Entretien entre Tom Benoit, directeur de la rédaction de Geostratégie et l’immense architecte Jean Nouvel.
Jean Nouvel : Il est important de savoir à quelle époque nous sommes, de savoir que l’architecture est en principe l’art le plus proche du peuple, mais aussi l’art qui permet d’accueillir les arts, la mère des arts.
Or, la catastrophe aujourd’hui est d’atrophier l’architecture ; nous assistons à la mort de l’architecture. Tout cela signifie qu’il faut revenir aux discussions théoriques sur l’architecture du début du XXe siècle, avec la différence entre construction et architecture. L’architecture n’est pas que la construction, c’est aussi l’art de construire. La stratégie architecturale est une stratégie qui se met en place pour chaque lieu.
Qu’est-ce-que vous considérez comme étant de l’architecture. Où démarre l’architecture ? Est-ce qu’un objet peut être considéré comme étant une architecture ?
Jean Nouvel : L’architecture est ce qui est en relation avec un lieu. Ce qui a vocation à appartenir à un espace et à le modifier. C’est une complexification, une amélioration, mais cela appartient nécessairement à un lieu.
Avez-vous l’impression que certains de vos confrères ont une réticence à inscrire leur architecture dans la durée ?
Pour 99%, ils ne prennent pas cela en considération.
Pour quelles raisons selon vous ?
Jean Nouvel : Je pense que c’est une question de facilité et de trouver la possibilité de sauver son métier et travailler. Les normes actuelles détruisent une vocation durable de l’architecture. Ça n’est pas tellement dans la nature de l’architecte de se battre.
Pourtant, l’architecte fait aussi office de tampon entre le peuple et les institutions politiques ; ainsi qu’avec les groupes qui, eux, ont des intentions spéculatives ; vous faites parfois même office de censeurs.
Jean Nouvel : Tous les architectes sont plutôt victimes des politiques qui sont menées. Des plans zonés sont présentés et les règles urbaines amènent à des plans très normalisés. Il n’y a plus aucune marge de manœuvre.
Nous vivons une ère de clonage, que ce soit au niveau des plans d’appartements, des immeubles, des quartiers et ainsi de suite.
Effectivement. Ce qui a conduit à l’anéantissement du caractère de la ville. Bien que ce constat ne soit que partiellement exact concernant certaines villes nouvelles – comme par exemple Dubaï, où l’on est par contre en train de tracer un récit ; peut-être pas une belle histoire, mais une histoire tout de même.
Jean Nouvel : Tout à fait. En plus de cela, on considère qu’aujourd’hui que tout ce qui était déjà là n’est plus moderne, ce qui est faux. Ce qui était là est essentiel à notre vie d’aujourd’hui comme de demain.
Vous êtes un architecte « sentimental », ce que vous avez dit à plusieurs reprises. Personnellement, quelle est la modernité qui vous a le plus séduit ?
Jean Nouvel : Je crois que toutes les époques, depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui, sont des modernités. Il n’y a qu’une succession de modernités en architecture. Une nouveauté est toujours inventée. Les cathédrales gothiques étaient les bâtiments les plus hauts suite à la pyramide de Khéops.
Il y avait à chaque fois quelque chose qui essayait de parler de la culture de l’époque, d’être un symbole, de permettre l’expression de l’art et du plaisir d’être quelque-part et d’embellir. Il y avait aussi à côté des architectures utilitaires, mais très belles aussi car l’utilitaire rejoignait la beauté. En tout état de cause, il y avait chaque fois la représentation de quelque chose de fort.
Est-ce-que la beauté de l’architecture peut venir de l’utilitarisme sous-jacent de l’architecture ?
Jean Nouvel : Il est évident qu’à partir du moment où l’on réalise un bâtiment industriel, on arrive à créer des espaces d’une dimension qui n’existait pas avant, le tout avec des structures beaucoup plus légères. Tout cela crée de l’architecture. Le point de départ n’est pas automatiquement une volonté architecturale, pour autant, ces bâtiments deviennent ensuite de l’architecture. Ils sont des témoignages d’époque et continuent à vivre dans le futur.
Quels étaient vos rapports avec François Mitterrand ? Était-ce des rapports d’architecte à maître d’ouvrage ou d’architecte à politique ?
Jean Nouvel : J’ai vu François Mitterrand lorsque j’ai gagné pour la première fois le concours de l’institut du monde arabe.
Oui, qui vous a valu l’Équerre d’argent en 1987…
Jean Nouvel : Tout cela était quelque-chose de préparé, c’était une politique culturelle qui se mettait en place. Il y avait une liaison avec Jacques Lang et Christian Dupavillon qui pour sa part était réellement dans le sujet. Cependant, Mitterrand avait compris que l’architecture était un moyen de se pérenniser, ce que tous les hommes politiques ne comprennent pas.
Une façon d’entrer dans l’histoire.
Jean Nouvel : Il y avait aussi là un bon moyen de reprendre le contrôle sur Paris. C’était aussi quelqu’un qui avait une culture sensible par rapport à l’écriture et beaucoup d’autres choses… Il était donc un interlocuteur privilégié.
Peut-on considérer que son prédécesseur, Valéry Giscard d’Estaing, était un président de l’urbanisme, et que Mitterrand fut plutôt un président de l’architecture ?
Jean Nouvel : Je ne pense absolument pas que Valéry Giscard d’Estaing ait été un président de l’urbanisme. Il avait voulu faire faire les halles par Ricardo Bofill, ce que Jacques Chirac a immédiatement annulé ensuite ; ce qu’à mon avis, peu de gens regrettent…
Il me semble que cela aurait été un contresens historique majeur. Certes, je ne pense pas que l’on puisse attendre de tous les présidents de la République qu’ils soient sensibles à l’architecture, mais il me semble qu’ils doivent prendre les dispositions pour que ce qui soit fait sous leur gouvernement corresponde à leur époque et à leur culture, sans chercher uniquement à favoriser certains lobbys de construction ou de vente. Ceci étant dit, Valéry Giscard d’Estaing avait fait faire le quartier de la Villette, tout du moins le musée. Il avait compris que l’on pouvait faire un certain nombre de choses.
Il avait également créé un ministère du Cadre de Vie.
Jean Nouvel : A quoi faites-vous référence ?
Giscard avait créé un ministère du Cadre de Vie, qui réunissait plusieurs axes de la notion d’habiter ; l’architecture, la santé publique, l’urbanisme…Les Belges ont toujours, eux, un ministère du Cadre de Vie.
Jean Nouvel : Oui, mais il s’agit là de choses très technocratiques. Ça n’a eu aucune incidence. Pour moi, cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, ce sont les territoires. Un territoire doit évoluer. Ce qui commence à être une problématique architecturale est de se demander par qui, comment et dans l’intérêt de qui on le fait évoluer. Si l’on considère que c’est uniquement quantitatif, ce ne sera jamais architectural.
Propos recueillis par Tom Benoit
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