Ledger est un géant discret. Leader mondial de son secteur, le stockage d’actifs numériques (cryptomonnaies, NFT…), l’entreprise basée à Vierzon (Cher) est devenue une licorne en 2021. Entretien avec Jean-Michel Pailhon, vice-président de Ledger, qui évoque les dernières innovations de l’entreprise (Nano S Plus, carte bancaire…), sa vision de l’industrie des cryptomonnaies et l’épineux sujet de la régulation.
Ledger vient de lancer un nouveau produit, le Nano S Plus. Pourquoi éprouvez-vous le besoin de renouveler votre gamme ?
Le premier Nano (le Nano S, ndlr) date de 2016, sa puce aussi. C’est un très bon produit, mais à l’époque, les utilisateurs voulaient sécuriser deux cryptomonnaies : Bitcoin et Ethereum. Entre-temps, le nombre de cryptomonnaies a explosé avec l’apparition de nouvelles blockchains. Nos utilisateurs voulaient donc logiquement sécuriser davantage de cryptos. Le Nano S étant devenu un peu léger, nous avons créé le Nano X en 2019, qui permet de stocker 150 cryptos différentes.
En résumé, le Nano S était un excellent produit en 2016 pour les « holders » (détenteurs de cryptomonnaies dont la stratégie consiste à conserver leurs actifs sur le long terme, ndlr) ou le « cold storage » (pratique consistant à stocker les clés privées de ses cryptomonnaies hors-ligne, ndlr). On s’est rendu compte que pour avoir une interaction un peu plus dynamique avec ses cryptos, le Nano S était limité à la fois en termes de stockage et d’usage, raison pour laquelle nous avons décidé de proposer un Nano S Plus en 2022.
« Nous discutons avec de très gros acteurs de la production de produits électroniques »
Qu’apporte le Nano S Plus ?
Il conserve l’idée du Nano S avec le même format et les deux boutons, mais avec un écran plus grand. En revanche, il n’intègre pas de bluetooth ou de batterie. Le Nano S Plus se situe un peu entre le Nano S et le Nano X. Il permettra de faire beaucoup plus de choses que le Nano S. Avec ces trois produits, nous sommes capables d’adresser tous les usages, du nouvel entrant à l’utilisateur confirmé possédant plusieurs Ledger. Et notre gamme va continuer d’évoluer.
Le Nano S Plus sera-t-il entièrement assemblé en France ?
Oui. On continue à assembler à Vierzon. En revanche, même si nous maîtrisons désormais la partie écran, nous ne pouvons pas tout faire nous-mêmes. Certaines entreprises font certaines choses mieux que nous : nous travaillons donc avec des partenaires industriels comme Lacroix et Bosch. Nous discutons aussi avec de très gros acteurs de la production de produits électroniques, avec qui nous serons amenés à travailler dans le futur.
Ledger va également proposer une carte bancaire à ses utilisateurs. Pourquoi ?
La carte a été estampillée Ledger, mais il s’agit en réalité d’une carte Baanx (fintech basée à Londres, ndlr). Baanx est un acteur régulé en Angleterre qui propose des systèmes de portefeuilles électroniques permettant d’effectuer la conversion crypto-fiat (échanger de la monnaie fiduciaire en cryptomonnaies, ndlr). Cette carte permettra de se connecter à son compte Ledger Live, de convertir des cryptos en fiat grâce à Baanx et de payer en fiat avec des actifs sécurisés sur la Ledger en quelques instants. Les utilisateurs conserveront donc la sécurité de leur Ledger. L’objectif est de rajouter un panel de services pour permettre à nos utilisateurs, qui sont majoritairement des « holdeurs », d’utiliser leurs cryptos.
Ledger a-t-il vocation à devenir une banque ?
Non. Nous ne souhaitons pas devenir une institution financière. Ledger reste une entreprise technologique, raison pour laquelle nous signons des partenariats avec des acteurs régulés ayant la capacité réglementaire de le faire à notre place.
