autre, tout en luttant pour contrôler le Tiers monde. Un des deux systèmes s’est effondré en 1989. Depuis le début des années 90 – la vraie date n’étant pas la chute du mur de Berlin mais la fin de l’URSS en 1992-, nous vivons dans un monde global que l’on a du mal à caractériser et au sein duquel a lieu une gigantesque foire d’empoigne. On n’y retrouve pas le même clivage simple qui opposait l’est à l’ouest. Les choses sont désormais moins binaires et idéologiques et il existe une multiplicité de conflits dans ce monde global que l’on ne peut analyser en transposant l’ancien modèle binaire.
Il est frappant de constater qu’actuellement, il n’existe pas de grille de lecture consensuelle sur ce monde global alors que tout le monde savait ce qu’était la guerre froide. Les interrogations fusent. Est-on dans le monde idéal de la « communauté internationale » ? Est-on à la fin de l’histoire comme l’avait annoncé Fukuyama ? Est-ce le monde unipolaire, celui de l’hyperpuissance, dont j’ai parlé dans les années 90 et dont je reparle à présent compte tenu de la capacité de Trump à prendre en otage tout le système économique ? Est-ce un monde multipolaire chaotique en formation comme le déclare le secrétaire général des Nations Unies António Guterres ? Force est de constater que personne dans le monde actuel n’a le pouvoir d’imposer ses mots et ses concepts à tous. C’est un des aspects de ce chaos.
Les occidentaux, qui ont été les maîtres du monde durant trois ou quatre siècles, se sont trompés en pensant avoir triomphé définitivement avec la fin de l’URSS. C’est l’inverse qui s’est produit, l’histoire s’est remise en marche avec la Chine, les émergents etc, et les occidentaux ont perdu le monopole du pouvoir … La Russie a par ailleurs fait son retour, ce que l’on ne lui pardonne pas. À cela s’ajoute les phénomènes mafieux, terroristes etc.
Il y a eu des forces de mondialisation avec des mondialisateurs, et il y a des mondialisés. Les occidentaux ne savent plus tellement comment cela fonctionne, d’où un gigantesque désarroi qui se manifeste à travers les votes et la montée du « populisme ».
La montée du souverainisme en Europe constitue-t-elle une menace pour notre économie ?
Je ne pense pas que l’aspiration au « souverainisme » constitue une menace, si elle est bien gérée. Depuis 30 ou 40 ans, les élites dirigeantes en occident ont été pour une mondialisation systématique, sans règles, ainsi que pour la construction européenne, le dépassement des identités et la réglementation « à outrance » selon les termes de Jean-Claude Juncker, Président de la Commission.
Mais les peuples se rebiffent. Ils souhaitent tout simplement conserver un peu d’identité, de souveraineté et être en sécurité. Depuis une trentaine d’années, les élites occidentales ont balayé ces demandes en les jugeant archaïques et choquantes… C’est une idiotie car il est évident que l’on ne fera jamais disparaître le désir de souveraineté. Les Américains sont « souverainistes », les Russes le sont également mais aussi le Israéliens, les Arabes, les Indiens, les Chinois… Tout le monde, sauf nous.
Je pense qu’il ne faut pas rejeter en bloc cette demande, il faut l’écouter et en tenir compte. Il convient de distinguer la souveraineté qui est une demande normale et le souverainisme qui est une exagération, d’autant plus exacerbée que ce désir élémentaire de souveraineté était méprisé un peu partout.
De façon générale, les élites ont été activement anti souverainistes en Europe. C’est une erreur d’en faire un drame monumental, et il est normal que les peuples veuillent conserver une certaine souveraineté. Mais dans le monde de l’interdépendance cette aspiration doit s’exercer de façon moderne. Il n’est pas question d’une souveraineté autarcique de chacun dans son coin mais d’une souveraineté en commun. Brandir le souverainisme comme un épouvantail menaçant de détruire l’économie mondiale et l’Europe n’a pas de sens.
Quels sont les dangers à réduire le choix européen entre camp des progressistes et camp des nationalistes ?
Je pense que cela peut marcher comme une tactique électorale pour les élections européennes de 2019, mais cela peut aussi ne pas fonctionner. L’effet pervers du système peut être de démontrer que les « progressistes » ne sont pas majoritaires. S’ils n’ont pas les peuples avec eux, en réalité, beaucoup de pays pro-européens, qui souhaitent rester dans l’Europe, et même dans l’euro, aspirent à maintenir simultanément un peu de souveraineté. Par expérience politique, je peux comprendre cette tactique mais je ne pense pas que cela règle le fonds : le décrochage des peuples. Je pense plutôt qu’il faudra en Europe un compromis. Il importe de bien distinguer la tactique électorale pour les élections européennes de la question européenne de fond.
