Les entrepreneurs sont des hommes comme les autres. Simplement, à un moment donné de l’existence, ils décident de se mettre un peu plus en danger, à travers un projet ou un investissement, celui dans leur entreprise. En relisant Terre des hommes de l’immense écrivain Antoine de Saint-Exupéry, j’ai eu envie de faire le parallèle entre cette ode au dépassement individuel à travers le sacrifice ou l’exploit de ces pionniers de l’aviation et la condition de tout nouvel entrepreneur qui bouscule sa vie sans toutefois la mettre en danger, contrairement aux pionniers de l’aéropostale, de Mermoz et consorts.
Saint-Exupéry écrit : « L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. » Combien de créateurs d’entreprises se sont révélés au fur et à mesure des problèmes qu’ils ont dû surmonter ? Vous croyez qu’ils vous auraient cru, si vous aviez dit à François Pinault, Mohed Altrad, Yves Rocher, Francis Bouygues ou Édouard Leclerc qu’ils deviendraient ceux qu’ils sont devenus lorsqu’ils ont lancé de rien leur première affaire ?
Plus loin aussi, ces confidences sur le sort des hommes lorsqu’ils n’arrivent pas à se forger un destin : « Les confidences que l’on échangeait à voix basse portaient sur les maladies, l’argent, les tristes soucis domestiques. Elles montraient les murs de la prison terne dans laquelle ces hommes s’étaient enfermés. Et brusquement, m’apparut le visage de la destinée. » Le propre de l’entrepreneur n’est-il pas aussi de savoir sortir du rang un jour ou l’autre et parvenir à forcer le destin, sans lequel rien n’arrive ? Seuls réussissent ceux qui se lancent !
« Il n’est qu’un luxe véritable, et c’est celui des relations humaines. En travaillant pour les seuls biens matériels, nous bâtissons nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille de vivre. » Le constat est cruel. Saint-Exupéry insiste sur la nécessité de s’appuyer sur une démarche supérieure qui puisse transcender et mobiliser les énergies, des qualités que l’on retrouve souvent chez des entrepreneurs d’exception. Ce que le nouveau management traduit aujourd’hui par « raison d’être » ou par « entreprise à mission ».
Et cette phrase aussi tirée de Terre des hommes : « Une fois pris dans l’événement, les hommes ne s’en effraient plus. Seul l’inconnu épouvante les hommes. » Une vérité qui nous rappelle qu’en affaires aussi, la confrontation aux problèmes et à la réalité s’avère souvent être moins pesante ou éprouvante que l’appréhension que l’on en a avant d’entrer en action.
Et puis cette ultime vérité si essentielle : « Certes les vocations aident l’homme à se délivrer : mais il est également nécessaire de délivrer les vocations. » Elle vient nous rappeler que c’est souvent l’occasion qui fait le larron. Et que si jamais dans votre vie, alors que vous rêvez d’entreprendre, vous ne vous mettez jamais en position de le faire, alors les regrets peuvent vite devenir éternels. En revanche, il n’est pas nécessaire de sauter le pas si ce n’est pas votre vraie vocation non plus. À de nombreux créateurs d’entreprises potentiels qui viennent m’interroger, je réponds souvent : « Avez-vous sincèrement au fond de vous-même envie de le faire ? »
Et puis ce constat cruel en parlant des « bureaucrates » : « Ils étaient pourtant semblables à nous, mais ne connaissaient point qu’ils avaient faim… Il en est trop qu’on laisse dormir. » Saint-Exupéry ne désigne-t-il pas sans le savoir l’écart qui existe entre ceux qui acceptent de subir leur existence sociale et ceux qui, animés par une rage d’avancer, se sentent prêts à suivre une autre voie, la leur, celle du risque, de l’émancipation et de la création ?
Finalement, ce livre de témoignage philosophique écrit en 1939 par l’auteur du Petit Prince est peut-être encore aujourd’hui le meilleur livre d’initiation rédigé à l’attention de tout entrepreneur en devenir. Mieux qu’Elon Musk ou Donald Trump, avec un ressort humain si français !
Robert Lafont
