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Jacques-Antoine Granjon (Veepee) : « J’ai eu des doutes et je me suis souvent trompé »


Pionnier du web français en 2001, c’est un de nos entrepreneurs emblématiques. Jacques-Antoine Granjon est à la tête d’un géant européen du commerce en ligne (3,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 5 500 salariés) qui a fait de l’économie circulaire son nouveau cheval de bataille.

Jacques-Antoine Granjon (Photo Thomas Gogny MD)

Pionnier du web français en 2001, il est un de nos entrepreneurs emblématiques. Jacques-Antoine Granjon est à la tête de Veepee, géant européen du commerce en ligne (3,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 5 500 salariés) qui fait de l’économie circulaire son nouveau cheval de bataille.

En 2001, qu’est-ce qui vous a poussé à lancer Veepee ?

Jacques-Antoine Granjon : Les débuts de vente-privee (devenue Veepee en 2019, ndlr) remontent à 1998-99, quand nous commencions à réfléchir à transformer notre métier d’origine, celui de soldeur grossiste, en utilisant l’outil nouveau qu’était Internet. Il n’y avait pas de haut débit et très peu de foyers étaient équipés d’une connexion. Notre questionnement en 2001, lorsque nous avons créé vente-privee, était de savoir comment vendre un vêtement ou une paire de chaussures sur Internet, à une époque où on nous expliquait que « jamais les consommateurs n’en achèteraient en ligne » car « on ne peut pas essayer les articles ». À cette époque, nous avons créé ce modèle de vente événementielle en ligne très singulier : B2B2C. Depuis toujours, nos premiers clients sont les marques, à qui nous proposons un service de déstockage, de promotion, de trafic.

Des événements limités dans le temps, dans lesquels on propose les produits ou services des marques avec une forte décote, dans un écrin créatif et une mise en scène désirable. C’est la qualité de notre offre qui attire chaque jour 4 à 5 millions de visiteurs uniques et 66 millions de membres. Nous redonnons vie à des produits qui ont vécu leur cycle industriel. Par la suite, avec l’arrivée de l’ADSL dans les foyers en 2004, tout s’est accéléré pour nous. Les contenus sons, photos et vidéos pouvaient enfin circuler, à une époque où l’on n’était pas encore submergé de contenus. Cela nous a permis de nous engager à 100% sur Veepee. Puis dans les années 2010, les smartphones ont marqué une nouvelle accélération, avec la transformation profonde des modes de consommation, l’émergence du « m-commerce », des réseaux sociaux entre autres.

« Continuer à surprendre tout en gardant une qualité de service inégalée, c’est notre défi quotidien ». Veepee a fêté ses vingt ans. Quelle est votre plus grande fierté en tant que fondateur de ce mastodonte du commerce en ligne ?

Mais nous n’avons jamais dérogé à notre modèle d’origine : un site B2B2C créé avant tout pour servir nos 7 000 marques partenaires, avec objectif de les aider à écouler leurs stocks, répondre à leurs problématiques de promotion, de trafic, de façon qualitative dans un univers créatif et innovant. Continuer à surprendre, à créer l’événement tout en gardant une qualité de service inégalée, c’est notre défi quotidien. Veepee, c’est chaque année 125 millions de pièces écoulées. C’est grâce à la qualité de notre offre qui génère ce trafic puissant naturel, que nous avons pu développer par la suite d’autres activités comme le voyage ou récemment « Re-cycle » sur la seconde main.

Mais il reste encore beaucoup à construire, les défis sont nombreux : continuer à développer notre modèle de déstockage digital d’origine, approfondir de nouvelles voies avec la « BrandsPlace » (la marketplace des marques de Veepee, ndlr) et la seconde main, continuer de développer le voyage et le média. Vingt ans, c’est la jeunesse éclatante !

Avez-vous eu des moments de doute durant ces vingt années à la tête de Veepee ?

Bien sûr. J’ai eu des doutes et je me suis souvent trompé ! Un ami m’a un jour donné ce conseil : « Ce n’est pas grave de se tromper, l’important c’est d’arrêter tout de suite. » Cette question de l’échec est permanente dans la vie de l’entrepreneur. La clé, c’est de rebondir. Nous avons tenté l’expérience aux Etats-Unis en 2014, un marché où l’outlet est développé et nous n’avons pu y affirmer notre modèle. Nous avons pris la décision de fermer malgré un chiffre d’affaires de 50 millions de dollars. C’est la meilleure décision que j’ai prise dans cette aventure américaine. Nous nous sommes recentrés sur notre marché cible : l’Europe.

Pourquoi n’avez-vous jamais levé de fonds ?

Nous n’avons jamais eu besoin de lever des fonds. Nous avons toujours eu un BFR négatif depuis les débuts de Veepee, ce qui signifie que nous avons toujours eu l’argent pour financer nos projets. Au moment où s’est posée la question des acquisitions, notamment en 2016 avec Privalia, nous avons préféré emprunter plutôt que lever des fonds. Pour ne pas se faire diluer, pour garder notre liberté, pour garder le contrôle.

« Nous n’avons jamais levé de fonds pour garder notre liberté ». Comment voyez-vous évoluer le secteur du e-commerce dans les années à venir ?

