Premier chantier pour notre président, relancer à l’industrie. Pour redorer le blason français, gagner en compétitivité et se hisser au rang de leader européen, la France doit se doter d’une politique industrielle claire et innovante.
Questions à Thierry Weil (délégué général de la Fabrique de l’industrie), Arnaud Marion (CEO de marion & partners, administrateur de SoLocal Group), Thierry Morin (ex-PDG de Valeo et président de TM France) et Didier Lombard (président du conseil de surveillance de STMicroelectronics).
Quel état des lieux de l’industrie française dressez-vous ?
Thierry Weil :
L’industrie française a décroché au cours des dernières décennies. Les mesures récentes comme le Pacte de compétitivité et le CICE ont permis d’enrayer ce déclin. En effet, en 2016, il y a enfin eu plus de créations de sites industriels que de fermetures, mais la situation reste encore fragile. L’effort doit donc être poursuivi et, surtout, amplifié.
Arnaud Marion :
La France est toujours dans le paradoxe, en croyant qu’elle est différente des autres pays et qu’elle peut toujours rester une exception alors que la compétition est mondiale. La France a la nostalgie du passé au lieu de vouloir se projeter dans le futur. Le constat est clair : il n’y a en France que 20.000 entreprises de plus de 60 salariés. Par ailleurs, il n’y a que 0,8 robots pour 1.000 emplois contre 2,44 en Allemagne par exemple. Nous représentons 1% de la population mondiale, 3,7% de la production de la planète mais… 15% de l’ensemble des transferts sociaux.
Thierry Morin :
En France, les résultats des entreprises sont convoités par tous : l’État, les actionnaires… Il faut créer des filières fortes. Il faut libérer et renforcer l’entreprise. Le small is beautiful n’existe pas. L’excellence opérationnelle, les meilleurs coûts et la meilleure qualité ne permettent que d’accéder au marché. C’est l’innovation qui crée des marges différenciantes. Je peux citer l’exemple de GM&S et de quelques grosses entreprises innovantes comme Faurecia, Plastic Omnium ou Valeo. De même, les constructeurs automobiles français PSA et Renault se portent bien, il faut d’ailleurs noter la valeur risible de PSA il y a seulement 2 ans.
Didier Lombard :
L’industrie française est en pleine décroissance. Dans mon livre Nouvelle économie, nouvelle industrie, aux éditions Odile Jacob, je dresse le constat des courbes de la décroissance de l’industrie qui représente moins de 10% du PIB de la France. Concernant l’emploi, nous sommes tombés à 12% de créations de postes contre 20% dans les années 90. Ce sont des statistiques de l’INSEE, assez pessimistes, et qui prennent en compte uniquement la décroissance de l’industrie manufacturière !
Les industries françaises sont-elles assez compétitives face à leurs concurrentes européennes ?
Thierry Weil :
Jusqu’en 2005, la balance commerciale de notre industrie, hors énergie, était excédentaire : nous exportions plus que nous n’importions. Depuis 12 ans, c’est le contraire alors que, globalement, l’Europe reste en excédent par rapport au reste du monde. Il faut donc redresser notre compétitivité.
Arnaud Marion :
Non, elles ne le sont clairement pas car l’environnement réglementaire leur est défavorable et le coût du travail trop élevé. En France, voilà 80 ans que l’on s’acharne à taxer le travail ! On prélève 1 € de charges pour 1 € de salaire net versé. Plus le travail est taxé, plus la part de l’industrie dans le PIB diminue… Sans parler de l’instabilité législative, un vrai handicap contre notre propre camp !
Thierry Morin :
Les entreprises françaises peuvent être parfaitement compétitives pour autant qu’elles respectent 2 cercles vertueux : le premier, gagner de l’argent, investir en R&D, créer des produits différenciants… ; le second, générer du cash, investir en équipement et automation, générer des productivités…
La France reste actuellement moins compétitive que l’Allemagne mais il convient de ne pas oublier qu’avant de jouir des 17 millions de consommateurs de l’Allemagne de l’Est, il a fallu en passer par la réunification et 10 à 15 ans de gestion rigoureuse qui ont permis à ce pays de se refaire une santé. Durant ce laps de temps, la France n’a cessé de s’endetter et de faire payer à l’industrie l’augmentation de sa dette.
Didier Lombard :
Je me méfie toujours des théorèmes généraux comme celui-là. Il faut regarder dans le détail, activité par activité et secteur par secteur, pour en juger. Nos industries françaises sont extrêmement compétitives si nous les jugeons sur les produits qu’elles fabriquent. J’ai déjà vu des industriels américains venir fabriquer en France car ils considèrent que le résultat sera de meilleure qualité. Ce fut le cas de Ford par exemple…
Quel impact direct le déclin de l’industrie provoque-t-il sur l’emploi et la croissance ?