« Une partie des gens travaillant chez Ledger toucheront des cryptos en bonus ou en salaire en 2022 »
Malgré son statut de licorne, on entend finalement assez peu parler de Ledger…
En termes de visibilité, on se situe encore derrière les grands « exchanges » (plateformes d’échange de cryptomonnaies, ndlr) comme Binance ou Coinbase, qui ont capté la principale part de la valeur du secteur. Ledger est, quant à lui, focalisé sur la partie infrastructure et sécurité, mais nous sommes en train de proposer de nouveaux services.
Quelle est la place de Ledger dans le marché des portefeuilles physiques ?
Nous sécurisons 15 % des cryptomonnaies dans le monde. Découvrir ce chiffre fut un choc pour nous, mais aussi pour les investisseurs. Mais ce n’est pas très étonnant : il suffit de se rendre dans des conférences aux États-Unis ou en Europe, ou simplement de discuter avec des gens sur Twitter, pour réaliser qu’énormément de gens utilisent des Ledger. Au-delà d’un certain montant de cryptos à protéger, les gens ne se posent même pas la question : ils prennent une Ledger.
Les salariés de l’entreprise sont-ils payés en bitcoin ?
En 2022, une partie des gens travaillant chez Ledger toucheront des cryptos en bonus ou en salaire. C’est plus complexe à mettre en place pour le salaire, mais l’équipe RH y travaille. C’est en tous cas un vrai sujet chez Ledger, car nous avons des salariés, notamment parmi les jeunes générations, qui souhaitent être payés en cryptos pour des raisons philosophiques et économiques. En fin du compte, cela dépendra de la réglementation du pays où ils travaillent et de la fiscalité. Cela ne sera donc possible que dans certains pays.
Où se trouvent vos clients ?
Ledger est très utilisé en Amérique du Nord et en Europe. Nous avons seulement 3 à 5 % d’utilisateurs français. Lorsque j’ai rejoint Ledger, j’avais d’ailleurs été étonné de constater que cette petite entreprise de 15 personnes à l’époque envoyait des produits dans le monde entier.
« Les NFT vont faire sortir la crypto du champ économique »
Combien avez-vous vendu de produits en 2021 ?
A peu près un million. Notre croissance a été très forte. Depuis le lancement, nous en avons vendu quasiment 4 millions. Au même titre que Coinbase, Ledger est un proxy de l’adoption de la crypto : plus l’adoption augmente, plus le nombre de comptes Coinbase augmente et plus Ledger vend de produits.
Pensez-vous que 2022 suivra la même tendance ?
Je pense. Il y a beaucoup de nouveaux cas d’usages.
Lesquels ?
En premier lieu, le cas classique des personnes achetant des cryptos pour se protéger d’une dévaluation de leur monnaie. On ne s’en rend pas compte en Europe, mais c’est une réalité dans de nombreux pays, notamment en Amérique du Sud, au Liban ou en Turquie. Dans ces pays, la crypto devient une manière de se protéger de l’inflation.
En second lieu, la spéculation. Les utilisateurs achètent des cryptos car ils pensent qu’elles vaudront plus cher dans le futur. Enfin, troisième utilisation, les nouveaux cas d’usage comme la « defi » (finance décentralisée, en français, ndlr) qui permet de générer du rendement à partir de ses cryptos, ou les NFT (jetons non fongibles attestant l’authenticité d’un objet virtuel, ndlr).
Qu’implique justement l’émergence des NFT pour le secteur des cryptomonnaies ?
Les NFT vont faire sortir la crypto du champ économique. Jusqu’à présent, les gens qui entraient dans la crypto avaient toujours une finalité économique. Avec les NFT, on rajoute une dimension différente : l’utilisateur peut appartenir à une communauté, participer, vivre une expérience, détenir une œuvre d’art…
Ce nouveau champ lexical va attirer une nouvelle population moins motivée par la seule finalité économique. Avec les NFT, le potentiel de marché est gigantesque. Chez Ledger, nous offrons à nos clients la possibilité de les acheter, de les protéger et de les utiliser. Pourquoi ? Car les utilisateurs ont besoin d’interagir avec leurs NFT.
