La chronique économique hebdomadaire de Bernard CHAUSSEGROS
Nos activités quotidiennes sont de plus en plus « guidées » par les algorithmes, qu’il s’agisse de rechercher une information sur un moteur de recherche, de communiquer sur les réseaux sociaux ou de regarder un film sur une plateforme de streaming OTT. Cette appropriation massive du numérique ne suscite paradoxalement que très peu de mobilisations ou d’oppositions démocratiques. Pourtant, nous ne savons quasiment rien de la façon dont ces algorithmes fonctionnent, nous manipulent parfois, ni qui les contrôlent et les orientent.
Car l’Intelligence Artificielle n’a d’intelligence que celle que son concepteur a bien voulu lui insuffler. Les tâches que l’on délègue aux machines n’ont en effet rien à voir avec la notion même d’intelligence qui fait la singularité de l’espèce humaine. L’IA est un outil parmi d’autres – comme en d’autres temps le feu, le cheval, la roue ou la poudre à canons – qui prolonge et décuple notre capacité à agir sur notre environnement et sur les autres. Or en numérisant désormais absolument tous les aspects de notre quotidien, nos voitures, nos villes, nos entreprises, notre santé, nos loisirs, …., nous avons de fait grand ouvert la possibilité de déléguer à des machines toutes les tâches complexes ou rébarbatives qui peuvent au final se réduire à du calcul, qu’il soit formel (c’était le temps de l’informatique), ou statistique et probabiliste (c’est celui de l’IA).
La particularité de l’IA sur l’informatique réside avant tout dans ce qu’il est désormais coutume d’appeler les réseaux dit « neuronaux ». Il s’agit d’une succession de calculs à la fois formels et statistiques qui s’alimentent les uns les autres, à la manière du réseau de neurones d’un cerveau humain. Il faut donc à l’IA une base d’exemples la plus large possible (c’est le Big Data) et un algorithme d’apprentissage profond (le Deep Learning). C’est précisément le Deep Learning qui est à la base même des progrès fulgurants de l’IA tels que la reconnaissance de la parole et des images, ou encore en matière audiovisuelle, la traduction instantanée et le doublage automatique.
Mais au-delà de savoir qui contrôle les algorithmes d’IA, il y a bien d’autres revers à la médaille. Il convient en effet de toujours garder à l’esprit que pour qu’une machine calcule efficacement, il faut lui rendre les choses suffisamment bêtes et simples en évacuant pour cela la pensée des calculs. L’IA est ainsi capable de détecter un contenu choquant sur une plateforme comme YouTube ou TikTok, mais elle peine encore à distinguer la « subtilité » d’un discours raciste ou complotiste, quand ce n’est pas elle qui l’encourage aux dépens de son concepteur. D’ailleurs, pas plus tard que ce mois-ci, Facebook a été amené à faire des excuses publiques parce que son moteur d’IA avait de lui-même qualifié des Afro-Américains de « primates ». Une vidéo postée sur la plateforme montrait une simple altercation verbale non violente entre des policiers blancs et des personnes noires, et après l’avoir visionnée, l’internaute se voyait proposer par le moteur d’IA de Facebook de regarder d’autres vidéo sur les « primates ».
Bref, l’IA est un outil à qui l’on peut déléguer un certain nombre de tâches fussent-elles complexes, comme conduire notre voiture, mais des modérateurs humains restent indispensables, tout comme un médecin reste essentiel quand bien même une IA de santé préconiserait ou inventerait tel ou tel traitement.
Aujourd’hui, l’IA est donc avant tout une aide pratique à la décision, cantonnée à résoudre des problèmes ciblés dans un domaine spécifique donné, à l’exclusion de tous les autres, et pas encore une véritable intelligence créatrice, fusse t’elle artificielle, capable comme un humain de s’adapter à n’importe quel environnement, ce qui induirait alors l’émergence d’une sorte de conscience artificielle et d’une intentionnalité dans le choix des options.
Mais il n’en demeure pas moins que dans le domaine de l’entertainment, l’IA prend et prendra une part de plus en plus significative. C’est d’ores et déjà le cas dans l’univers du jeu vidéo, et ça le sera de plus en plus, notamment avec l’ajout de la réalité augmentée, dans un univers virtuel et immersif peuplé d’hologrammes et de chabots, sortes de doubles numériques avec lesquels nous interagirons tout le temps. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, a donné un nom à ce futur qu’il appelle le « Metaverse ».
