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Ibrahim Tarouhit : « Je suis un entrepreneur provincial, gay, noir et arabe »


Plus connu sous le nom d’Hybra, Ibrahim Tarouhit est une figure incontournable de la scène créative française. Directeur de casting, agent d’artistes, entrepreneur visionnaire, il a su se faire une place unique dans l’industrie de la mode et du divertissement.

Ibrahim H. TAROUHIT / Photo : Hugo LECRUX (agence Soldats)

Les chanteurs Yseult, Kiddy Smile, Lucky Love, le chorégraphe Nicolas Huchard, la drag queen et animatrice Nicky Doll… Au-delà de leur participation aux cérémonies des Jeux olympiques et paralympiques 2024, ces artistes ont un autre point commun : Ibrahim Tarouhit. Français d’origine marocaine, il a grandi entre Annecy, Saint-Étienne, La Réunion et Le Puy-en-Velay. Cette enfance composite a forgé son identité. « Je suis un enfant d’immigrés marocains. Je suis aussi un provincial, gay, noir et arabe », confie-t-il sans détour.

Créatif et « multifacettes », comme il aime à se présenter, Ibrahim Tarouhit s’est imposé comme directeur de casting et agent d’artistes, ouvrant la voie à une nouvelle génération de talents issus de minorités bien souvent sous-représentées. Celui qui a longtemps accompagné la chanteuse Yseult, artiste francophone la plus écoutée au monde, en impose naturellement par sa présence et sa gestuelle. Son enthousiasme communicatif et son sourire toujours accroché à son visage ne le quittent jamais. « Je suis quelqu’un de joyeux, optimiste, solaire. »

L’entrepreneuriat comme acte de liberté

Il y a sept ans, Ibrahim Tarouhit a choisi la voie de l’entrepreneuriat pour « avoir la liberté » de s’exprimer. La création de son agence, Hybra, est une réponse à un environnement professionnel qui n’était pas encore prêt à accueillir ses idées novatrices. « J’aurais peut-être pu, à l’époque, porter ces valeurs aux États-Unis, mais je suis français et je réside en France. Il y a des choses que l’on peut faire en France aujourd’hui et qui n’étaient pas envisageables auparavant. Tout est une question de temporalité et de géographie. »

Catalysant une prise de conscience mondiale, les mouvements sociaux comme Black Lives Matter ont conféré une nouvelle dimension à son projet entrepreneurial. « L’image de l’Afro-Américain George Floyd, tué en 2020 par des policiers à Minneapolis, fut un véritable choc visuel. Cet événement tragique a donné une résonance particulière à mon projet. Les sociétés ne regardaient plus les minorités de la même manière. » Ibrahim Tarouhit aura, à bien des égards, anticipé ces mouvements sociétaux. « Après le meurtre de George Floyd, les projets inclusifs des sociétés ont évolué, elles ont commencé à en avoir, ou au moins à y réfléchir. Elles se sont dit qu’il était possible d’inclure d’autres personnes. »

Inconnu du grand public, Ibrahim Tarouhit compte pourtant quelques faits d’armes à son actif. Avec la chanteuse Yseult, dont il a été l’agent, il a marqué l’histoire en remportant une récompense aux Victoires de la musique en 2021. L’artiste féminine francophone la plus écoutée sur Spotify est également devenue la première égérie noire et « plus-size » à signer avec L’Oréal, brisant ainsi des barrières dans l’industrie de la beauté. « Quand on a gagné une Victoire de la musique avec Yseult, en 2021, c’était un vrai tournant, un grand moment culturel », se souvient Ibrahim Tarouhit. « Ce jour-là, le luxe habillait une artiste indépendante (Yseult portait des vêtements de la marque Mugler, ndlr). C’était symboliquement fort. » Mi-septembre, la star française a eu le privilège d’être reçue dans l’émission Tonight Show du célèbre animateur américain Jimmy Fallon.

Autre artiste propulsé par Ibrahim Tarouhit : Kiddy Smile. Le DJ est monté sur la scène de l’Opéra de Paris pour les 350 ans de l’institution, introduisant le « voguing » – danse urbaine née aux États-Unis dans les clubs de la communauté LGBT afro-américaine – dans un lieu emblématique du patrimoine français. « Voir Kiddy Smile monter sur scène accompagné des vogueurs fut un moment marquant. Nous avons amené une culture underground sous les projecteurs. » Pam Boy, autre talent qu’il a accompagné, est devenu directeur éditorial du magazine GQ, devenant ainsi un des rares représentants issus de minorités à occuper une telle position dans la presse française. « C’est encore une première », souligne-t-il fièrement.

Les défis d’un outsider

« Je suis un enfant de la République. Les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité me parlent et résonnent en moi », confie Ibrahim Tarouhit. Pourtant, il n’est pas dupe des limites de ces idéaux. À l’âge adulte, il prend conscience que ces valeurs ne s’appliquent « pas à tout le monde » et qu’elles ne sont pas inconditionnelles. Il précise : « Ces valeurs sont magnifiques lorsqu’elles sont inclusives. » Cette prise de conscience des paradoxes et des contradictions de la société française est à l’origine de sa volonté de changer les choses de l’intérieur. Issu d’un milieu populaire et provincial, Ibrahim Tarouhit a dû cravacher pour se faire une place dans l’univers de la mode, qu’il décrit comme « fermé, élitiste, centralisé et parisien », avant d’enfoncer le clou : « C’est un milieu privilégié piloté par des privilégiés pour des privilégiés. » Ne pas appartenir à la même classe sociale fut, selon lui, « un frein substantiel. »