« Ledger, c’est Paypal »
Vous travaillez au sein d’une entreprise française valorisée plus d’un milliard de dollars, leader mondial dans son domaine, mais dont le secteur est décrié par de nombreuses institutions et responsables politiques français. Comment vivez-vous cette situation ambivalente ?
La France est, en effet, ambivalente sur ce sujet. Au niveau institutionnel, le secteur des cryptos est perçu très négativement. C’est dommage. Il y a un travail d’éducation et de documentation à réaliser pour expliquer pourquoi le bitcoin n’est pas sale. J’ai publié récemment un rapport de Chainalysis, une entreprise travaillant avec la CIA, montrant que seulement 0,15 % des transactions en bitcoin sont liés à des arnaques : dark web, scams, ransomwares… Ce n’est rien du tout. Lorsque vous comparez ces montants avec ce qui se passe en dehors de bitcoin, vous constatez que ce chiffre est ridiculement faible.
Pensez-vous avoir un rôle à jouer pour changer le regard sur le bitcoin et les cryptomonnaies en général ?
Je le pense. On doit faire cet effort de communication. J’essaie d’être assez didactique et patient, même quand je me fais attaquer. En mai dernier, j’ai participé à un panel au Cercle des économistes. J’étais en face d’un ancien dirigeant de banque qui m’a énuméré tous les poncifs imaginables sur bitcoin… J’ai essayé d’être le plus technique, gentil et compréhensif possible. Pour les questions les plus basiques, je renvoie généralement vers Google !
La France fait-elle preuve de conservatisme vis-à-vis des cryptomonnaies ?
Nous sommes un peu en retrait par rapport à ces questions. En France, on fait souvent la distinction entre blockchain et bitcoin, en oubliant que sans bitcoin, la blockchain n’existerait pas. C’est dommage car la France a une place à prendre, notamment à travers des entreprises comme Ledger. Ledger, c’est Paypal. Paypal a pris des risques il y 20 ans dans un secteur, le paiement en ligne, qui venait de naître. Ledger deviendra une entreprise gigantesque.
Pourquoi ?
Parce que nous sommes les seuls à maîtriser la sécurité. On est focalisés dessus. Les autres font de la sécurité car ils sont obligés d’offrir ce service. Chez Ledger, c’est l’inverse : on fait de la sécurité, notre cœur de métier, et on fournit des services par-dessus.
De nombreux États ont commencé à réguler le secteur. Cette régulation vous inquiète-t-elle ?
On ne s’attend pas à la mise en place d’une réglementation mondiale à moyen terme. Notons que ces sujets réglementaires sont très nationaux. Les pays les plus stricts en matière de réglementation sont souvent ceux ayant un contrôle des capitaux, et ce sont rarement des pays démocratiques. Ailleurs, les États cherchent surtout à protéger les utilisateurs.
De notre côté, nous nous considérons comme un prestataire technologique. Nous fournissons une solution technologique, un coffre-fort numérique. Nous ne sommes donc pas concernés par ce sujet pour le moment, même si nous avons, bien entendu, des équipes travaillant dessus. Si nous sommes impactés un jour et si la question se pose, on fera le nécessaire au niveau du produit et des partenariats pour permettre à nos utilisateurs de continuer à protéger leurs cryptomonnaies.
« On est armé pour affronter un « bear market » »
Craignez-vous l’arrivée d’un nouveau marché baissier, le fameux « bear market », qui verrait le cours du bitcoin s’effondrer ?