Une révolution dans l’accessibilité des techniques
L’intelligence artificielle (IA), le Big Data, le machine learning (ML), … Autant de termes plus ou moins opaques relatifs aux nouvelles technologies qui sont partout présentées comme LA révolution des 10 dernières années et du siècle à venir de par les possibilités commerciales, économiques, mais aussi techniques et créatives qu’elles offrent. Or, il semble aujourd’hui que la véritable révolution n’est pas simplement une révolution technique des nouveaux outils numériques, mais qu’il s’agit plutôt d’une révolution de l’accessibilité généralisée à ces outils.
En effet, non seulement, les outils sont de plus en plus performants (techniques de motion capture, modélisation 3D, hologrammes, deep fake), mais ils sont aussi d’autant plus accessibles à tous qu’Internet et les nouvelles technologies se démocratisent. Aujourd’hui, il est très facile de faire un deepfake depuis son domicile à partir d’un simple extrait vidéo : ce n’est donc plus seulement Hollywood qui a accès à ces technologie, Jean-michel-homme-moyen dans son salon peut lui-aussi utiliser une telle technologie qui fonctionne sur quasiment n’importe quel ordinateur achetable sur le marché.
Cela pose des questions (falsification d’identité, fake news) car l’usage de ces technologies n’est plus exclusivement destiné au cinéma et à l’industrie du divertissement. A l’aire des fakes news et de la désinformation, la technologie des deep fakes appliquée à l’industrie des médias et du journalisme en général soulève en effet de nouveaux problèmes quant à la véracité des informations circulant.
N’oublions jamais que la clé de voute de la rentabilité des sites Internet gratuits, c’est d’abord et avant tout la publicité. Influenceurs, journaux, Blogs, …., tout ce qui qui génère du trafic et des followers se traduit par une appétence pour les annonceurs que Google entre autre se charge via sa régie de collecter et de ventiler. Le media « France Soir », égérie des complotistes anti-vaccins, a ainsi vu ses revenus publicitaires exploser depuis la pandémie…. et récemment Google décider, devant les levées de boucliers liées aux dernières tribunes postées sur ce site, de lui retirer son « agrément » afin de ne plus y insérer de publicités d’annonceurs qui ne voulaient plus se retrouver sans l’avoir décidé sur ce media sulfureux.
Les Deep Fakes, par leurs côtés scandaleux, outranciers et voyeuristes, vont forcément exacerber encore plus les polarisations sociétales entre ceux qui donnent ou pas leur confiance aux media traditionnels, et de là aux politiques et aux institutions. Là encore des outils d’IA seront appelés à la rescousse pour corriger ce que d’autres algorithmes d’IA auront créé. Des logiciels permettent d’ailleurs déjà de repérer une Deep Fake en analysant les dilatations de la pupille…
Révolution dans la créativité audiovisuelle
Les débats à propos de l’utilisation des technologies dans le monde de la création ne sont pas nouveaux. Ce qu’il y a d’inédit dans les controverses que suscitent l’intelligence artificielle, ce sont dorénavant ceux qui sont orientés sur le type de travail que les machines peuvent maintenant réaliser. Les algorithmes conçus pour réaliser des tâches que l’on croyait pourtant réservées à l’être humain se multiplient et on assiste à un véritable progrès vers l’automatisation de la création vidéo.
Alors qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer les productions issues des machines et de leurs programmes de celles qui ont été entièrement élaborées par des créateurs humains, on peut se demander si l’IA est en mesure de remplacer complètement les processus de création traditionnels. Un géant comme Netflix, dont le modèle d’affaires fondé sur les données a bouleversé le secteur de l’audiovisuel, a notamment fait sa renommée sur cette révolution.
Toutefois, en dépit d’un nombre astronomique d’abonnés payants qui lui permettent de consacrer aux contenus un budget qui font saliver diffuseurs et producteurs, cette entreprise a d’abord utilisé ses outils d’IA pour déterminer la taille d’un segment d’abonnés auquel un contenu est susceptible de plaire, puis pour le proposer spécifiquement aux abonnés de ce segment. Dans le cas de House of Cards, la taille de ce segment a permis de valider un investissement de 100 millions de dollars pour lancer 13 épisodes d’un coup. Si les données ont contribué à la prise de cette décision, l’audace initiale était bel et bien humaine, tant celle des créateurs à l’origine du concept que celle des gens qui ont pris le risque d’investir dans ce projet. Le géant n’a pas seulement pour objectif de maximiser le nombre de téléspectateurs pour chacun de ses contenus, mais tente plutôt de répondre aux préférences spécifiques de chaque utilisateur.
