Ancien directeur général de l’industrie et ex-patron de France Télécom (Orange), Didier Lombard livre ses quatre vérités sur les grands sujets industriels et technologiques du moment, à commencer par la relance de l’industrie française, l’arrivée de la 5G et le cas Huawei.
Dans quel état se trouve l’économie française ?
Certains secteurs sont très touchés, comme le spectacle. Mais ce n’est pas spécifique à la France. Nous ne sommes d’ailleurs pas les plus mal lotis. A l’inverse, les Chinois ont, quant eux, repris leur activité.
Etes-vous pessimiste ?
Non. Je suis plutôt optimiste. Le cœur du pays est encore très actif. Une fois qu’on aura circonscrit cette maladie, une partie de l’économie repartira. Mais on assistera à un effet de sélection naturelle : toutes les activités fragiles auront du mal à survivre. Ce sont elles qu’il faut soutenir en priorité. Il y a une dimension morale derrière tout ça.
Emmanuel Macron est très critiqué pour sa gestion de la crise. A-t-il été à la hauteur ?
C’est trop facile de critiquer le capitaine en pleine milieu d’une tempête. Je ne suis pas du genre à aller ergoter alors le pays traverse une telle crise. Ils ont fait ce qu’ils ont pu dans un pays qui n’était pas préparé à un tel cataclysme. Ils ont eu du mal à persuader le pays que la pandémie était grave.
L’industrie se relèvera-t-elle ?
L’industrie est assez sinistrée, mais ça ne date pas d’hier. On a depuis très longtemps privilégié les activités de services au détriment des emplois industriels… Ces derniers ne bénéficient pas d’une image formidable. D’ailleurs, l’opinion publique n’est pas formée pour trouver les emplois industriels intéressants.
Avez-vous une solution pour relancer l’industrie ?
On peut y arriver en choisissant un certain nombre de segments stratégiques. Imaginer que la France puisse redevenir numéro un dans tous les domaines est un rêve. Nous sommes une toute petite chose à l’échelle du monde. En revanche, définir un certain nombre de secteurs d’excellence et concentrer tous nos efforts dessus — R&D, conception des produits, commercialisation — est possible, et même souhaitable.
Que pensez-vous de la situation de l’aéronautique, l’un des secteurs les plus touchés par la crise ?
Avant même cette crise, on s’est tiré une balle dans le pied en supprimant des liaisons locales. Pour des raisons soi-disant écologiques ! Faire un trajet entre Paris et une petite ville de province dans une petite voiture est-il plus polluant que de prendre un avion ? Ce n’est pas démontré. Des papiers scientifiques disent le contraire.
Ce qui est certain, c’est que si l’on supprime des liaisons intérieurs, on supprimera aussi les emplois des aéroports, on réduira la voilure de notre principale compagnie aérienne, mais aussi le nombre d’avions construits par Airbus. A la sortie, il ne faudra pas s’étonner que le secteur souffre…
Il faut avoir une chose en tête : les questions industrielles se traitent sur le moyen terme. Décrété du jour au lendemain que le diesel est un mode de propulsion scélérat, alors que la France était la championne du monde du secteur, implique que vous supprimiez des dizaines d’usines sur le territoire et des milliers emplois…
Ce type de basculement instantané est absolument mortifère pour l’activité économique. Dans le même temps, on fait la promotion de la voiture électrique. Si vous prenez toute la chaîne de valeur de ce type de véhicule, il faut vous poser la question de la production d’électricité. Acceptera-t-on d’augmenter nos capacités nucléaires ? On ne fera pas rouler les voitures électriques uniquement avec les panneaux solaires.
Quel est selon vous la méthode idéale pour faire « pivoter » un secteur industriel ?
Il faut entre cinq et dix ans. STMicroelectronics (il est président du conseil de surveillance de l’entreprise, ndlr) est un bon exemple. Il s’agit d’un industriel franco-italien, qui figure parmi les leaders mondiaux de la production de circuits électroniques. La politique de soutien au secteur a démarré en 1992 et s’est poursuivie inlassablement depuis 30 ans, quel que soit la couleur politique du gouvernement.
