Par Charles Sannat, économiste
Il est encore admis que l’inflation sera temporaire. Les mots temporaire ou transitoire sont ceux qui reviennent le plus régulièrement dans les déclarations des banques centrales. Janet Yellen secrétaire au Trésor en date du 1er novembre 2021 pense toujours transitoire l’inflation actuelle. « L’économie américaine n’est pas en surchauffe et si l’inflation est plus élevée que ces dernières années, cela tient surtout aux perturbations causées par la pandémie de Covid-19, a répété la secrétaire au Trésor. »
Pour Christine Lagarde présidente de la BCE finalement, « la poussée d’ inflation sera plus longue que prévu mais temporaire, selon Lagarde. La hausse des prix atteint 4,5 % en Allemagne. Elle ne devrait pas diminuer avant le courant 2022 en Europe ». Tout semble donc aller très bien. Pourtant, ce n’est pas vraiment le cas. Explications !
Maintenir la stabilité
Les banques centrales pilotent les politiques monétaires et leur objectif, parce que c’est leur mandat, consiste à maintenir la stabilité.
Quelle stabilité ? Pour faire simple, la stabilité de la valeur de vos monnaies, de nos monnaies. Maintenir la stabilité c’est maîtriser les anticipations des agents économiques qui sont avant tout des « êtres » rationnels. Si vous dites que l’inflation sera très forte, alors tout le monde se précipite pour acheter et stocker tout de suite ce qui vaudra plus cher demain. Du coup, les prix montent très rapidement. Si vous dîtes que les banques vont faire faillite alors tout le monde se précipite pour retirer son argent et vous savez quoi.. Les banques font faillite. Pour faire du Macron, qui avait dit « je ne dirais pas que c’est un échec, je dirais que cela n’a pas vraiment marché », on peut dire des banques centrales que « ce n’est pas qu’elles mentent, c’est qu’elles ne peuvent pas dire complètement la vérité ». Derrière cette nuance qui peut sembler subtil se cache une grande vérité.
Il faut savoir décoder le langage des banques centrales et des banquiers centraux. Souvenez-vous d’ Alan Greenspan le « Maestro » ancien gouverneur de la FED aux Etats-Unis qui déclarait le plus sérieusement du monde « si vous m’ avez compris, c’est que je me suis sans doute mal exprimé ». Il faut donc toujours aller au-delà des mots des banques centrales pour anticiper ce que pourront être les phénomènes monétaires et donc leur politique. Pour comprendre ce qu’il se passe et ce qu’il va se passer, il faut comprendre ce qu’est l’inflation classique, et ce à quoi nous sommes confrontés. Puis il faut comprendre pourquoi nous avons vécu dans un monde déflationniste depuis des années. Enfin nous regarderons pourquoi nous sommes passés brutalement d’une situation déflationniste à un contexte inflationniste.
Qu’est-ce que l’inflation ?
L’inflation est un phénomène monétaire ! Voici la définition de l’INSEE. « L’ inflation est la perte du pouvoir d’achat de la monnaie qui se traduit par une augmentation générale et durable des prix. Elle doit être distinguée de l’augmentation du coût de la vie. La perte de valeur de la monnaie est un phénomène qui frappe l’ économie nationale dans son ensemble (ménages, entreprises, etc.). L’ indice des prix à la consommation (IPC) est utilisé pour évaluer l’ inflation. Cette mesure est partielle étant donné que l’ inflation couvre un champ plus large que celui de la seule consommation des ménages ». L’inflation est un phénomène monétaire selon la définition et cela veut dire que nous sommes confrontés à une augmentation de la masse monétaire. La masse monétaire, c’est-à-dire la quantité de monnaie en circulation, augmente-donc-t-elle ?
La réponse est oui, et pas dans la demi-mesure. Entre 2010 et aujourd’hui la masse monétaire américaine, M1, est multipliée par presque 10 ! Ce n’est évidemment pas le cas de la création de richesse et donc du PIB. Mais ce n’est pas un phénomène qui ne touche que les Etats-Unis. L’accroissement de la masse monétaire et des s des banques centrales est inquiétant dans toutes les grandes zones monétaires. Ci-dessous la courbe bleue qui dépasse toutes les autres et celle de la BCE ! Il y a donc bien un phénomène monétaire à l’œuvre pour expliquer le retour de l’inflation à laquelle nous sommes confrontés, mais ce n’est pas le seul élément et surtout cela n’explique pas pourquoi nous avons un phénomène monétaire de création excessive de quantité d’argent ! La tentation est de vouloir réduire l’inflation uniquement à son aspect monétaire.
