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Jean-Yves Bonnaire (Contact-Entreprises) : « L’idée selon laquelle la grande distribution en Martinique serait dominée par des monopoles est un mythe »


Alors que la Martinique fait face à une crise économique et sociale majeure, Jean-Yves Bonnaire, président de l’association patronale Contact-Entreprises, analyse l’impact des violences récentes sur les entreprises, la cherté de la vie et les défis du développement économique. Il plaide pour des solutions structurelles et un environnement plus favorable aux entrepreneurs martiniquais.

Jean-Yves Bonnaire, président de Contact-Entreprises, évoque la situation économique en Martinique.

La Martinique a traversé, ces derniers mois, une grave crise politique. Les manifestations qui ont émaillé le territoire ont très souvent été marquées par des violences urbaines dirigées contre les bâtiments publics, les forces de l’ordre, mais aussi certaines entreprises. Quelles ont été les conséquences de ces violences d’un point de vue économique et social ?

Les violences qui ont marqué la Martinique ont eu des conséquences économiques et sociales profondes. D’un point de vue strictement économique, plusieurs entreprises ont vu leurs outils de travail détruits : bâtiments incendiés ou dégradés, stocks pillés, véhicules vandalisés. Pour certaines d’entre elles, ces dommages ont conduit à un arrêt d’activité prolongé, voire définitif, menaçant ainsi directement des emplois et l’économie locale. Trois mois après ces évènements, la Chambre de Commerce et d’Industrie de Martinique dénombrait 141 entreprises directement touchées, 738 salariés affectés et 79 millions d’euros de dommages aux biens, auxquels il faudra rajouter l’ensemble des pertes d’exploitation.

Les impacts de cette crise se feront sentir sur la durée. Pour les entreprises qui ont pu renouveler leur contrat d’assurance, les primes ont connu une hausse significative, rendant plus coûteuse la protection des entreprises et compliquant leur redressement. Par ailleurs, ces violences ont affecté la perception de la Martinique auprès des investisseurs et partenaires économiques extérieurs. La confiance est un élément clé du développement économique. Ces troubles ont envoyé un signal négatif risquant de freiner les projets d’investissement et de ralentir l’activité des entreprises martiniquaises.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer l’impact social de ces évènements. Les Martiniquais eux-mêmes, qu’ils soient chefs d’entreprise, salariés, étudiants ou retraités, ont été directement ou indirectement affectés par ces exactions. Des commerces ont fermé, des emplois sont menacés, le sentiment d’insécurité s’est accru… Ces éléments pèsent sur le moral et le quotidien de la population.

Ces violences, imposées à tous, ont laissé des traces profondes, ce qui rend urgent le retour à un dialogue apaisé et responsable pour mieux aborder les défis économiques et sociaux qu’il nous faut surmonter.

La cherté de la vie en Martinique n’est pas un mythe. Elle est documentée et ressentie au quotidien par les habitants. Certaines entreprises, notamment les distributeurs, sont directement pointés du doigt comme en étant les responsables. Quelle est votre lecture de la situation ?

La cherté de la vie en Martinique est une réalité indéniable. L’Etat lui-même la reconnaît depuis plus de 70 ans puisqu’il accorde aux fonctionnaires en poste à la Martinique une sur-rémunération de 40 %. Cette cherté de la vie globale est largement documentée par des organismes indépendants tels que l’Insee, l’Autorité de la concurrence ou encore la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes).

Leurs travaux mettent en évidence plusieurs facteurs structurels qui expliquent les écarts de prix avec la France continentale. Parmi eux, l’éloignement géographique, qui entraîne des coûts de transport et de logistique incompressibles, la taille réduite du marché, qui limite les économies d’échelle, ainsi qu’une fiscalité locale spécifique, dont l’octroi de mer, qui renchérit mécaniquement les prix des produits importés.

Ces analyses, fondées sur des données objectives, montrent que la responsabilité ne peut pas être imputée à un comportement prétendument déviant ou irresponsable des entreprises locales. Pourtant, au lieu de s’appuyer sur ces études rigoureuses, le débat public s’est largement nourri d’accusations relayées sur les réseaux sociaux, où des affirmations parfois infondées ou simplistes circulent massivement. Il est regrettable que, face à une question aussi cruciale pour le quotidien des Martiniquais, on ait prêté davantage attention aux discours viraux sur les réseaux sociaux qu’aux analyses des experts de l’Insee, de l’Autorité de la concurrence et de la DGCCRF.

Plutôt que de chercher des boucs émissaires, il est essentiel d’aborder cette problématique avec sérieux et méthode, en s’appuyant sur les constats factuels et en recherchant des solutions structurelles pour améliorer le pouvoir d’achat des Martiniquais de manière durable.

Certains évoquent aussi le rôle des monopoles et des oligopoles dans la vie économique martiniquaise, avec certains secteurs particulièrement visés, notamment la grande distribution. Qu’en est-il réellement ?