Comment reconstruire la démocratie en Europe, selon quels paradigmes ?
Il faut à mon sens un peu de modestie des élites. Elles doivent comprendre que les peuples certes, souhaitent conserver l’Europe, l’euro, la libre circulation — mais à condition que l’on ait des frontières extérieures qui fonctionnent — que leur identité ne soit pas pour autant dissoute ni méprisée, qu’ils ne perdent pas toute forme de souveraineté. Ils ne souhaitent pas faire de pseudo États-Unis d’Europe ou les nations fusionneraient et dont le gouvernement serait la commission, cela c’est la survivance du vieux schéma fédéral. Prétendre que plus personne ne défend le fédéralisme est faux car le monde économique continue à en rêver, des think tank, des médias. Mais, les peuples ne marchent pas, y compris dans les pays fondateurs comme l’Italie ou Allemagne, où la Cour de Karlsruhe est souverainiste.
Reconstruire la démocratie suppose deux choses. D’une part, que les élites acceptent de tenir compte de ces demandes formulées par les peuples, pour les calmer et les atténuer. Par ailleurs, la bonne vieille démocratie représentative étant attaquée de toutes parts, il faut la revigorer par la démocratie participative, pour contenir la démocratie directe et instantanée, qui représente un vrai danger.
Comment imaginez-vous l’Europe de demain ? L’Europe est-elle devenue une utopie politique ? Comment relancer la construction européenne ?
Il existe plusieurs scénarios possibles. Je ne crois pas au scénario de la dislocation car, même si les peuples sont furieux, ils sont pour autant attachés aux acquis, sauf si nous ne parvenions pas à maîtriser les flux migratoires. Je ne crois pas au sursaut fédéraliste car aucun peuple ne le soutiendrait et il ne serait donc ratifié dans aucun pays.
Je crois plutôt à un maintien du système européen, parvenu en fait à maturité, avec quelques améliorations par exemple dans son mode de fonctionnement. Juncker a estimé que l’on avait eu tort de réglementer « à outrance » car cela a rendu des gens allergiques à l’Europe.
Des personnes du centre gauche ou du centre droit, favorables à l’Union européenne ont été exaspérées par toutes les réglementations. Il faut donc plus de « subsidiarité », ce dont Jacques Delors parlait déjà. C’était un européen très convaincu mais avec un vrai sens politique et qui avait déjà compris qu’il fallait brider l’acharnement de ses propres services à tout sur-réglementer.
La subsidiarité, cela signifie que l’on ne fait au niveau européen ce que l’on n’est pas capable de faire aussi bien à un échelon inférieur. J’ai développé cette thèse dans mon essai Sauver l’Europe ! il y a deux ans. Il n’y aura pas de nouvelle adhésion des peuples si nous n’en passons pas par là.
La maîtrise des flux migratoires est également essentielle afin que les sociétés européennes n’explosent pas. Je ne suis pas du tout hostile aux propositions françaises pour perfectionner la zone euro. Mais ce n’est pas la priorité politique actuelle pour l’Europe. Après des mois de demandes et de pression de Macron sur Merkel, Merkel n’a presque rien donné à Macron, elle a été au bout de ce qu’elle peut faire, ce qui montre l’étroitesse de sa marge de manœuvre.
Selon moi, il faut donc un compromis avec les peuples, introduire plus de subsidiarité, réduire les compétences de la commission dans certains domaines, peut-être l’augmenter dans d’autres (Schengen ?). Je ne crois pas que l’on puisse relancer sans rien changer. Si on n’y ne parvient pas, on rentrera dans une phase de statu quo et de léthargie, qui conduira à une déliquescence.
Comment la France peut-elle retrouver la place qui était la sienne dans le concert des nations lorsqu’elle incarnait une « troisième voie » entre les deux blocs ?
Votre question renvoie à la politique étrangère de la Vème République réinventée par De Gaulle et assumée par Mitterrand (le gaullo-mitterrandisme). Mais à partir de 1992, avec la disparition de l’URSS, on est sorti du système binaire est-ouest. Depuis à présent 25 ans, la France a essayé de redéfinir sa politique étrangère qui consiste en la défense de nos intérêts essentiels, dans un contexte changeant et compliqué.
