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Infirmiers : l’Amérique du Sud au chevet de l’Europe


Après des décennies de manque d'anticipation et d'imprévoyance, le numerus clausus a été supprimé dans les études médicales en 2020. Cependant, outre le fait que les résultats n'en sont attendus que sur le très long terme, il ne subsiste pas moins, dans le domaine de la santé publique, nombre de verrous corporatistes, bureaucratiques ou idéologiques sur lesquels il conviendrait de se pencher.

Entreprendre - Infirmiers : l’Amérique du Sud au chevet de l’Europe

Ainsi, au moment où la pénurie de soignants[1] et la charge sur le personnel se font sentir chaque jour en France avec une acuité dramatique — et alors qu’une situation de guerre pourrait démultiplier les besoins de manière exponentielle sur des théâtres imprévisibles — on ne peut qu’être surpris par l’indifférence de l’Etat envers des infirmiers étrangers de haut niveau qui pourraient être mis à contribution si leurs titres académiques et les acquis de leur expérience étaient mieux reconnus.
Alors que, selon une étude de la Fédération hospitalière de France (FHF), il manque quelque 15.000 infirmiers pour le seul secteur public[2], les textes en vigueur[3] accusent en effet aujourd’hui des restrictions peu justifiées, voire des discriminations, puisqu’ils excluent systématiquement les praticiens à diplômes non européens, y compris ceux qui résident légalement en France.

Un tour d’horizon sur la situation en Europe montre que plupart de nos partenaires ont fait preuve de davantage de pragmatisme en mettant en place des systèmes d’homologations, de requalifications ou de contrats plus souples[4], qui leur permettent d’accueillir des praticiens de diverses provenances, en grande partie latino-américaines, sans pour autant sacrifier la qualité des soins. Tandis que l’Autriche[5]  et des régions d’Espagne recrutent des infirmiers en Colombie et que l’Italie en invite, à travers des projets de mobilité internationale, plusieurs centaines en provenance d’Argentine et du Paraguay[6], M. Hubertus Meil, ministre allemand du Travail, a signé voici peu au Brésil une déclaration d’intention pour une « immigration équitable » en ce sens. L’Agence fédérale allemande pour l’emploi, qui a mis en place le programme Pflegekräfte Lateinamerika[7] pour attirer des soignants brésiliens, colombiens et mexicains, estime de son côté possible d’en recruter jusqu’à 700 par an[8].

Ce tropisme envers l’Amérique latine est-il lié à la proximité culturelle existant entre l’Europe et ce continent, que le politologue Alain Rouquié a défini comme un « Extrême-Occident » [9] ? La presse d’Outre-Rhin reconnaît en tout cas que la formation infirmière de ces pays est parfois supérieure à celle de la République Fédérale[10]. Ainsi la profession d’infirmier de bloc opératoire (le métier le plus en tension dans la filière[11]) constitue-t-elle, en Argentine, en Colombie et au Mexique, une discipline à part entière basée sur des études physiologiques et technologiques très poussées.

C’est sans doute dans cet esprit que, lors de sa déclaration de politique générale, M. Gabriel Attal a annoncé, le 30  janvier 2024, la nomination d’un émissaire chargé de semblables recrutements. Pourtant, cette décision n’a pas manqué de susciter les réticences de certains milieux qui, cédant à un tiers-mondisme mal informé, estiment que l’Europe contribue à délester ces zones de leurs ressources humaines, sans apercevoir que cette forme de coopération est par nature encadrée et géographiquement ciblée, qu’elle constitue une stratégie gagnant-gagnant et qu’elle n’est incompatible avec aucune autre disposition interne susceptible de redresser la situation, notamment une revalorisation de la profession dans son ensemble. On oublie en outre par trop la dimension de soft power que revêt l’accueil de praticiens étrangers qui, une fois de retour dans leur pays d’origine, deviendront des ambassadeurs de nos technologies, de notre coopération et de la francophonie.