Le résultat, c’est qu’au milieu de cette crise économique majeure, ST survit. C’est bien la preuve qu’on peut reconstruire un tissu industriel. Il faut juste se recentrer sur quelques secteurs prioritaires, car on ne peut pas dominer le monde dans tous les secteurs. Les responsables politiques font face à des pressions extrêmes pour traiter le court terme, mais le court terme ne permet de faire survivre une industrie.
Le concept de souveraineté industrielle est sur toutes les lèvres depuis le début de la pandémie. A-t-il un sens dans une économie globalisée ou est-ce du marketing ?
Cette expression nous induit en erreur. Il est inimaginable qu’on revienne à un modèle antérieur, celui marqué par les débuts de l’électricité ou de l’automobile, une époque où les pays occidentaux dominaient le reste du monde grâce à leur outil industriel.
Il faut désormais construire une indépendance stratégique pour ne pas être piégé dans l’approvisionnement en technologies stratégiques. Nous devons éviter qu’un Etat ou une entreprise étrangère soit en mesure de refuser de nous les vendre. Des pays amis peuvent, par exemple, faire du chantage en refusant de nous vendre un produit.
Les exemples sont nombreux. Souvenons-nous que le refus des Américains de nous fournir un lanceur pour nos satellites dans les années 70 fut l’un des moteurs du programme Ariane. Ce fut également le cas avec les méga ordinateurs, lorsque les Américains ont refusé de nous fournir les composants essentiels.
En résumé, aucune étape de nos filières stratégiques ne doit nous échapper. Ces sujets doivent être traités au niveau européen. L’Europe doit être indépendante sur ses segments prioritaires pour ne pas se faire coincer par une source hostile ou amicale.
L’exemple d’Alstom, qui a cédé son activité de turbines nucléaires à l’américain General Electric en 2014, est-il symptomatique d’une absence de vision stratégique de la part de l’État ?
Quand Alstom a vendu ses turbines, personne ne s’est aperçu que c’était un secteur stratégique. Avant, nous avions les outils pour protéger les secteurs stratégiques. Pourquoi n’est-ce plus le cas maintenant ?
L’Etat doit-il intervenir dans ce type de dossier ?
Quand j’étais directeur de l’industrie, je me suis opposé à de nombreux projets, sans que cela fasse de vague en première page des journaux. Quand l’outil administratif et étatique est en place, le système fonctionne.
Comment mettre en place des garde-fous ?
Les groupes capitalistes étrangers peuvent nous aider, mais il faut fixer des limites. En tant que dirigeant, quand j’investissais à l’étranger, de nombreux gouvernements m’interdisaient d’acheter telle ou telle entreprise car elle appartenait à un secteur qui dépendait de leur défense nationale. Dans ce cas, nous créions une filiale indépendante dont on gardait la majorité. Tout le monde a toujours procédé ainsi, pourquoi ne pourrait-on pas en faire de même aujourd’hui ?
Il faut partir du principe qu’il y a un certain nombre de technologies sensibles dont on ne veut pas perdre le contrôle. Il faut donc des limites. Plutôt que de nationaliser des pans entiers de l’économie, on ferait mieux de s’occuper de la petite filiale qui fabrique la technologie ou le produit stratégique décisif.
En tant qu’ancien directeur général des stratégies industrielles, vous seriez-vous opposé à l’OPA de Veolia sur Suez ?
Ce qui m’étonne, c’est que les détails de cette OPA soient étalés sur la place publique, mais aussi que l’Etat découvre qu’il ne commande pas lorsqu’il n’a pas la majorité…
Est-ce le symbole de la faillite de l’État actionnaire ?
La faillite de l’État actionnaire, c’est un concept abstrait. Quand l’Etat a 100 % des actions, le concept a un sens, mais sinon, c’est une chimère. C’est surtout la faillite d’une vision de l’État actionnaire, lequel met trois sous dans trois sociétés et croit pouvoir gouverner de façon impérial, alors que c’est un actionnaire comme les autres.
Il ne faut pas faire croire à la population que l’État peut tout, car c’est faux. En résumé, c’est le rêve de l’État actionnaire qui ne fonctionne pas. Par contre, que l’État prenne des participations et les utilise pour orienter tel ou tel secteur est nécessaire.