Je pense que cette vision est erronée et que les phénomènes inflationnistes ou déflationnistes ne sont en réalité en aucun cas monétaires. Ils sont d’abord économiques, et quand les Etats sont dépassés par les réalités économiques alors, ils font ce que font tous les enfants qui jouent au Monopoly… ils impriment des billets pour que la partie dure plus longtemps ! Si nous avons de l’inflation aujourd’hui c’est parce qu’en « miroir » nous avons eu de la déflation hier et avant-hier, alors qu’il y a fort longtemps dans les années 70/80 nous avions une très forte inflation. La cause première n’ est jamais monétaire. Elle est économique et il y a plusieurs types d’inflation.
L’inflation liée à la croissance économique
C’est l’inflation des 30 glorieuses ! La croissance économique est forte, la demande est donc importante et comme la demande est forte et que les capacités de production ne suivent qu’avec un train de retard, l’ajustement se fait par les prix. Les prix montent. C’est une inflation en réalité très saine parce qu’elle matérialise une croissance économique réelle et une augmentation du PIB donc de la création de richesse. Progressivement cette inflation baisse au fur et à mesure où la croissance ralentit, une fois que les ménages sont « équipés ». Nous sommes d’ailleurs un peu dans ce contexte de façon fort momentanée puisque les confinements ont entraîné un report des achats et donc un effet « bouchons » où tout le monde achète en même temps. De façon temporaire la production et donc l’offre ne suit pas. Les prix montent.
Afin d’illustrer et de bien avoir en tête notre historique d’ inflation en France, vous trouverez ci-dessous le graphique des taux d’ inflation français depuis 1901. De 1970 à 1985, l’inflation sera très forte en France, et souvent son taux annuel dépassera les 10 % pendant une période de 15 ans. C’est dans cette période de 15 années que de très nombreux « baby-boomers » sont devenus propriétaires avec des emprunts à taux fixes érodés chaque année par une inflation importante. Nous vivions également à cette époque dans un monde plutôt fermé commercialement, sans l’OMC, sans le libre-échange, avec des frontières, une industrie et des droits de douane. La mondialisation n’était par définition pas possible, le monde étant coupé en deux par le rideau de fer. Le monde libre d’un côté. Les communistes de l’autre de l’URSS à la Chine.
L’inflation importée liée aux prix de l’énergie ou des matières premières
Une autre cause de l’inflation est ce que l’on appelle l’inflation importée et qui contamine votre économie parce que vous avez besoin d’importations, en particulier d’énergie et de matières premières pour faire tourner vos usines. Du coup l’inflation ne vient pas de votre économie mais de l’extérieur et se répercute. C’est l’exemple célèbre des « chocs pétroliers ». Sommes-nous dans ce contexte ?
Oui ! Encore plus que dans les années 70 en réalité, puisque non seulement nous subissons les chocs de prix sur les matières 1ères, et sur l’énergie mais depuis les années 70 il y a eu un changement majeur dans la nature de nos économies. Nous ne produisons plus rien contrairement aux années 60 et 70 ! Nous importons tout désormais. Nous importons notre énergie comme avant, pétrole, gaz, mais surtout, tout le reste. Nos chaussures, nos vélos, nos autos désormais produites en Chine comme l’illustre parfaitement l’exemple de la Dacia Spring le modèle électrique de la marque low-cost du groupe Renault. Si les prix de nos importations montent alors tout monte et cela augmentera d’autant l’inflation importée. L’inflation importée est donc un problème majeur largement sous-estimé et nous y reviendrons mais avant évoquons le 3ème type d’inflation.
L’ajustement 2P « Pénuries/Prix »
Le mois dernier j’ai évoqué le phénomène de pénuries. Semi-conducteurs, matières premières, ou encore placoplâtre, planche OSB, tuyaux de cuivre et même clôtures, tout manque dans les magasins. L’économie est une « science » très simple qui se cache derrière des mots très compliqués qui ne doivent effrayer personne ! Que se passe-t-il quand il y a beaucoup de demande et une offre limitée ? Celui qui en veut paye le prix, et celui qui ne peut pas en payer le prix doit accepter de ne pas en avoir donc… la pénurie. L’ajustement se fait par le prix qui monte jusqu’à ce que le marché trouve un équilibre entre quantité disponible et quantité demandée. Lorsque les prix montent très haut, cela peut permettre de créer de nouvelles capacités ou de rendre rentables certaines alternatives qui ne l’étaient pas tant que les cours étaient bas.
Cela permet également l’investissement ou pousse à la « recherche » scientifique. Le meilleur exemple est celui des terres rares avec une découverte d’un gisement tellement important au large du Japon, que le monde entier pourrait théoriquement se passer des terres rares chinoises. Le changement géopolitique serait majeur. Souvenez-vous des exemples des masques. La France qui ne voulait pas payer ses masques à 50 centimes se faisait « souffler » ses commandes sur les tarmacs en Chine. Ce phénomène est toujours transitoire car les capacités finissent par s’adapter même si cela est plus ou moins long. Comme nous venons de le voir il y a plusieurs types d’inflation, de causes à l’inflation et pour la première fois dans l’histoire économique mondiale nous sommes confrontés à toutes les causes d’inflation en même temps ! Mais ce n’est pas tout. Nous sommes loin d’avoir terminé notre voyage magique permettant de tout comprendre à l’inflation que nous subissons.