Thierry Weil :
L’industrie réalise les trois quarts de nos exportations. Comme elle est de plus en plus productive, elle crée peu d’emplois directs, mais fait travailler beaucoup de personnes à travers ses achats de services. Un emploi dans l’industrie induit au moins 3 emplois indirects dont une partie se trouve sur le même territoire. C’est pour cela que l’implantation ou le départ d’un site industriel touche in fine beaucoup plus d’emplois sur le territoire que ceux du site concerné.
Arnaud Marion :
C’est un cercle vicieux sur l’emploi ! Nous persistons à avoir des entreprises trop petites. Seules 24.000 entreprises concentrent les ⅔ de la valeur ajoutée en France. En 25 ans, on a ainsi détruit 2,5 millions d’emplois dans l’industrie. Le dernier excédent budgétaire de la France remonte à 1973… La part de l’industrie dans la valeur ajoutée est deux fois moins importante en France qu’en Allemagne avec 11% contre 22% et une moyenne de 16% dans la zone euro.
Thierry Morin :
Le marché de l’emploi en France n’est pas d’une grande fluidité. Le coût des licenciements est élevé mais, plus encore, il y a cette blessure non cicatrisée de la rétroactivité de la loi qui inquiète toujours et légitimement de potentiels investisseurs français ou étrangers.
Didier Lombard :
Le fait que l’industrie périclite ne facilite pas la naissance de produits nouveaux et innovants. Nous devons nous différencier par la qualité et l’innovation. Quant à l’emploi, c’est le corollaire de cela : un tissu économique et industriel vivant avec des cellules qui croissent et se multiplient favorisent l’emploi.
Quelles mesures doivent être prises pour redresser l’industrie ?
Thierry Weil :
Il faut investir dans l’innovation, la modernisation de l’outil de production et surtout la formation des personnes. Nous n’allons pas nous battre sur des produits standardisés contre des pays à faible coût de main d’œuvre. Il faut donc donner aux clients de nos industries des raisons de payer plus cher un produit innovant, dont la qualité et la fiabilité sont élevées, accompagné de services attractifs.
Pour cela, il faut monter en gamme sur les performances de nos produits ou sur l’efficacité de nos procédés de production. Les pouvoirs publics agissent en encourageant l’innovation, via des crédits d’impôt pour les entreprises mais aussi par le soutien au système public de recherche. Ils encouragent également l’investissement, par exemple en récompensant fiscalement ceux qui prennent des risques ou qui acceptent d’immobiliser longtemps leur argent dans un projet industriel, en entretenant de bonnes infrastructures ou encore en favorisant la transition énergétique. Mais l’action publique déterminante est sans doute celle qui concerne la formation, initiale et tout au long de la vie.
Arnaud Marion :
Il faut clairement une thérapie de choc et pas une accumulation de nouvelles mesures partielles. Il y a trop de complexité et pas assez de flexibilité. Il faut certainement allier un nouvel équilibre productif et un nouvel équilibre social. Un équilibre productif pour restaurer la profitabilité des entreprises par la baisse des prélèvements sociaux et par le soutien à l’investissement et à l’innovation avec, en toile de fond, le développement de filières visant à consolider les secteurs et à faire grossir les entreprises pour développer la R&D et l’innovation. Un équilibre social pour redonner de la flexibilité et refondre les relations sociales dans un climat non plus de défiance mais de dialogue.
Thierry Morin :
L’État n’est ni un bon visionnaire ni un bon actionnaire. Il devrait cesser de ponctionner les entreprises qui vont bien pour aider aveuglément celles qui sont en déclin structurel. En clair, si l’État veut aider les entreprises, surtout qu’il ne fasse rien !
Didier Lombard :
Nous sommes au croisement de cette migration forte entre les industries manufacturières et numériques, il faut favoriser ce mouvement. Permettons également à nos industriels plus de souplesse et investissons dans les branches majeures comme les énergies et le stockage d’énergies renouvelables, les télécoms, les transports…, et ainsi devenir leader de l’économie numérique.
De quelles bonnes pratiques internationales faudrait-il s’inspirer ?
Thierry Weil :
Dans les pays voisins, les branches «maladie» et «famille» de la Sécurité sociale ne pèsent pas sur le coût du travail mais sont financées par l’impôt. En France, on taxe très lourdement le travail, notamment le travail qualifié : d’un côté, les allègements de charges sont concentrés sur les bas salaires ; de l’autre, les charges ne sont pas plafonnées. Cela pénalise fortement notre industrie. Pour financer notre protection sociale, il serait donc plus judicieux de taxer davantage ce qu’on souhaite réduire, comme la pollution.