L’Etat ne joue-t-il pas déjà ce rôle ?
En quoi l’État oriente-t-il des choses ? Si l’État a des actions dans une société, il doit s’en servir pour définir la politique, donner les grandes orientations, etc. Mais l’État ne peut pas s’imaginer mettre un droit de veto quand il a 30 % des actions !
Le conseil municipal de Lille a voté un moratoire sur l’installation des antennes 5G sur le territoire communal. Ailleurs, des élus de gauche envisagent de suivre cet exemple. Que vous inspire cette situation conflictuelle autour de la 5G ?
Le secrétaire d’État au Numérique (Cédric O, ndlr) a eu raison d’avoir quelques propos incendiaires, car c’est irresponsable. Cette attitude de certains élus est un outil à ralentir la progression de l’économie. Je ne suis pas sûr que les gens aient bien compris que la 5G n’est pas une continuité par rapport à la 3G et la 4G. Ce n’est pas un nouveau système de télécoms marchant un peu mieux que les autres. C’est une rupture très forte.
Pourquoi ?
La 5G est un système de connexion universelle entre tous les capteurs qui vont s’implanter dans l’économie, notamment dans les voitures autonomes. Avec la 5G, le traitement des données occupera une part crucial. La valeur de l’activité, qui, historiquement, a toujours été du côté de la connexion et des opérateurs, va progressivement basculer vers le réseau et le traitement des méga données. Traiter des milliards de données simultanément, voilà ce qui donnera de la valeur. Vous ne paierez pas pour une connexion. Les gens exigeront d’être connectés partout. A partir de ces connexions multiples, nous allons voir arriver des services nouveaux, qu’on ne peut même pas imaginer à l’heure actuelle.
Ne doit-on pas pour autant craindre les rayonnements dus aux antennes 5G ?
Cela me fait rire. Les gens passent tous les jours sous les émetteurs télé qui émettent des kilowatts. Je n’ai pas l’impression qu’on en soit très affecté ! Les émetteurs 5G seront beaucoup moins puissants puisqu’ils seront très nombreux, peu puissants et n’émettront que lorsqu’ils auront un récepteur à portée. Rien n’a été démontré du côté de la dangerosité.
Mais ce combat va disparaître. Le vrai sujet, c’est de savoir comment l’économie va se structurer autour de la 5G. Il y aujourd’hui deux choix à notre disposition : la connexion universelle — l’approche coréenne — ou l’économie du big data — l’approche japonaise. Ces deux systèmes sont en concurrence à l’heure actuelle. On ne sait pas encore lequel va s’imposer.
Au milieu de tout ça, l’Europe va suivre. On doit être dans la course, on ne va pas s’amuser à se bagarrer pour savoir si ça rayonne ou si ça ne rayonne pas, ça n’a aucun sens ! Ne pas passer à la 5G, c’est rester dans la préhistoire. C’est un peu comme lorsque nous avons eu peur de faire circuler les trains à cause d’hypothétiques accidents dans les tunnels !
Quels sont les enjeux de cette révolution technologique pour l’Europe ?
Les Européens maîtrisent bien la partie télécom, mais nous ne sommes pas les meilleurs sur le traitement de milliards de données. C’est la spécialité d’entreprises comme Google. Le traitement des données est le sujet sur lequel les Européens doivent être présents. Sinon, nous risquons de payer très cher des infrastructures que d’autres exploiteront… C’est préoccupant.
Leader de la 5G, Huawei est perçu comme une menace par les Occidentaux. L’entreprise est-elle réellement le cheval de Troie de la Chine ?
Quand j’étais aux affaires, Huawei était mon fournisseur, mais aussi ma bête noire.
C’est-à-dire ?
Je savais très bien que si je poussais Huawei à fond, je finirais par tuer notre industrie nationale et européenne.
Pourquoi ?