Pourquoi il n’y avait pas d’inflation hier, mais qu’elle est là aujourd’hui !
Voilà une bonne question à laquelle il faut prendre le temps de répondre. Si nous n’avions pas d’inflation hier et jusqu’au « covid » c’est parce que nous avions des facteurs déflationnistes importants.
1/ La désindexation des salaires héritée des politiques d’austérité des années 80 destinées à « tuer » l’inflation endémique des années 70 et de début des années 80. Cela n’a plus d’effet et vous voyez même que l’Etat donne des « primes » essence pour contrer les effets de l’inflation, c’est donc une forme de retour à un nouveau type d’ indexation. Indexer les salaires c’est maintenir le pouvoir d’achat. Donner des chèques carburant a le même effet macro-économique même si cela ne porte pas sur la fiche de paye.
2/ La robotisation. A partir de la fin des années 60 et début des années 70, on commence à remplacer massivement les ouvriers de nos usines par des robots. C’est particulièrement le cas de l’industrie automobile par exemple. Une production de masse toujours plus massive, mais avec moins de masses d’ouvriers nécessaires. C’est moins d’emplois et plus de chômage qui va devenir endémique à partir de 1975 et ne jamais cesser sa progression.
3/ L’informatisation. L’arrivée des ordinateurs de bureau aura le même effet dans le secteur tertiaire que les robots dans l’industrie. Moins de bras nécessaires pour réaliser des tâches administratives de plus en plus automatisées et informatisées. En 1993, j’étais un tout jeune guichetier dans ce qui était encore le Crédit Lyonnais. Mon travail ? Saisir des chèques pour créditer des comptes toute la journée ! Aujourd’hui vous scannez vous-mêmes vos chèques sur vos applications bancaires. Là encore c’est moins d’emplois et plus de chômage.
4/ L’immigration. Georges Marchais évoquait déjà l’ armée du Capital pour parler de l’immigration qui servait à faire baisser les salaires des ouvriers d’ici, faisant ainsi le malheur de tous, des nouveaux venus, comme des déjà-là. Les centaines de milliers d’immigrés participent à l’impossible augmentation des salaires puisqu’il y a toujours une main-d’ œuvre abondante attendant un emploi. Nous avons le même phénomène avec le dumping social permis par l’Union Européenne à travers les travailleurs détachés. Les ouvriers hongrois viennent faire des ravalements de façades dans nos sociétés HLM dont les loyers sont financés en grande partie par les APL (aides au logement) c’est-à-dire l’argent public.
5/ La mondialisation. Enfin dernier élément très déflationniste, la mondialisation qui à partir du milieu des années 90 va permettre aux entreprises de délocaliser les usines ce qui revient à délocaliser nos emplois. Cette hémorragie des emplois occidentaux pour l’ensemble des raisons listées ci-dessous va créer les conditions d’un chômage de masse endémique que rien ne peut venir enrayer. Les salaires ne peuvent plus monter. Sans augmentation de salaire, il ne peut pas y avoir d’inflation, sans compter que le prix des produits fabriqués dans les pays à bas coûts diminue également. Nous payons les ouvriers pas chers, nous achetons moins cher, les salaires baissent ou stagnent. L’inflation semble donc un vieux souvenir lointain alors que les profits des entreprises, eux explosent ! La pandémie a été l’élément déclencheur d’un basculement concernant l’inflation. Un élément déclencheur, mais pas la cause réelle. Depuis plusieurs années, les conditions d’ une inversion des conditions d’inflation étaient en train de se mettre en place.
Le retour des facteurs inflationnistes
1/ La création monétaire débridée. Cette création monétaire a pour objet de répondre à une augmentation sans précédent des dettes publiques d’Etats qui sont désormais tous en faillite virtuelle. Pour maintenir la solvabilité des Etats, il faut maintenir des taux d’intérêt bas. En maintenant des taux d’intérêt bas, on stimule sans cesse l’économie en créant de la surchauffe et donc de l’inflation. Pour maintenir les taux au plus bas, il faut que les banques centrales rachètent directement les dettes émises par les Etats, ce qu’elles font même si c’est indirectement pour sauver la face mais le principe est le même. Il n’y a plus de fixation des taux par le marché. Ce sont les banques centrales qui administrent les taux. L’argent n’a plus de prix. Les taux sont mêmes négatifs, ce qui veut dire qu’aujourd’hui est plus incertain que l’avenir ce qui est une inversion totale de la réalité.