Arnaud Marion :
En s’inspirant de ce qui a été fait en Allemagne depuis 60 ans : les Länder (régions) et des banques ont soutenu en fonds propres leurs entreprises et leurs industries, en leur apportant des financements de long terme. Pour autant, nos entreprises doivent apprendre à travailler ensemble afin de conquérir de nouveaux marchés au lieu de prendre les marchés de leurs compétiteurs, à l’instar de ce qui se passe en Allemagne, en Angleterre et en Italie. Enfin, il me semble que la transition numérique est très importante pour toutes les entreprises et que cela doit être une priorité, d’autant que nous disposons de beaucoup d’atouts en la matière.
Thierry Morin :
Les entreprises françaises sont, à bien des égards, des modèles de stratégies et de gestion : Arkema, Elis et bien d’autres comptent parmi les sociétés les plus innovantes au monde dans leur domaine. Pour un entrepreneur, il est important d’avoir des benchmarks. Lorsque je suis devenu P-DG de Valeo, mes benchmarks étaient Toyota, Denso et Bosch. Les enjeux ne sont pas macro-économiques mais micro-économiques.
Didier Lombard :
La politique industrielle que nos amis chinois sont en train de mettre en œuvre me semble extrêmement efficace. Ils ont établi un plan baptisé «Made in China 2025» dans lequel le gouvernement a défini 7 priorités sectorielles, notamment la robotique, l’aéronautique, les véhicules à nouvelles énergies… Leur modèle n’est pas transposable dans l’Hexagone mais il serait parfait au niveau européen. Il serait bon de s’inspirer de cette redéfinition des priorités. Et la jeunesse est la clé car il faut pouvoir former de nouveaux profils.
Comment expliquez-vous qu’aucun ministre ni secrétaire d’État chargé de l’industrie ne soit nommé par le gouvernement ? Cela démontre-t-il le manque d’intérêt des politiques pour l’industrie ?
Thierry Weil :
Je ne suis pas fétichiste des intitulés des ministres. Il est normal qu’il y en ait moins dans un gouvernement resserré. Le ministre de l’Économie est en charge de l’industrie, comme sous le gouvernement précédent. Concrètement, les frontières sont tellement floues entre l’industrie et les services que faire des administrations différentes n’a que peu de sens.
Arnaud Marion :
Ce n’est pas un ministre qui fait l’industrie ! Cela n’est que de la sémantique. Ce qu’il faut, ce sont de bonnes lois et surtout une stabilité législative, fiscale et sociale. Pour le coup, la France est trop créative en matière de lois !
Thierry Morin :
Je suis optimiste. Je pense donc que cela signifie que l’État souhaite laisser l’Industrie aux industriels.
Didier Lombard :
À partir du moment où l’attribution industrie se trouve quelque part, ce n’est pas une si mauvaise chose… Mieux vaut laisser le ministre de l’Économie se charger de cela !
Êtes-vous confiant sur l’avenir de nos industries françaises ?
Thierry Weil :
Oui, car on a cessé de se désintéresser de l’industrie. Au début de ce siècle, certains industriels ne juraient que par le fabless (on conçoit en France, on fabrique chez des sous-traitants étrangers), alors que certains pays faisaient le choix d’une économie centrée sur les seuls services à haute valeur ajoutée comme au Royaume-Uni. Aujourd’hui, on a compris qu’il ne peut pas y avoir d’économie durablement prospère sans industrie forte. On a vu aussi combien l’industrie était nécessaire à notre cohésion sociale et territoriale, d’autant que les services se concentrent souvent dans les métropoles. L’attitude des Français vis-à-vis de l’industrie devient plus positive.
C’est aussi parce que l’industrie change et que les Français en sont conscients. Il ne s’agit plus des usines sales et bruyantes et du travail aliénant des Temps modernes. L’industrie du futur, celle qu’il faut développer en France, est soucieuse de son impact sur l’environnement et sur les riverains, offre des conditions de travail plus agréables et un environnement de haute technologie, repose sur l’engagement et la créativité de ses salariés, propose des défis intéressants à tous les niveaux de responsabilité et attire davantage les jeunes.
Arnaud Marion :
Oui, je suis assurément plus optimiste aujourd’hui avec ce vent de modernité qui souffle sur la France. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous sommes désormais au pied du mur : il faut donc agir différemment. Nous avons 10 ans devant nous pour redevenir une vraie puissance économique, intellectuelle, universitaire, industrielle, sachant que nous dispensons parmi les meilleures formations du monde et que la France a souvent été un précurseur. Je propose qu’on arrête très vite de parler des réformes pour… les mettre en œuvre !
Thierry Morin :
Oui, l’industrie française est remarquable et rayonne par ses innovations et sa capacité à entreprendre.
Didier Lombard :
Nous avons pas mal de chance car nous disposons de certains ingrédients indispensables comme les investissements, la relève avec une jeunesse ambitieuse et instruite, un crédit d’impôt recherche qui permet à la R&D d’être la moins chère du monde…