Parce qu’ils pratiquaient des prix très bas ! Si je voulais garder des industriels nationaux, je devais m’approvisionner dans des conditions concurrentielles différentes. Huawei, c’est l’un des produits de la politique industrielle chinoise. Il y a une dizaine d’années, le gouvernement a défini un plan de stratégie industriel qui a été publié au journal officiel — ce n’était donc pas un secret d’État. Il a même été traduit en anglais pour que les Occidentaux puissent bien comprendre ce qu’il se passait !
Dans ce document, les Chinois annonçaient qu’ils allaient développer leur économie autour de plusieurs thèmes industriels. Chacun de ces thèmes avait un plan dédié, une liste de champions industriels et les noms des capitales régionales où ils s’implanteraient. Le gouvernement s’est ensuite engagé à investir à l’exportation de façon à dominer l’économie mondiale sur ces secteurs. Ils sont ensuite passés à l’action.
En ce qui concerne Huawei, ils ont investi massivement sur la 5G en lançant des laboratoires de recherche. Ils ont logiquement fait des progrès impressionnants. Ce que Trump n’a pas eu l’air de comprendre lorsqu’il était aux affaires, c’est que les Chinois ont dominé le monde en vendant des produits pas chers avec des technologies qu’ils empruntaient à l’Occident. Ils ont fait des marges considérables avec cette stratégie. Une partie de ces marges a ensuite été réutilisée pour développer un gigantesque programme de R&D. C’est ce qui fait aujourd’hui la différence.
En résumé, c’est le consommateur occidental qui a financé la recherche chinoise.
Oui, une partie des profits réalisés est partie en R&D. Le consommateur occidental s’est précipité pour acheter des produits technologiques pas cher fabriqués sur le dos des ouvriers chinois. J’ai d’ailleurs été ahuri à plusieurs reprises par les conditions de travail sur place. C’est encore une réalité.
Certains observateurs affirment que sur certaines catégories de produits, la Chine devance désormais les États-Unis. Est-ce vraiment le cas ?
Sur de nombreux programmes, la Chine a la meilleure technologie du monde, une technologie qu’ils ont acquise pendant les vingt ans qui viennent de s’écouler en vendant de la main d’œuvre pas cher et en réinvestissant leurs bénéfices dans la recherche. C’est tout simplement ce qu’on appelle un plan de développement technologique. Ces années de R&D ont conduit à l’émergence de technologies qui vont permettre la Chine d’arroser le monde avec de nouveaux produits.
Huawei est l’un des porteurs de cette stratégique industrielle au long cours. Pourquoi cette entreprise est-elle devenue le bouc-émissaire d’une partie des pays occidentaux ?
On l’accuse de tous les méfaits du monde pour ne pas l’avoir comme fournisseur. C’est de la politique. Mais ne nous mettons pas le doigt dans l’œil : dans certains segments, la technologie de Huawei est supérieure à tout ce qui se fait ailleurs dans le monde. Ce qui veut dire qu’en mettant suffisamment de R&D sur un sujet, on peut redevenir dominant.
Dans plusieurs pays occidentaux, des enquêtes pour vols de données sont lancées contre Huawei. La menace est-elle réelle ?
C’est probablement vrai, mais n’oublions pas que si quelqu’un de mal intentionné installe une « backdoor » (une « porte dérobée », en français) sur n’importe quel réseau en Europe, vous aurez bien du mal à remonter à la source. En matière de réseaux numériques, il faut se concentrer sur la cybersécurité. C’est vrai pour Huawei, mais aussi pour tous les autres. Il faut probablement leur imposer des contraintes, mais de là à les sataniser… Cette attitude est purement politique.
Vous réclamez des contraintes. Faut-il, par exemple, obliger Huawei à installer une partie de ses infrastructures en France ?
Il faut faire plusieurs choses. D’abord, les inciter à installer leurs centres techniques en Europe, et pourquoi pas en France, me paraît en effet essentiel. Ensuite, il ne surtout faut pas positionner leur matériel dans le cœur du réseau. Enfin, il faut que les spécialistes software de Huawei soient à notre disposition en Europe. Il ne faut pas qu’on soit obligé de passer par Pékin ou Shanghai en cas de panne. Je pense que Huawei est capable de comprendre ça. Mais vu le contexte géopolitique actuel, les négociations ne doivent pas être d’une grande limpidité…