Le chemin de l’entrepreneuriat ne fut pas sans embûches pour Ibrahim Tarouhit, qui reconnaît avoir commis des erreurs dont il a tiré des enseignements. Diplômé d’une école de traduction et d’un master dans le management des activités de la musique et dans la communication de la mode, sa formation d’entrepreneur s’est effectuée sur le tas. Il déplore d’ailleurs le manque d’accompagnement et d’éducation entrepreneuriale dont il a souffert. « Quand tu deviens entrepreneur, tu as beau avoir une éducation intellectuelle, il te faut également une éducation entrepreneuriale solide qui exige le même nombre d’années d’études que ce que tu viens de faire… » Pour illustrer son propos, il évoque ses années de lycée au cours desquelles personne ne lui a jamais expliqué la différence entre le salariat et l’entrepreneuriat. « Avoir une entreprise ne se résume pas à exercer son cœur de métier, cela exige également d’endosser le métier de chef d’entreprise. »

À travers son entreprise, Ibrahim Tarouhit assure porter un projet « socioculturel » centré sur les identités et l’évolution de la culture française. Il utilise la mode comme vecteur d’expression pour diffuser un message et provoquer le changement. « La mode est mon levier principal car je maîtrise cet univers. En tant qu’expert de l’image, je suis capable d’anticiper les tendances avec cinq ans d’avance. »

Ibrahim Tarouhit n’est pas peu fier de rappeler son « héritage », riche de tous ces artistes qu’il a représentés et qui ont été sous le feu des projecteurs lors des JO : de Lucky Love à Kiddy Smile, en passant par Nicky Doll, qui anime l’émission Drag Race, Yseult et Nicolas Huchard, qui a réalisé la chorégraphie pour Lady Gaga lors de la cérémonie d’ouverture. « Je les ai accompagnés pendant des années. Nous avons cassé les codes ensemble pour leur ouvrir la voie. Nous sommes les premiers à l’avoir fait. Ils volent désormais de leurs propres ailes. » Ibrahim Tarouhit se plaît à rappeler qu’au départ, personne ne voulait de ces artistes… Ce n’est qu’à force de travail et d’engagement que les regards ont évolué.

« Ce n’est pas parce que ça n’a jamais été fait que c’est impossible. »

Pour Ibrahim Tarouhit, le changement passe par l’éducation. « Il y a beaucoup de choses à réformer au niveau éducatif. C’est un travail colossal, mais ce n’est pas à moi de le faire. » Il ajoute qu’un travail de fond doit être réalisé au niveau des ressources humaines pour favoriser la diversité et l’inclusion. Concernant l’industrie de la mode, Ibrahim Tarouhit n’est pas tendre : il appelle à réduire l’écart entre l’image inclusive qu’elle projette et la réalité interne de ce secteur. Si l’univers de la mode est en avance sur un certain nombre de sujets – « ce qu’elle vend et ce qu’elle propose semble être très inclusif » –, la réalité serait « beaucoup plus contrastée », selon Hybra. Pour faire évoluer le système, Ibrahim Tarouhit encourage la multiplication des initiatives, notamment celles s’adressant directement aux communautés concernées. Il cite en exemple le prix Black Ambition, remis par Pharrell Williams, lors des Jeux olympiques, qui récompense des entreprises appartenant à des personnes noires ou issues de minorités. « Je trouve ça génial. »

Ibrahim Tarouhit considère les échecs comme des expériences formatrices. « C’est l’école de la vie. À partir du moment où tu apprends sur le tas, les échecs font partie des apprentissages. Ces moments ont été les plus formateurs de mon existence. Je suis adepte de la philosophie du “je tombe, mais je me relève”. » Cet entrepreneur hors normes reconnaît toutefois qu’il aurait apprécié être mieux entouré et plus accompagné sur des questions purement entrepreneuriales et business. « Je venais d’un monde plus intellectuel, j’avais une vision très créative et culturelle. Il me manquait une éducation entrepreneuriale. »

Résilience et innovation

« Ce n’est pas parce que ça n’a jamais été fait que c’est impossible. » Cet adage, qu’il affectionne particulièrement, résume sa trajectoire avec justesse. Sans modèle à suivre, il a tracé sa propre voie, guidé par sa vision et ses valeurs. « Lorsqu’on a une vision, il faut y croire, persévérer, foncer et porter ses valeurs. » Ibrahim Tarouhit incarne la résilience et l’innovation dans une industrie en constante évolution. Son parcours a ouvert la voie à une nouvelle génération de créatifs prêts à défier et transgresser les normes établies. Ibrahim Tarouhit est bel et bien la preuve vivante que la détermination peut transformer une industrie. Malgré les défis, il se considère comme un entrepreneur « heureux » et « épanoui ». Il se plaît à rappeler sur un ton railleur que « mélanger les mots entreprise et bonheur est un peu étrange… ». « Le bonheur est tout autre chose », glisse-t-il, « il n’est pas juste dans mon entreprise. » Depuis 2023, Ibrahim Tarouhit a cessé de représenter des artistes pour se consacrer à son activité de conseil, tout en continuant d’œuvrer pour une société plus inclusive. « Il y a des choses que l’on peut faire ici et maintenant qui étaient inenvisageables auparavant, et dont on ignore si elles seront possibles dans le futur. » Il fut notamment l’un des directeurs de casting du défilé Vogue place Vendôme.

Une interview à retrouver dans le magazine n°384 d’octobre 2024.

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