Nous avons essayé de conserver une certaine marge de manœuvre tout en restant un pays occidental fidèle à ses alliés. Il y a eu des hauts et des bas selon les présidents aux Etats-Unis et en France, et selon la situation en Russie, au Moyen-Orient, etc. C’est une réadaptation régulière depuis 25 ans à ce nouvel état du monde. Mais la France ne peut plus incarner une alternative entre les deux blocs dans la mesure cette bipolarité n’existe plus. La question ne peut donc plus être posée en ces termes.
Que signifierait une grande politique étrangère aujourd’hui ? Ne faut-il pas redévelopper de meilleures relations avec la Russie sur le plan économique tout en restant très, ferme et dissuasif avec elle ? Faut-il toujours suivre les Etats-Unis, même s’ils changent brusquement ? Faut-il rester dans le concert unanime des pays européens pour une politique de sanctions contre la Russie ou faut-il reprendre de l’autonomie ? Ce sont des exemples. Au cours des présidences précédentes, la France s’est laissée rebanaliser comme un pays occidental. Si elle veut marquer à nouveau, cela ne sera pas entre deux blocs, mais en n’étant pas un pays occidental comme un autre, tout en restant loyal. Quelle politique avec la Russie, quelle politique au proche et Moyen-Orient, quelle politique par rapport à l’Afrique ? La question de l’autonomie et de l’originalité de l’indépendance de sa politique se pose à nouveau comme une impérieuse nécessité.
Quels sont les impacts de la sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien sur les entreprises françaises fortement implantées en Iran (Total, PSA, Airbus…) ? De quelle marge de manœuvre dispose l’Europe sur le sujet ?
À l’instant « T », l’Europe ne dispose malheureusement de quasiment aucune marge de manœuvre, même si l’économie américaine pèse moins dans l’économie mondiale qu’en 1945 ! Dans l’économie globalisée, dérégulée, financiarisée, dollarisée et numérisée, le président des États-Unis a le pouvoir de prendre en otage tout le système économique mondial et de conduire une politique du pire en imposant un blocus en Iran et pour y provoquer une guerre civile. C’est la politique combinée de Netanyahou en Israël et des évangélistes qui forment aux Etats-Unis une large partie de la base électorale de Trump.
Le reste du monde essaie de s’organiser afin de ne pas en tenir compte. C’est ce qui se passe à titre d’exemple sur les questions climatiques, sujet sur lequel nous continuons d’avancer.
Convenant l’Iran, c’est impossible : tout le système est pris en otage, même si c’est scandaleux sur le plan politique, juridique, etc. Il faudrait que les dirigeants politiques européens se disent qu’il n’est plus tolérable de dépendre à ce point des errements des États-Unis et qu’il faut sortir de cette situation, d’autant qu’il existe un accord international sur l’Iran avec six cosignataires.
L’Europe pourra donc peut-être construire une marge de manœuvre réelle à l’avenir, mais il faut pour cela définir une feuille de route sur le plan monétaire, juridique et stratégique, c’est un axe historique. On s’est laissé dépendre de plus en plus des États-Unis. Et demain, nous dépendrons de la Chine ? Il faut donc une réaction dans l’autre sens. On doit rester alliés des États-Unis, mais on ne peut plus accepter d’en dépendre à ce point.
La progression de la Chine est-elle inéluctable ?
La progression de la Chine est inéluctable mais la domination chinoise ne l’est pas. Le fait de sortir ce pays de l’extrême arriération et de la pauvreté dans lequel il était plongé jusqu’à Deng Xiaoping est un chemin phénoménal qui a déjà été parcouru. C’était inéluctable dès lors que la Chine décidait de sortir de cette situation et personne n’a pu les empêcher de suivre ce parcours extraordinaire dans les 30 dernières années. Cela va-t-il les conduire à dominer le monde ? Tout d’abord, il n’est pas certain qu’ils le souhaitent, ni qu’ils le puissent. Cela dépendra très largement des autres acteurs.
La suite de l’histoire sera très fortement liée à ce que les Chinois vont rencontrer en face d’eux. S’ils se trouvent en présence de pays faibles, qui ont besoin d’eux, de leur argent ou de l’accès à leur marché, ou qui ont peur d’eux, ils continueront à se développer et à influencer avec une grande facilité même s’ils ne veulent pas convertir le monde entier. Contrairement aux Occidentaux (chrétiens) et aux Musulmans prosélytes, il s’agit juste de développer leur puissance.
Si, en revanche, il y a une sorte de coordination de tous les pays que cette puissance chinoise commence à inquiéter et qu’ils arrivent à s’organiser pour limiter cette puissance et rétablir un peu plus de symétrie comme l’a dit Macron à Pékin, les Chinois en tiendront nécessairement compte. Je pense au Japon, au Vietnam, à l’Australie, à l’Inde, à l’Europe, aux États-Unis et à la Russie, et à d’autres. La Chine ne dépend pas uniquement d’elle-même et de ses intentions mais aussi des autres.