Notre vision est que nous sommes arrivés à un point de non-retour sur les cryptomonnaies. Avant, lorsque le prix baissait de 10 % sur une journée, cela ressemblait à la fin du monde. C’est très différent aujourd’hui. Il y aura encore des mouvements de marché, des soubresauts, mais avec des ampleurs et un impact moins forts. Le marché va probablement consolider, mais il ne s’écroulera pas comme en 2018-2019. La crypto n’est pas encore tout à fait adulte, mais elle vit la fin de son adolescence. La crise d’adolescence a eu lieu en 2018-2019 durant le « bear market ».
Ledger est-il prêt à affronter un long marché baissier ? Quelles seraient les conséquences sur l’entreprise ?
On est armé pour l’affronter. On a les compétences, le savoir-faire, les ingénieurs, les stratèges, le financement. Je me moque du court terme. Ce qui m’intéresse, c’est 2025-2030. Et si, malgré tout, un gros krach se produit, on fera comme en 2018-2019 : on continuera à travailler, à se développer et à construire le futur de Ledger. Nous avons sorti le Nano X en mai 2019, en plein « bear market »… Si Ledger avait été mal géré durant cette période, nous aurions pu disparaître, à l’image d’autres entreprises.
La volatilité du cours du bitcoin a-t-elle un impact sur les ventes de Ledger ?
Que le marché soit haussier ou baissier, nous enregistrons le même nombre de ventes. La variabilité est beaucoup moins forte qu’avant.
Le marché a-t-il gagné en maturité ?
Le marché est beaucoup plus sain. Il y a aujourd’hui plus d’acteurs qu’à l’époque où il n’y avait pratiquement que des particuliers. Il y a également plus d’acheteurs structurels et les particuliers ont désormais d’autres usages à leur disposition : defi, NFT… Selon nous, avec les NFT, la defi et le gaming, la communauté crypto va créer des usages, ce qui va attirer de nouveaux entrants et inciter les utilisateurs à racheter des cryptos. En parallèle, les grandes marques arrivent dans le metaverse et les NFT.
De nombreuses blockchains ont émergé en 2021 (Solana, Avalanche, Polkadot…). Ces différentes solutions peuvent-elles cohabiter aux côtés de Bitcoin et Ethereum, les deux plus grosses capitalisations du marché ?
Chez Ledger, nous sommes agnostiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles on s’est développé aussi vite, notamment par rapport à Trezor (entreprise installée en République tchèque, concurrente directe de Ledger, ndlr), qui sont des « Bitcoin maximalistes ». Lorsqu’Ethereum est arrivé en 2015, Ledger a supporté Ethereum. Idem en 2016 avec XRP et les nouvelles blockchains.
« Nous sommes entrés dans un monde multichain »
On ne prend pas position. Notre vision, c’est que la crypto, c’est l’avenir. On a un affect particulier pour Bitcoin, car c’est ce qui a permis de tout lancer, mais peut-être que demain, Ethereum, qui occupe une place majeure dans la « defi » et les NFT, contrairement à Bitcoin, Solana ou Avalanche à un degré moindre, qui proposent des cas usages différents, seront la référence. Nous sommes persuadés que nous sommes entrés dans un monde « multichain ». C’est aussi pour ça que nous sommes là : pour sécuriser les cryptos de nos utilisateurs sur plusieurs blockchains.
Que vous inspire l’arrivée des solutions de seconde couche, les « layer 2 », sur Ethereum (Arbitrum, Optimism, zk-Sync, Starknet…) ?
Ils sont très importants. Les blockchains sont malheureusement parfois engorgées, ce qui bride les usages. On a pu le constater notamment sur Opensea (une plateforme d’échanges de NFT, ndlr) lorsque les frais sur Ethereum étaient exorbitants. Les « layer 2 » règlent une grosse partie de ce problème. On s’intéresse bien entendu à ce sujet chez Ledger. On travaille beaucoup avec Starkware, une entreprise exceptionnelle. On a des relations très fortes avec eux, on les connaît depuis longtemps. Ils ont des pontes de la cryptographie et nous aussi. Mais comme nous sommes agnostiques, nous travaillons pour supporter également les autres « layer 2 » le plus vite possible.