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Julia Faure (Loom), l’entrepreneure anti fast fashion


Cofondatrice de la marque de vêtements Loom, Julia Faure défie la fast fashion avec une vision engagée et à contre-courant de l’industrie textile. L’entrepreneure nancéienne de 36 ans fait bouger les lignes en encourageant une consommation responsable et appelle à une régulation pour assainir le secteur.

Hugo Lecrux (agence Soldats)

Dès le premier regard, Julia Faure instille une force intérieure qui ne laisse personne indifférent. Trentenaire aux cheveux courts, sobrement apprêtée, discrète, il se dégage d’elle une infaillible volonté d’engagement. Sa gestuelle, son timbre de voix et le choix minutieux des mots donnent une résonance particulière à son discours.

Elle a participé à la création de l’association En Mode Climat, qui opère un lobbying au service d’acteurs du secteur textile, dont le but est de lutter contre le réchauffement climatique, d’établir des règles justes et de promouvoir le développement de modèles vertueux. Julia Faure est également coprésidente du mouvement patronal Mouvement Impact France, qui représente près de 15 000 entreprises ayant intégré l’impact écologique et social dans leur stratégie.

Lorsqu’on interroge Julia Faure sur les valeurs qui l’animent, elle se dit innervée par une philosophie du moins mais mieux qu’elle décline sur le plan personnel et professionnel. Elle reconnaît être passée par des phases de non-sobriété avant d’arriver à un modèle axé sur la qualité. En évoluant dans l’univers de la mode et chez Amazon, Julia Faure a côtoyé la surproduction, la profusion de vêtements et l’incitation insidieuse à consommer toujours plus. Raison pour laquelle elle s’est intéressée à la fin de vie du vêtement, au marché de la seconde main et à la question de l’export de la seconde main sur le continent africain.

« Je déplore ce culte du trop et de la surabondance qui est une absurdité. On évolue dans un monde qui nous pousse à acheter des choses qui ne sont pas qualitatives, qui se détériorent rapidement et qu’on remplace sans même réfléchir car elles n’ont pas de valeur. Or, si les objets n’ont pas de valeur, le travail produit pour les fabriquer est également perçu comme dépourvu de valeur. »

L’une des idées que défend la cofondatrice de Loom est d’avoir « moins de vêtements, mais qu’ils soient mieux produits en termes de conditions environnementales et sociales ». Une approche qu’elle s’applique à elle-même : elle redonne toujours une seconde vie à ses vêtements – « fabriqués avec de belles matières comme le coton ou la laine », précise-t-elle – en les réparant.

Julia Faure encourage à la sobriété qu’elle rapproche des notions de suffisance et de satiété, et qu’elle distingue catégoriquement de l’austérité : « Contrairement aux clichés entretenus, être en marge de la surconsommation ne signifie pas qu’on évolue dans un monde triste. Je pense au contraire que la sobriété encourage la créativité et la réflexion. »

Cette trentenaire engagée dénonce une époque « faisant croire que les choses doivent être ainsi pour faire vivre l’économie ». Une époque qui incite les gens à consommer des choses dont ils n’ont pas besoin en encourageant des prix de plus en plus bas. Et l’entrepreneure de poursuivre : « Une toute petite partie de l’économie fonctionne ainsi et s’en tire très bien, mais je pense que ce n’est absolument pas souhaitable. Je suis convaincue que nous pouvons avoir des entreprises qui produisent des objets sans tirer la qualité vers le bas et sans essayer de refourguer des choses dont les gens n’ont pas besoin. »

Julia Faure prend, tout à coup, un ton plus solennel lorsqu’elle s’adresse aux chefs d’entreprise et aux entrepreneurs qui ont, selon elle, « un rôle à jouer », tout en précisant que les comportements individuels au sein des entreprises « ne sont pas nécessairement transformateurs » et qu’un cadre légal s’impose « pour réguler ces sujets ».