De plus, quelle que soit la suite qui sera donnée à ces initiatives, il importe d’insister sur le fait que des infirmiers non européens bien formés, immédiatement disponibles et maîtrisant le français, résident déjà en France pour des raisons familiales et ont donc vocation à y demeurer, sans qu’il soit nécessaire de chercher à les recruter sur un autre continent. Or, aucun de leurs diplômes n’étant actuellement reconnu, ces soignants n’ont d’autre choix, s’ils souhaitent exercer, que de recommencer entièrement leurs études — une obligation qui décourage (et humilie) tout candidat, comme le souligne la responsable du recrutement international d’un grand groupe français de cliniques : « Nous avons des candidats (infirmiers diplômés hors pays à équivalence automatique), mais aucun ne veut refaire trois ans d’études. Aussi s’orientent-ils vers la Belgique ou l’Allemagne » [12].

Dans tous les cas de figure, un préalable indispensable devrait consister à mettre fin au verrou d’une certification obligatoirement décernée dans l’UE — qui ne constitue pas systématiquement un gage de meilleure qualité — puis à organiser l’évaluation individualisée des titres académiques, de l’expérience et des connaissances, condition sine qua non d’une autorisation d’exercice et de la confiance du patient envers son praticien.

Aussi importe-t-il d’étendre à la profession infirmière les dispositions existant déjà pour d’autres filières de santé (médecins, sages-femmes, dentistes) en veillant surtout à la qualité des dossiers individuels. Un assouplissement rapide des dispositions existantes, complété, au besoin, par des formations additionnelles, semble donc la logique la plus raisonnable et la plus conforme à l’intérêt public.

Gérard Teulière
Maître de Conférences honoraire, président de PenserAgir.

[1] Cf. Gérard Teulière, « La pénurie de soignants appelle le pragmatisme ». Entreprendre, mars 2023.

[2] Chiffres de 2022. Cf. .Audrey Parvais, « Emploi : infirmier, une profession parmi les plus en tension », Infirmiers.com19 janvier 2024.

[3] Particulièrement les articles L1110 à L641-1 du Code de la santé publique.

[4] « Come può un infermiere straniero lavorare in Italia ? » Lavoro.gov.it (site du gouvernement italien),12 novembre 2021. (Texte de ref : Circulaire du 12 avril 2000 « Procedura riconoscimento del titolo per infermieri professionali e moduli allegati », alinéa C  ; « Homologación y reconocimientos », Consejo General de Colegios Oficiales de Enfermería en España » (texte de ref : Décret Royal (Espagne) 889/2022 du 18 octobre 2022).

[5] Der Standard, 24 février 2024 : « Schauplatz » über das Werben um Pflegekräfte aus Kolumbien » https://www.derstandard.at/story/3000000209231/orf-schauplatz-ueber-das-werben-um-pflegekraefte-aus-kolumbien

[6] « La Lombardia sta cercando infermieri in Sudamerica » Il Post, 2 février 2024 :  https://www.ilpost.it/2024/04/02/infermieri-lombardia-sudamerica/

[7] Agence fédérale allemande pour l’emploi (Bundesagentur für Arbeit) :  https://www.arbeitsagentur.de/vor-ort/datei/ag-broschuerepflegefachkraeftelateinamerika_ba178277.pdf

[8] Commission Européenne, 17 mars 2023  : https://migrant-integration.ec.europa.eu/news/deutschland-wirbt-um-pflegekraefte-aus-lateinamerika_fr (« L’Allemagne recrute du personnel soignant en Amérique latine »).

[9] Alain Rouquié. Amérique latine, Introduction à l’Extrême-Occident, Seuil, 1987.

[10] DeutschlandFunk  : https://www.deutschlandfunk.de/brasilianische-pflegekraefte-fuer-deutschland-100.html#:~:text=Denn%20Pflegekr%C3%A4fte%20aus%20Brasilien%20sind,wenn%20sie%20als%20Pflegeassistenzkraft%20anfangen

[11] Audrey Parvais :   » Infirmiers et aide-soignants : la pénurie frappe aussi le privé »  Infirmiers.com02 janvier 2023.

[12] Cf. Géraldine Langlois : « Recruter des infirmiers à l’étranger : une dynamique mondiale peu présente en France », ActuSoins, 31 octobre 2022.

Gérard TEULIERE

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