La France est-elle un pays en déclin, notamment au niveau économique ?
Oui et non. Oui, car tous les pays occidentaux sont en déclin relatif. Si l’on regarde aujourd’hui la puissance des pays occidentaux, dont la France, par rapport à 1900-1945, on observe un déclin relatif du fait qu’il n’y avait pas à l’époque dans la balance l’Inde et la Chine, etc.
Il est toujours difficile de mesurer un déclin dans l’absolu. Je pense qu’il existe un risque pour tous les pays occidentaux, même pour les États-Unis, avec leurs convulsions électorales successives. L’aboutissement du bras de fer avec la Chine n’est pas évident dans le cas américain. Dans le cas européen, c’est ouvert car les Européens ont des cartes gigantesques à jouer et un potentiel énorme. Ce sont les sociétés les plus agréables à vivre que l’on ait jamais créées. Il y a un potentiel humain, de formation et d’inventivité extraordinaires. Par ailleurs, beaucoup d’Européens ont conservé des capacités techniques de premier plan, celle de la France sont réputées dans le nucléaire, l’aéronautique, les biotechnologies, les mathématiques, l’architecture, etc.
En même temps, l’Europe est animée par un état d’esprit peu combatif. Les Européens ont tellement rêvé du dépassement des relations fondées sur l’équilibre des forces, ils ont tellement cru, trop prématurément, qu’on était déjà dans une « communauté internationale », qu’en termes sportifs, leur mental est faible.
Beaucoup de puissances à travers le monde considèrent que l’Europe est un ventre mou. C’est évident pour les États-Unis et même la Russie essaient de copier les États-Unis en tentant d’influencer des systèmes européens qui sont beaucoup plus faibles. La Chine est capable de faire des réunions au sommet avec plusieurs membres de l’Union européenne. Les Turcs veulent faire peur à ceux qui critiquent la situation en Turquie. L’Israël de
Netanyahou sait influencer les opinions, l’Arabie saoudite aspire à influencer tous les musulmans dans le monde, y compris en Europe, etc.
Devant ce constat, les Européens sont faibles, et cette faiblesse ne s’explique pas uniquement parce qu’ils sont divisés en plusieurs États. Ils sont un peu fragiles mentalement car ils ont véritablement cru après la seconde guerre mondiale que l’histoire de la puissance et des rapports de forces était terminée. Ils ont rêvé, y compris dans les milieux économiques qui ont fait preuve d’une grande naïveté : ils ont cru que l’avenir était dans les normes, l’exemplarité, l’inventivité, la compétitivité en oubliant en route tous les éléments très lourds de l’histoire, des peuples et des identités.
La France a de vrais handicaps et vulnérabilités mais également d’immenses atouts. Dans un des rapports que j’ai rédigé sur la France et la mondialisation — à la demande de Nicolas Sarkozy —, j’avais écrit que la France n’était pas pessimiste à cause de ses handicaps, mais handicapée par son pessimisme. Il y a un début de retournement de conjoncture psychologique, notamment à l’occasion de l’élection d’Emmanuel Macron, à consolider.
Comment situez-vous l’action d’Emmanuel Macron dans l’histoire de la 5ème République ?
Il est trop tôt et prématuré pour dresser un bilan après un peu plus d’un an de présidence. À ce stade, on peut dire que son élection traduit sur le plan institutionnel et politique la désagrégation d’un système d’alternance qui avait fonctionné durant 25 ans, avant de s’épuiser. Elle a reconfiguré une nouvelle situation politique dont on se sait pas encore si elle est conjoncturelle et totalement liée à sa personne, ou si elle annonce quelque chose de plus durable, ce qui est possible.
Sur l’aspect psychologique, on a bien vu que c’était à la fois la cause, l’effet et le facteur d’un regain d’optimisme. La France est capable d’un sursaut, et c’est encore dans l’air. Même si cela n’a aucun rapport, ce regain possible a été renforcé par la victoire de la France dans la Coupe du monde de football, ce qui peut jouer sur l’esprit des Français.
Le démarrage de Macron était spectaculaire, impressionnant, et prometteur, mais le monde réel est bien là : la situation internationale est très compliquée, les Européens ne sont pas sur sa ligne, le contexte est difficile et pas nécessairement porteur. L’énergie et l’ambition de Macron seront bien utiles dans ce contexte.