Guillaume Declair, une rencontre décisive

Julia Faure vit sa première expérience entrepreneuriale auprès de son amie Judith Bourdin, qui vient de lancer la marque Denovembre (marque de mode). Elle y découvre les difficultés liées à l’entrepreneuriat et comprend qu’elle n’était pas encore prête à se lancer elle-même dans l’aventure. Ce n’est que plus tard, à la suite de sa rencontre avec Guillaume Declair, qui avait déjà lancé le projet Loom, que Julia Faure, 30 ans à l’époque, se décide à le rejoindre pour partager ce projet. « Au départ, raconte-t-elle, je ne me sentais pas légitime et je n’étais pas spontanément animée par la fibre entrepreneuriale. J’avais une appréhension quant au risque et à la responsabilité liée à l’entrepreneuriat. Guillaume, de son côté, avait une certaine légèreté et assurance qu’il m’a infusée au fil du temps. »

Julia Faure ne regrette pas d’avoir sauté le pas. Cette expérience « réussie » doit beaucoup à sa complicité avec Guillaume Declair, avec qui elle a des complémentarités fortes, mais également des terrains de langage communs. Le binôme est parfaitement raccord sur la répartition des rôles : Julia Faure est placée sous les projecteurs, tandis que Guillaume, plus discret, œuvre dans l’ombre.

L’aventure Loom fut possible, explique-t-elle, car ils étaient deux à regarder dans la même direction et à savoir précisément ce qu’ils souhaitaient faire : créer une marque de vêtements de qualité que les gens gardent longtemps. « Le fait d’avoir à l’esprit un cap extrêmement clair nous a permis d’avancer sereinement, de mobiliser tous les moyens pour que cela fonctionne. Si le succès n’est pas au rendez-vous, cela signifiera que l’idée n’était pas bonne. »

Entreprendre dans l’univers du textile implique de se confronter à un problème majeur : la qualité, parfois fluctuante, du produit. Julia Faure en sait quelque chose. Récemment, un problème est survenu sur l’un de ses produits : les coutures des chemises se défaisaient au niveau des épaules. Pour faire face à la situation, la production a été arrêtée et la vente du produit stoppée. Les clients ont été informés par courrier. L’usine va, quant à elle, reprendre le stock pour réparer les chemises.

« Les problèmes de qualité continueront de se poser, même s’ils sont de nature à provoquer des insomnies… La question est de savoir comment les anticiper, minimiser les risques, quelle réaction avoir, comment réduire les impacts et comment les détecter le plus rapidement possible. Ce sont des problèmes très angoissants car cela impacte la probabilité de réussite de la marque, mais il est très satisfaisant de réussir à les résoudre. »

Julia Faure se remémore un moment fort de l’histoire de Loom. Nous sommes au début des années 2020. Pour soutenir la croissance de l’entreprise, les deux cofondateurs avaient besoin de trouver des fonds. Fidèles à leurs idéaux, ils ont rapidement écarté la piste des fonds d’investissement qui auraient imposé une vision court-termiste. « Tu ne peux pas cracher de l’argent rapidement avec une entreprise qui ne pousse pas à consommer. On souhaitait avoir une entreprise rentable sans inciter les gens à acheter des choses dont ils n’ont pas besoin. Mécaniquement, nous avions donc besoin de plus de temps pour atteindre le chiffre d’affaires visé. »

Toujours dans le domaine du financement, Julia Faure confie avoir connu de grosses déceptions avec des business angels qui, après des mois de discussions avancées, se rétractaient, alors qu’il n’existait pas de plan B. Les deux cofondateurs de Loom ont finalement réalisé en 2022 une levée de fonds participative de 700 000 euros auprès de 600 personnes sur LITA.co, plateforme de crowdfunding spécialisée dans les projets à impact. En deux jours, ils avaient rassemblé la somme escomptée. Mission réussie pour Julia Faure et Guillaume Declair, qui disposaient désormais de l’argent nécessaire pour accompagner la croissance de Loom. Depuis ce jour, les deux entrepreneurs peuvent compter sur des « clients-actionnaires » devenus, mécaniquement, des ambassadeurs de la marque.

« Ce n’est pas parce qu’une marque concurrente grandit que tu régresses »
Le visage éclairé par un large sourire, Julia Faure se remémore l’ouverture de la boutique Loom, nichée au cœur du Marais, dans le 3ᵉ arrondissement de Paris, qui fut célébrée de manière festive en présence de l’équipe et des personnes qui avaient accompagné le projet. Ce moment fut d’autant plus marquant qu’au départ, Loom vendait uniquement ses produits sur le web. « Cette boutique nous permet d’être en contact avec notre communauté et nos clients, qui nous donnent beaucoup d’amour. »

« Ce n’est pas parce qu’une marque concurrente grandit que tu régresses. Les autres marques avec qui nous portons les mêmes valeurs participent activement à l’évangélisation de notre marque, cela crée une saine émulation. Les gens qui souhaitent s’habiller bien et mieux apprécient de disposer d’un pool de marques à soutenir. » Il semble donc très naturel à Julia Faure qu’un client achète son pantalon chez Loom et sa ceinture chez une marque concurrente.