2/ La mondialisation a été déflationniste pendant des années, aujourd’hui elle devient inflationniste et c’est la seconde grande inversion. La mondialisation, a été terriblement déflationniste depuis presque 30 ans, parce que nous délocalisions ici pour installer des usines là-bas. Nous réimportions des produits nettement moins chers que ce que nous pouvions faire ici. Or, en 30 ans les salaires chinois ont considérablement augmenté, les usines ici sont désormais toutes fermées, et nous n’avons plus de capacités de production. La Chine et l’Asie sont devenues les usines du monde. Elles font désormais la pluie et le beau temps sur le marché des matières premières et raflent tout.
Elles font aussi les prix de vente et peuvent, maintenant qu’elles sont en position de monopole, faire les prix. La mondialisation déflationniste va faire la place à la mondialisation inflationniste ! C’est un changement majeur, dont très peu d’analystes et d’épargnants ont compris les impacts et les conséquences durables en termes d’inflation mais aussi de perte de souveraineté et de dépendance, mais c’est un autre sujet. La Chine vend désormais au prix qu’elle veut parce qu’elle est la seule à pouvoir produire et donc vendre ! Sans la Chine, pas d’approvisionnement !
3/ La raréfaction des ressources. Jusqu’à présent, le coût des matières premières étaient considérés comme négligeables et ce que la nature nous donne, nous le prenions gratuitement. Nous nous sommes servis toujours au plus facile. Pétrole, minerais, charbon, nous avons d’ abord exploité là où c’était le plus simple. Désormais il faut creuser toujours plus loin, plus profond, avec des teneurs toujours plus basses. Les coûts d’extraction explosent, au moment où les prix de l’énergie montent considérablement. C’est l’ère de la rareté.
4/ La transition écologique. Cette rareté et la nécessité de réduire nos pollutions et nos empreintes écologiques au sens large nous conduisent à entamer une transition écologique d’une grande complexité et surtout très coûteuse et très inflationniste pour nos économies. L’énergie toujours plus verte est toujours plus coûteuse et moins abondante. Les ressources se raréfient, il faut recycler, économiser. Il faut isoler les maisons, changer les modes de chauffage, passer de la voiture diesel pas très chère à la voiture électrique hors de prix. Tout ceci nécessite des investissements colossaux générateurs de nouvelles dettes publiques, de dépenses contraintes pour les ménages. En menant cette transition au niveau mondial nous créons de très fortes tensions d’approvisionnement notamment sur les produits nécessaires au secteur du BTP. Les prix flambent.
5/ L’immigration, comme vous pouvez le constater, devient un tel sujet de crispation et de problème compte tenu des flux importants, en disant cela, je ne dis pas que c’est mal ou bien, je dis qu’il y a des flux importants et des crispations très importantes. C’est un sujet incontournable de la campagne présidentielle qui s’ouvre déjà. A la clef, certainement, une réduction de ces flux. On peut donc anticiper que l’immigration sera moins déflationniste dans les années futures que dans les années passées.
6/ Robotisation et informatisation ne créent plus de gains substantiels de productivité. Tous les ouvriers que nous avions ont été soit « automatisés », « robotisés » ou délocalisés ! Il ne reste presque plus rien de notre industrie. Pour l’informatique c’est la même chose. Toutes les secrétaires qui peuplaient encore les bureaux au milieu des années 90 ont disparu. Internet a permis aux entreprises de réaliser des gains de productivité considérables notamment en transférant aux clients ou à l’usager une grande partie du travail (commandes, saisies, tout ceci est fait par l’internaute). Aujourd’hui nous sommes arrivés au bout de cette logique. En attendant l’arrivée des « humanoïdes » et autres robots qui remplaceront les femmes de ménages, les serveuses, ou nos infirmières sans oublier nos chauffeurs routiers remplacés par les camions autonomes, nous sommes dans une phase de pause où il n’y a plus de gains de productivité importants. C’est un facteur déflationniste important qui disparaît. Dans ce que je viens de lister, vous n’avez là aucun facteur conjoncturel et momentané. Vous n’avez là que des facteurs durables et structurels. Conclusion ?
Rien ne permet de conclure que l’inflation sera temporaire et peu élevée. C’est même exactement l’inverse. Une analyse fine de la situation nous invite à considérer que nous sommes vraisemblablement en présence d’un risque de retour d’une inflation importante et durable. Mon scénario central est que nous rentrons donc dans un monde structurellement inflationniste et que c’est cela qu’il faut prendre en compte dans les stratégies qu’ elles concernent les entreprises, les monnaies ou les patrimoines.
Charles Sannat, économiste (www.insolentiae.com)