Par David Benguigui, Directeur marketing & communication 360 IONIS Education Group et vice-président du CMIT
Les enseignants, à la fois porteurs et vecteurs de la connaissance, et les élèves, qui n’ont justement pas le même rapport à la connaissance, sont sans doute à la croisée des chemins. Si le verdict définitif sur cette intrusion technologique dans nos écoles n’est pas encore connu, voici quelques pistes de réflexion, voire un premier diagnostic (vital)…
Côté enseignant : de la détention du savoir à la perte de contrôle ?
La capacité de l’IA à ingurgiter une quantité colossale de données pour mieux la régurgiter fait planer une ombre grandissante sur un corps enseignants autrefois respecté car détenteur incontesté du savoir. Petite Poucette de Michel Serres, qui posait les jalons de cette nouvelle ère, trouve un écho troublant dans celle de l’IA. Dans un monde technologique où la seule chose qui ne change pas est le changement, deux directions se dessinent. D’un côté, il y a l’opportunité : celle de devenir des guides, des facilitateurs, plutôt que de simples dépositaires du savoir. Mais de l’autre, il y a le danger : celui de perdre le contrôle au profit d’algorithmes, où l’éducation devient une simple question de données et de statistiques, déshumanisant ainsi la salle de classe.
Pour s’adapter à ce bouleversement, les enseignants doivent sans doute revoir leur copie ou plus précisément leurs modalités d’évaluation. Faut-il réduire la voilure côté devoirs à la maison pour mettre l’accent sur les exercices en classe, les présentations à l’oral, les travaux ou autres projets collectifs ? Il apparaît en effet crucial de solliciter des compétences, des caractéristiques (encore) purement humaines : avoir un esprit critique, être capable d’analyser un problème, d’apporter des solutions en mobilisant son intelligence ou l’intelligence collective.
Côté élève : éducation personnalisée ou manipulation algorithmique ?
Pour les élèves, l’IA offre un monde d’apprentissage sur mesure. Mais cette personnalisation est-elle authentique ou simplement une illusion algorithmique ? Les élèves peuvent-ils vraiment sculpter leur destin éducatif ou sont-ils guidés, voire manipulés, par les algorithmes prédictifs déjà bien ancrés dans leurs usages quotidiens ? Leur autonomie est-elle préservée ou sacrifiée au nom de l’efficacité ?
Sans oublier le thème qui a surgi dès l’apparition des IA génératives grand public : les infinies possibilités de tricherie. Si des solutions ont été développées pour détecter notamment des plagiats, elles sont loin d’être infaillibles.
Le recours aux IA ne va-t-il pas également dans le sens d’une paresse intellectuelle ? Dans ce monde où on nous habitue à tout commander (repas, VTC, vêtements, etc.) du bout des doigts, sans effort, sans bouger, les élèves ne seraient ainsi plus des élèves augmentés par l’IA mais des élèves remplacés par l’IA puisque dépersonnalisés, homogénéisés et incapables d’avoir une pensée singulière. L’IA risquerait ainsi de tarir toute soif, tout désir d’apprendre. Sans parler du temps colossal déjà passé sur les écrans[1] et encore moins du temps d’attention qui, si l’on en croit Bruno Patino, se rapproche dangereusement de celle du poisson rouge[2].
L’avenir éducatif au seuil d’un nouveau contrat social
Alors que nous pénétrons dans cette ère incertaine d’IA éducative, une réalité émerge : l’éducation est au seuil d’un nouveau contrat social. Les enseignants doivent transcender le rôle traditionnel du gardien du savoir et embrasser celui du guide dans ce voyage numérique. Les élèves, armés de connaissances et de conscience critique, doivent naviguer dans ce monde d’opportunités et de pièges avec discernement.
Souhaitons aux enseignants un sort moins funeste que celui des livres dans Le Meilleur des mondes. Aldous Huxley évoquait en effet une civilisation séduite, gavée par un torrent de contenus, rendue esclave et comme somnambule par le plaisir qu’elle s’inflige. Dans cette dystopie, « il n’y a plus de raison d’interdire un livre, car plus personne ne veut en lire ».
Dans un autre registre, les transhumanistes estiment que les applications sont encore limitées mais que dans un futur proche (2045, selon Ray Kurzweill, ancien de Google, désormais futurologue), les super-ordinateurs, mis en réseau, surclasseront l’humanité et prendront en charge l’organisation d’une nouvelle civilisation fondée sur l’intelligence des machines.
Gardons cependant espoir, l’IA reste pour l’heure un outil entre les mains de l’humanité. L’équilibre entre progrès technologique et intégrité éducative repose sur notre capacité à guider ces circuits électroniques plutôt que d’être guidés par eux. Le futur de l’éducation, tissé entre les aspirations humaines et les fils de l’IA, dépend de notre choix collectif : révolution ou régression, le pouvoir est entre nos mains (du moins, espérons-le).
David Benguigui
Directeur marketing & communication 360 IONIS Education Group et vice-président du CMIT
[1] Selon l’Ifop, 59% des Français s’inquiètent de l’impact des écrans sur leurs enfants, et près de 70 % d’entre eux reconnaissent être dépendants de ces mêmes écrans.
[2] Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge : Petit traité sur le marché de l’attention
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