Industrie, start-up, entreprises en difficulté, presse, rugby… Fondateur de PGS (275 M€ de CA) et de l’accélérateur normand NFactory, Jean-Louis Louvel est un hyperactif. Avant de construire le leader européen de la palette, il a été pompiste, tailleur de pierre et même vendeur de parfums pour les marins du port du Havre. Entretien avec un entrepreneur au parcours hors du commun qui se rend chaque année au CES de Las Vegas pour rester à la page.
Quel fut votre parcours avant de lancer PGS en 1993 ?
J’ai passé passé 25 ans au Havre et 26 ans dans la métropole de Rouen. J’ai arrêté l’école à 16 ans en fin de 3ème sans aucun diplôme en poche, puis j’ai fait une année d’apprentissage. L’école, ce n’était pas mon truc… Mon père, qui était ouvrier et avait connu la guerre, m’a toujours expliqué que cela ne servait pas à grand chose. Je n’ai jamais manqué de rien, mais mes parents avaient peu de moyens. Pour obtenir quelque chose, je n’avais pas d’autre choix que de travailler.
En quoi ce début de parcours a-t-il conditionné la suite ?
Je n’ai pas été formaté, je ne suis jamais rentré dans les cases. Personne ne m’a appris comment monter une entreprise. J’ai remarqué que beaucoup de patrons d’ETI étaient aussi des autodidactes. Tout simplement parce que l’autodidacte a soif d’apprendre.
Qu’avez-vous fait après avoir quitté l’école ?
J’ai enchaîné les petits boulots pour vivre. J’ai été pompiste, j’ai collé des étiquettes sur des bouteilles de vin, j’ai fait tailleur de pierre… J’ai aussi vendu des parfums aux marins sur les bateaux qui arrivaient dans le port du Havre. Les horaires étaient décalés, certains bateaux arrivaient à 23h et repartaient à 6h du matin, le métier n’était pas sexy, mais il fallait voir les volumes qu’on vendait ! Je gagnais donc plutôt bien ma vie (rires).
Comment vous est venue l’idée de lancer PGS au tout début des années 1990 ?
A l’époque, je travaillais pour un employeur sur Rouen qui recevait des marchandises sur des palettes. Il m’a demandé de revendre ces palettes. Six mois plus tard, j’avais compris que la filière était atomisée. J’étais sans argent, j’ai donc fait appel à un ami qui avait passé le permis poids lourd à l’armée – il est d’ailleurs toujours à mes côtés. On a démarré à trois. Durant les premières années, on triait et on réparait les palettes avant d’enfiler le costume pour aller voir les clients.
« J’ai été pompiste, j’ai collé des étiquettes sur des bouteilles de vin, j’ai fait tailleur de pierre… J’ai aussi vendu des parfums aux marins sur les bateaux qui arrivaient dans le port du Havre »
Comment avez-vous mené votre stratégie d’intégration verticale au fil des années ?
Je n’ai pas révolutionné le produit : ce sont toujours des planches et des pointes. Mon idée a été de coller au développement du marché. Une fois le maillage dans le reconditionnement effectué, j’ai décidé de devenir fabricant de palettes – j’ai changé de métier. Du savoir-faire, on passe à l’industrie. C’est à ce moment-là que j’ai lancé des opérations de croissance externe car je ne savais pas fabriquer de palette. J’ai ensuite racheté des scieries pour être indépendant en termes d’approvisionnement. Finalement, je me suis intéressé aux forêts et à l’exploitation forestière.
Etes-vous en passe de devenir leader européen ?
Oui. Nous sommes déjà leader en France et en Belgique, et numéro deux en Europe sur le marché de la fabrication et reconditionnement de palettes. On devrait dépasser les 300 M€ de chiffre d’affaires en 2018 (265 M€ en 2017, NDLR). Je ne devrais donc pas être loin de passer numéro un européen.
Combien avez-vous de sites de production ?
Entre les centres de conditionnement et les scieries, PGS en compte 50 (40 en France et une dizaine à l’étranger, NDLR). Notre groupe au complet inclut plus d’une centaine de sociétés, allant de 10 à 200 salariés.
Le secteur de la palette, coeur de métier de PGS, est-il « digitalisable » ?
Depuis qu’on a développé NFactory (l’accélérateur de start-up normand qu’il a cofondé, NDLR), j’ai pu digitaliser de nombreuses opérations en interne : tâches administratives, maintenance prédictive, prévisions climatiques… Cela nous a également donné des idées. C’est ainsi que j’ai créé ma propre start-up fin 1999 : PGS Reverse (100 M€ de CA en 2017, NDLR), dont les collaborateurs viennent de l’extérieur de PGS. Cette entreprise, qui appartient à 100% à PGS, est liée à l’économie de la fonctionnalité : nous ne vendons plus le produit – la palette – mais une prestation globale. Nous mettons la palette au point d’utilisation souhaité par le client, puis nous la re-collectons dans toute l’Europe pour la livrer ensuite à d’autres clients. A l’avenir, on ne vendra plus des produits mais du service. Et c’est en côtoyant des start-up que m’est venue cette idée. Dans mon vieux monde industriel et particulièrement dans ma filière bois – où bien souvent mes interlocuteurs font partie de la 3ème ou 4ème génération -, c’est assez nouveau.