Le risque au final, c’est de finir par tourner en ronds autour des mêmes sujets et des mêmes récits, alors que justement le propre de l’homme moderne c’est de passer d’une mode à la suivante, quitte à y revenir 3 décennies plus tard. La création artistique et audiovisuelle, c’est d’abord et avant tout l’alchimie entre une époque et un public qui, pour des raisons qu’aucun moteur d’IA ne saurait véritablement interpréter, se prend à s’identifier là à un comédien, ou ici à se laisser transporter par la magie d’une musique, d’une ambiance, ou d’une émotion collective. Bref, la création artistique restera probablement longtemps, au même titre que le rire, le propre de l’homme, fusse t’il un homme augmenté grâce aux progrès de l’IA.
l’IA et les algorithmes n’ont plus le simple rôle d’exécutant
Il n’en demeure pas moins que sur la base du big data, les algorithmes d’IA sont désormais à même de réaliser un processus créatif. En effet, l’Intelligence Artificielle ne se résume plus à un simple outil incapable de produire quoi que ce soit sans l’intervention de l’homme : certains algorithmes sont aujourd’hui capables de composer de la musique, de créer des scénarios, d’écrire des poèmes.
En dehors du processus créatif, les logiciels d’intelligence artificielle et de machine learning permettent désormais d’établir des pronostics et de déterminer les tendances du marché. Les analyses statistiques tirées de ces tendances permettent aux entreprises d’orienter leur stratégie. Ils permettent à des distributeurs de catalogues numériques de prévoir ce que les gens aimeront en fonction de leurs profils et donc avoir la possibilité de toujours plus personnaliser leurs offres et leurs communications commerciales.
Un bon exemple reste Netflix qui personnalise jusqu’aux images des films et séries de son catalogue en fonction de l’utilisateur. Selon une étude de Capgemini, une bonne compréhension et analyse des datas de l’entreprise permettrait à celle-ci de quasiment doubler ses performances comparées à une mauvaise ou même une non-analyse de ses données (entre 30% et 90% de profitabilité en plus pour les entreprises maîtrisant leur data).
Un autre exemple à citer : Greenlight essential, qui établit une typologie relativement précise des différents films sortis aux cinéma (casting, genre, réalisateur, ressors scénaristiques, budget, distribution) et analyse les avis et les recettes engrangées en fonction de cette typologie pour dégager des tendances et parvenir à déterminer quel type de film serait le plus rentable.
Ainsi l’Intelligence Artificielle ne se résume plus seulement à de la simple exécution, elle établit désormais des diagnostics et semble même faire preuve de créativité.
CONCLUSION :
Il faut aujourd’hui relativiser la toute-puissance de l’IA. Dans l’état actuel des choses, cette automatisation ne saurait être totale. En effet, ce sont des ingénieurs qui conçoivent les algorithmes, et ce sont aussi des êtres humains qui créent et sélectionnent les œuvres qu’ils vont visionner. L’intention derrière les processus créatifs reste avant tout humaine.
L’IA peut donc, pour le moment en tout cas, être vue comme un outil qui nous offre de nouvelles manières de nous exprimer, de consommer du contenu et d’alimenter notre réflexion. Néanmoins, il est réaliste de penser que certaines tâches créatives ne pourront pas être sous-traitées à l’ordinateur si facilement. Mais lorsque la productivité économique sera globalisée pour la création de contenu, nous assisterons alors certainement à une sous-traitance automatique à l’ordinateur pour réaliser de plus en plus de tâches créatives.
Attention donc à ne pas laisser la qualité du contenu de demain aux mains des machines que nous créons. Mais attention à ne pas s’isoler non plus. Inspirons-nous dès aujourd’hui des technologies de nos voisins outre-Atlantique pour commencer à activer les pistes d’une souveraineté audiovisuelle maitrisée.
Article co-écrit avec Laurent Jabiol, expert des nouvelles technologies