Avec la franchise qui est sienne, Julia Faure ne nie pas qu’il soit parfois difficile de concilier ses convictions et le business. La mouvance autour de Start for Good et de Patagonia a véhiculé l’idée selon laquelle le fait d’être écolo était profitable pour le business, les consommateurs étant désormais à la recherche de produits durables. Sauf que les chiffres de l’industrie textile contredisent cette croyance : l’immense majorité du marché appartient à la fast fashion.

Selon Julia Faure, les plus gros metteurs sur le marché en France tels que Leclerc, Kiabi, Action ou Decathlon « n’ont pas une production particulièrement éthique et ne s’opposent pas à la logique de surproduction et de surconsommation ». Elle nuance cependant son propos en précisant que, sur une certaine cible, bien produire apporte une certaine clientèle. « Dès que l’on passe un certain palier, cela ne sert plus à grand-chose. Plus tu produis bien, plus cela te coûte cher. Il y a beaucoup de choses que l’on fait bien, qui coûtent cher mais qui sont invisibles pour le consommateur. »

Ce qui agace au plus haut point Julia Faure, c’est ce qu’elle nomme cette « prime au vice » qui donne un avantage compétitif à « mal faire ». « Plus une entreprise produit mal, moins cela lui coûte cher et plus elle est compétitive. Et à l’inverse, plus une entreprise fait de la qualité, plus cela lui coûte cher et plus il lui est difficile d’être compétitive. »

Faute de disposer de cet avantage compétitif du bas prix, la cofondatrice de Loom sait pertinemment qu’il lui faut exceller sur d’autres sujets pour compenser sa volonté d’être plus éthique et plus durable. « Il est toujours plus difficile de faire vivre une entreprise qui fait du bien plutôt qu’une entreprise qui fait n’importe quoi. Pour compenser ce désavantage, les entrepreneurs engagés doivent surperformer et être excellents. »

Si Loom produit ses ceintures et ses bonnets en France, la plupart de sa production est assurée au Portugal. Produire en France revenant à deux, voire trois fois plus cher, la prime au vice a poussé Julia Faure à faire certains arbitrages. « Nous ne sommes pas parfaits, mais nous essayons de faire au mieux en ayant à l’esprit que si nous souhaitons que le secteur fasse mieux à un moment, cela ne peut plus seulement dépendre de la bonne volonté des entrepreneurs, car il y a toujours un choix cornélien à opérer entre notre engagement et notre marge. »

Un appel aux pouvoirs publics

Julia Faure en appelle à un cadre réglementaire comportant des mécanismes de nature à compenser ces effets de bord. Selon elle, si le coût environnemental et social de la production en Chine ou au Bangladesh était intégré au prix final, les vêtements fabriqués dans ces pays ne pourraient pas être vendus à des tarifs aussi bas.

C’est tout le sens de la loi (très ambitieuse) sur l’impact environnemental de la mode, votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale en avril 2024. Ce texte a pour vocation de faire payer aux marques le vrai coût environnemental et social de leurs produits, avec un système de malus attribué aux entreprises qui produisent dans de piètres conditions à l’étranger, et l’application de bonus pour les entreprises adeptes d’une production vertueuse et responsable. Cette loi doit encore passer au Sénat, mais les lobbys de l’ultra-fast fashion continuent d’opérer pour essayer de l’amenuiser. « Nous plaçons un grand espoir dans cette loi qui pourrait révolutionner la physionomie de l’industrie textile », explique la présidente de Loom. « Il existe un enjeu majeur à ce que cette loi ne soit pas enterrée ni vidée de sa substance. C’est une question de survie pour l’industrie textile française et pour un nombre important de marques. »

Au fil des années, la concurrence déloyale, la pression de l’ultra-fast fashion et du low cost ont très largement fragilisé l’industrie textile, allant même jusqu’à assécher le terreau entrepreneurial. En effet, depuis trois ans, aucune marque n’a émergé en France. Pour Julia Faure, il est urgent de rétablir des règles de concurrence justes sous peine de voir s’éteindre les entreprises françaises au profit de deux ou trois mastodontes qui produiront des milliers de vêtements sans laisser de place à d’autres modèles plus vertueux. « Cette régulation permettrait de tendre vers un capitalisme opérant, alors que nous évoluons dans un capitalisme qui ne fonctionne pas, détruit, enrichit certains et appauvrit les autres. »

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