La palette est un produit sous-estimé, voire dévalorisé. Que répondez-vous aux mauvaises langues ?
Il est sous-estimé car, en apparence, ce n’est que du bois et des pointes. Mais il est désormais fabriqué avec de la robotique. En outre, on travaille sur un matériau vivant et simple mais qui s’avère indispensable à la logistique et à la chaîne économique. Sans palettes, les lignes de production de mes clients s’arrêtent instantanément. La palette, ce n’est peut-être pas sexy, mais c’est fondamental pour l’économie d’un pays.
Les palettes seraient donc le thermomètre de l’économie ?
Absolument ! Je peux prédire l’évolution de l’économie en temps réel avec une certaine aisance. Je peux d’ailleurs confirmer qu’il y a une vraie reprise, particulièrement depuis septembre. C’est comme si j’étais connecté à toutes les lignes de production du pays. D’autant que je livre tous les pans de l’économie, de la cosmétologie à la pharmacie, en passant par la grande distribution, la construction ou l’automobile… Etant implanté partout en France, je peux même affiner mon analyse par région.
« La palette, ce n’est peut-être pas sexy, mais c’est fondamental pour l’économie d’un pays »
Comment dégager de la rentabilité sur un produit à faible valeur ajoutée comme la palette ?
Il faut faire des volumes importants pour dégager du chiffre. Un semi-remorque représente 4500 euros de chiffre d’affaires… Dans l’industrie du bois, ma rentabilité économique est souvent supérieure à la durée d’amortissement du matériel.
Pourquoi étiez-vous au CES de Las Vegas en janvier dernier ?
Je suis un industriel. Mon souhait est d’améliorer ma vision en découvrant de nouvelles technologies qui vont arriver. Mais le plus important est la vitesse à laquelle va cette révolution. La deuxième raison est liée à l’accélérateur normand que nous avons créé : NFactory (1er investisseur privé en Normandie, NDLR). Nous avons emmené des start-up et des industriels avec nous à Las Vegas. Cela nous a donné de l’inspiration et des idées. Et puis, lors de ces 10 jours à Las Vegas et à San Francisco, j’ai constaté avec grand plaisir que les Américains préféraient le terme « entrepreneur » à celui de « businessman ».
Quel est celui qui vous correspond ?
Je ne suis pas un homme d’affaires, je suis un entrepreneur et je le revendique. L’entrepreneur est là pour bâtir durablement, il a une vision long terme. Un homme d’affaires fait des affaires, il est souvent lié au monde de la finance, un secteur où on fait d’abord de l’argent.
Ce n’est pas la première fois que vous allez au CES. Cet évènement change-t-il votre vision du monde ?
Là-bas, vous en prenez plein les yeux et vous vous rendez compte de ce que sera l’économie de demain. Pourquoi ? Parce que les jeunes partagent tout : leurs avancées technologiques, leurs codes… Ils travaillent en collectif, vont beaucoup plus vite et n’ont pas nos tabous. A l’inverse, il y a 25 ans, on me disait : « si tu as une idée, gardes-la pour toi. » Cela n’a plus de sens aujourd’hui.
Pourquoi avez-vous lancé l’accélérateur NFactory ?
Pour plusieurs raisons. Je commençais à ne plus comprendre les évolutions en cours, j’avais peur d’investir… Deux choix s’offraient à moi : soit arrêter d’investir, ce qui signifiait la mort de l’entreprise, ou alors me rapprocher des jeunes pour essayer de comprendre le futur. C’est le sens de la création de NFactory, qui, je le précise, n’est pas un fonds d’investissement mais une holding. Nous investissons sur nos fonds propres. Sa vocation est d’aider les jeunes entrepreneurs de la région. Je suis co-associé dans la NFactory avec Alexandre Martini. Nous sommes très complémentaires.
Comment cette structure est-elle financée ?
Le groupe PGS qui appartient à ma holding comporte toutes les activités liées au bois (fabrication, reconditionnement, PGS Reverse…). C’est la holding qui co-investit dans la NFactory mais pas PGS directement.
Que pensez-vous de l’action de la BPI ?
Nous sommes complémentaires avec la BPI (par ailleurs actionnaire de PGS, NDLR), cette dernière ne pouvant financer des start-up qu’à partir du moment où elle possède un certain pourcentage de fonds privés.
« Je ne suis pas un homme d’affaires, je suis un entrepreneur »
Pourquoi vous intéressez-vous aux entreprises en difficulté ?