Bien sûr, nous sommes conscients que dépendre des marques et de leurs stocks constitue une fragilité. De ce point de vue, 2022 sera difficile, même si en 38 ans de carrière, j’ai toujours connu une augmentation de volumes de stocks chaque année… Mais cela nous permet de continuer de nous différencier en cherchant toujours à proposer de nouveaux services à nos marques partenaires, pour être moins dépendants des stocks. Il y a un fort potentiel, par exemple, dans les produits de grande consommation quotidienne, la décoration, l’ameublement, mais aussi le vin et la gastronomie ou l’électronique reconditionné, et évidemment dans le voyage.

Nous avons aussi signé un contrat avec 19 marques des quatre divisions du groupe L’Oréal que nous pouvons désormais proposer tous les jours sur notre « BrandsPlace ».

La France comte 23 licornes, les start-up tricolores enregistrent des levées de fonds records… La France est-elle enfin devenue une « start-up nation » ?

Les levées de fonds s’enchaînent, des nouvelles licornes apparaissent chaque jour, c’est bien. Cela témoigne d’un réel savoir-faire, d’une envie d’entreprendre. On peut faire naître et développer une entreprise digitale en France. En revanche, pour sortir de nos frontières et arriver sur le marché européen, cela reste compliqué. Les règles fiscales ou sociales demeurent encore aujourd’hui trop différentes d’un pays à l’autre. Si l’on veut pouvoir rivaliser avec les Gafa, il faut que les politiques créent les conditions pratiques pour passer de multiples marchés de 20 à 80 millions de personnes à un marché unique de plus de 600 millions. L’Europe doit aller vers une harmonisation sociale et fiscale.

En France, l’esprit d’entreprendre est-il plus fort aujourd’hui qu’il y a 10 ans ?

Je l’ai toujours dit, la France est un pays exceptionnel, d’une grande richesse. La France est un pays avec des talents, des profils hautement qualifiés, avec une diversité de savoir-faire, que les pays du monde entier nous envient et cherchent à séduire. Nous sommes un pays créatif, qui essaie de penser différemment, d’initier des choses nouvelles, avec une certaine remise en question. Alors, oui, on assiste à un élan formidable d’entrepreneurs, comme on le voit avec toutes ces nouvelles start-up et licornes qui émergent, mais aussi avec toutes ces petites entreprises dont on n’entend pas parler mais qui contribuent à faire rayonner leurs secteurs.

Mais le véritable enjeu derrière, c’est celui de la croissance et de la profitabilité. Il faut arriver à développer des entreprises profitables, qui se développent sur plusieurs marchés. On peut difficilement rester franco-français. Il faut avoir l’ambition de dépasser l’Hexagone.

Quels conseils donneriez-vous aux jeunes entrepreneurs qui se lancent aujourd’hui ?

Je leur conseillerai de toujours conserver la ligne de leur business model. L’important, c’est l’offre. Que le modèle soit profitable ou pas encore, ce qui compte, c’est de rester ancré dans la réalité, de garder un cap et une vision clairs à tout moment.

En tant qu’entrepreneur, comment prenez-vous en compte la question du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources ? Peut-on concilier croissance et protection de la planète ?

La question du réchauffement climatique, de l’écologie est au centre de tout, ce n’est pas politique. C’est une façon d’être, une façon de penser, une façon de mettre en place des actions qui permettent de protéger notre planète. C’est aussi de notre devoir, en tant qu’entrepreneur d’imaginer des solutions, pour contribuer à notre petite échelle, à préserver notre petite planète. Évidemment, aujourd’hui, une entreprise doit penser à son empreinte carbone. Mais il faut rappeler que nous sommes toujours dans cette double injonction contradictoire entre faire de la croissance, créer de l’emploi tout en préservant la planète et les ressources qu’elle nous offre.

Ce n’est pas simple. A notre niveau, nous essayons de compenser l’empreinte carbone de notre activité voyage en plantant des arbres ou l’activité de nos serveurs en recourant à l’énergie verte. On n’a pas le choix, il faut que les entreprises se penchent sur ces sujets. En 2021, avec nos 4,5 millions de visiteurs uniques par jour, on a décidé de lancé « Re-turn », un service « membre à membre» qui permet à un membre de remettre en vente un produit qui ne lui convient pas sur une plateforme dédiée et 100 % sécurisée. Fin 2021, le trafic sur cet espace était de 50 000 à 60 000 personnes, avec une reprise de 600 à 700 articles par jour. C’est une économie en tous points, y compris en transport, car cela évite de retourner le produit à la marque.

« La question du réchauffement climatique et de l’écologie est au centre de tout »

Notre ambition est d’accélérer le développement de « Re-turn » cette année, en proposant un système innovant qui permettra que tous les retours effectués passent par cette plateforme, avant d’être remis en vente par la suite. « Re-Turn » offre ainsi une seconde vie aux produits retournés. Pour l’occasion, nous avons un autre service dédié : Re-cycle. Nos membres nous envoient des produits de marque qui dorment dans leurs armoires (neufs ou usagés), en échange d’un bon de réduction offert par la marque. En 2021, nous avons réalisé une trentaine de collectes avec des marques comme Aigle, Adidas, Vilebrequin, Timberland, Petit Bateau…

Très concrètement, quand nous recevons les produits, des bottes Aigle par exemple, nous les trions, les lavons, les photographons et ensuite, nous leur attribuons un prix “attractif”. En un an, nous avons déjà récupéré 150 000 pièces. Avec ce stock, nous pouvons désormais organiser des ventes de seconde main, marque par marque.

Propos recueillis par Thibault Veysset

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