L’idée selon laquelle la grande distribution en Martinique serait dominée par des monopoles ou des oligopoles est un mythe qui revient régulièrement dans le débat public, sans qu’aucun élément concret ne vienne l’étayer. La réalité est toute autre : la Martinique compte plus de six groupes de distribution alimentaire pour une population de 350 000 habitants, tandis que la France continentale, avec ses 67 millions d’habitants, en compte seulement sept. Le marché martiniquais est donc marqué par une forte concurrence, bien loin du modèle monopolistique que certains décrivent.

Par ailleurs, l’Autorité de la concurrence et la DGCCRF surveillent de très près les pratiques commerciales en Outre-mer et y investissent même davantage de ressources qu’en France continentale. Ces contrôles réguliers garantissent le respect des règles du marché et empêchent toute situation de monopole ou d’entente anticoncurrentielle.

Enfin, il est important de rappeler que la réglementation en matière de concurrence est encore plus stricte en Outre-mer qu’en métropole. Par exemple, les seuils de contrôle des concentrations sont plus bas et l’exclusivité d’importation est interdite, afin d’assurer une ouverture maximale du marché. Ces règles sont précisément conçues pour éviter toute situation de domination excessive d’un acteur économique.

Plutôt que de s’attarder sur des discours infondés, il serait plus constructif de concentrer les efforts sur les véritables leviers permettant de renforcer la compétitivité de l’économie martiniquaise et d’améliorer le pouvoir d’achat moyen des martiniquais.

Un protocole d’accord a été signé il y a quelques semaines. Il permet de jouer sur plusieurs leviers, notamment fiscaux, pour faire baisser les prix alimentaires, et commence à être mis en application. Pensez-vous qu’il sera, à terme, suffisant pour obtenir des baisses de prix durables dans le secteur alimentaire ?

Le protocole d’accord du 16 octobre 2024 constitue une avancée importante dans la lutte contre la vie chère dans le domaine de la distribution alimentaire. Cependant, ce protocole d’objectifs et de moyens n’est aujourd’hui que partiellement mis en œuvre en ce qui concerne les engagements pris par l’Etat. A la condition que chacun des signataires maintienne ses engagements sur le long terme, les effets bénéfiques pour les consommateurs seront également pérennes.

Néanmoins, le protocole d’accord n’a pas de prise sur les grandes tendances mondiales d’évolution des prix de certaines commodités agricoles, par exemple. Notre petit marché restera très vulnérable à ces perturbations mondiales. Il faut en particulier s’inquiéter de l’impact des guerres commerciales entre les grandes puissances, des tensions géopolitiques et des conséquences du dérèglement climatique.

Il faut également noter que certaines des mesures mises en place reposent sur des mécanismes de péréquation, c’est-à-dire des ajustements permettant de compenser les baisses de TVA et d’octroi de mer sur certains produits par une hausse de ces mêmes taxes sur d’autres produits. Si ces mécanismes de péréquation peuvent fonctionner à court terme sur un segment particulier de dépenses des ménages, ils ne constituent pas une solution structurelle au problème global de la vie chère à la Martinique.

Pour obtenir des baisses de prix durables et généralisées, il est impératif de s’attaquer aux causes profondes de la cherté de la vie en Martinique : le coût du fret et de la logistique lié à l’éloignement, la fiscalité locale, les coûts administratifs et les contraintes spécifiques à notre territoire. Sans une réflexion approfondie sur ces enjeux, toute solution conjoncturelle, aussi bienvenue soit-elle, restera partielle.

A terme, il paraît évident qu’un véritable développement économique de la Martinique est nécessaire. Comment donner, selon vous, aux entreprises martiniquaises les moyens de réussir ?

Le développement économique de la Martinique repose avant tout sur les entreprises qui doivent composer avec un environnement particulièrement contraint. Plutôt que de les stigmatiser, il est essentiel de leur donner les moyens de se développer et de créer de la richesse localement.

Pour cela, plusieurs leviers doivent être actionnés. Les acteurs publics et économiques locaux doivent pleinement jouer leur rôle de facilitateurs de l’activité économique. Cela passe notamment par :

  • Le respect des délais de paiement des fournisseurs, conformément à la loi, afin d’éviter les faillites d’entreprises qui disposent parfois de carnets de commandes remplis.
  • Une simplification et une accélération de l’accès aux subventions pour que les financements disponibles soient réellement mobilisés au service du développement économique du territoire.
  • L’amélioration des services publics essentiels, comme les transports publics de personnes, la gestion de l’eau et des déchets, qui impactent directement la compétitivité des entreprises et le quotidien des Martiniquais.
  • Une meilleure performance des services publics locaux permettant de réorienter les recettes fiscales locales disponibles vers l’investissement et vers le développement économique.

Il faut donc un retour de la confiance entre, d’une part, la puissance publique qui façonne le cadre dans lequel naissent et se développent les entreprises, et d’autre part, les entrepreneurs qui prennent des risques dans un environnement complexe. L’enjeu est donc de créer un environnement économique plus dynamique, en levant les freins qui pèsent sur les entreprises et en leur offrant les conditions nécessaires pour investir, innover et créer de l’emploi en Martinique. La stabilité positive et la valeur créée sur le territoire rendraient possible un progrès social mieux partagé.

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