Mon parcours est fait d’opportunités. En 2010, j’ai repris une entreprise de mon secteur qui venait de déposer le bilan (Péruréna, NDLR). Cela m’a interpellé : sans moi, cette entreprise aurait disparu de notre patrimoine industriel. D’un côté, l’Etat, la BPI, les collectivités nous aident à créer des emplois.
Mais de l’autre, personne ne vient en aide aux entreprises en difficulté. C’est un domaine qui intéresse bien peu de monde mais j’ai décidé d’en faire une activité à part entière. Depuis 2010, nous avons déjà repris huit sociétés normandes (Paris Normandie, I-Métal, AMG, Alterval…). Elles fonctionnent très bien.
Avez-vous une recette pour relancer des entreprises ?
Oui. J’ai une armée de fidèles derrière moi, une garde rapprochée qui m’accompagne depuis longtemps. J’associe toujours mes plus proches collaborateurs à mes projets en leur permettant de prendre des parts. J’ai le sens du partage. Souvent, on m’appelle pour les cas un peu désespérés. Mon secret consiste à toujours partir de l’humain, c’est mon premier critère. Le deuxième, c’est mon intuition. Elle ne m’a jamais fait défaut.
Palettes, start-up, entreprises en difficulté… Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent de toucher à tout ?
A chaque fois, il y a un lien. Chaque branche est dirigée par un responsable. Toutes mes entreprises se portent bien et créent des synergies entre elles. Récemment, je suis arrivé dans la presse (il a racheté 49% des parts du quotidien local Paris Normandie, NDLR).
L’entreprise était en difficulté. Je vais accélérer leur transition numérique. Pourquoi ? Parce que j’ai beaucoup de contacts dans ce monde-là. Je suis un véritable accélérateur. La presse, c’est comme le bois : une personne impliquée dans un secteur depuis longtemps avancera toujours moins vite dans un domaine que si le domaine vient à elle. Je pense que nous irons plus vite si des experts du monde des start-up vont vers la presse plutôt que l’inverse.
Quelle place accordez-vous à l’aspect humain dans votre groupe ?
Je mise avant tout sur le capital humain. Si certains collaborateurs de PGS sont lassés de leurs fonctions, au lieu de les perdre, on les aide à basculer sur la branche d’activités consacrée aux sociétés en difficulté. PGS, c’est une grande famille très soudée qui se caractérise par un très faible niveau de pertes au niveau des ressources humaines.
Quel est votre rapport à l’argent ?
Je ne suis pas capitaliste mais j’ai conscience qu’il faut de l’argent pour faire de belles choses. Mais cela doit rester un moyen et non une fin. Surtout quand vous avez passé 50 ans et que vous avez envie de faire des choses pour votre pays, votre territoire ou pour les jeunes.
D’où vous vient cette envie de transmettre aux jeunes entrepreneurs ?
Ayant passé la cinquantaine, j’ai envie de rendre à mon pays et surtout à ma région. Je suis très attaché à mes racines. L’autre raison tient au fait que personne ne m’a aidé lorsque j’ai débuté dans la palette à 25 ans. Je n’ai entendu que des personnes me disant que je n’y arriverai jamais, que le secteur était fermé…
Quand je me suis lancé dans le rachat de sociétés en difficulté, on m’a dit que ce n’était pas parce que j’avais réussi dans un secteur que je pourrais le reproduire ailleurs. Enfin, quand je me suis intéressé aux start-up, certains m’ont dit que j’étais un industriel et que je n’y comprendrais rien. Pareil pour la presse, le rugby (il est président du Rouen Normandie Rugby, actuellement en 3ème division, NDLR). Dès qu’on me dit que c’est impossible, je n’ai qu’une envie, c’est d’y aller. En France, on part trop souvent battu. C’est la grande différence avec les Etats-Unis, où tout est possible.
« Je ne suis pas capitaliste mais j’ai conscience qu’il faut de l’argent pour faire de belles choses »
Vous êtes très attaché à votre région, la Normandie. Quelle est votre approche pour développer ce territoire ?
Je suis un fervent Normand, très attaché à son territoire. Je ne vais d’ailleurs pas tarder à me faire tatouer le drapeau de la région sur l’épaule (rires). On m’a déjà demandé pourquoi je n’installais pas le siège de PGS à Paris. Parce que je n’en ai pas besoin ! Moi, c’est la Normandie qui m’a aidé à me développer. Je dois quelque chose à ce territoire. En tant que président de l’agence de développement économique de la métropole de Rouen (Rouen Normandy Invest, NDLR), je crois à l’alliance des pouvoirs publics et des acteurs privés à l’échelle d’un territoire. Ces synergies entre les élus et les entrepreneurs permettent d’accélérer le développement économique d’une région.
Cela fait bientôt 30 ans que vous entreprenez. Quel est le secret de votre longévité ?
Sur chaque secteur, que ce soit le bois ou la presse, j’arrive avec un oeil neuf, sans préjugés. Et puis, l’absence d’argent vous oblige à être imaginatif. Je n’ai jamais eu peur de la nouveauté.
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