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Jumia sera-t-il l’Amazon africain ?


Six ans après avoir lancé Jumia, Sacha Poignonnec, un ancien consultant devenu entrepreneur, est à la tête de la première licorne africaine.

Entreprendre - Jumia sera-t-il l’Amazon africain ?

Six ans après avoir lancé Jumia, Sacha Poignonnec, un ancien consultant devenu entrepreneur, est à la tête de la première licorne africaine. Après son introduction remarquée à la Bourse de New York en avril et ses levées de fonds record, le leader du commerce en ligne en Afrique vise désormais la rentabilité, malgré les critiques.

Deux consultants qui s’ennuient à New York et un incubateur connu pour ses multiples réussites : voici comment s’est matérialisée la genèse de Jumia. À l’initiative de cette « success story », on retrouve Sacha Poignonnec. Ce Franco-Canadien — son père a quitté le Canada à 18 ans pour suivre son paternel, mécanicien dans l’industrie aéronautique — est né à Perpignan il y a un peu moins de quarante ans. S’il a grandi au sein d’une famille d’entrepreneurs, l’ancien élève de l’EDHEC n’a pas tout de suite monté son affaire. Il a d’abord exercé au sein de grands cabinets de conseil (Arthur Andersen, McKinsey & Company).

Cinq années en tant que consultant qui finissent par lui donner des envies d’ailleurs. Avec Jérémy Hodara, rencontré chez McKinsey à New York, ils décident de remiser leur costume de consultant : « On voulait arrêter de donner des conseils et passer de l’autre côté », explique celui qui vogue désormais entre Dubaï, où il vit, et les 14 pays où est implanté Jumia. De l’autre côté, ils vont y passer en s’appuyant sur un tremplin qui a fait ses preuves : Rocket Internet. En 2012, le start-up studio allemand, à qui l’on doit certaines des plus grandes réussites européennes (Zalando, Foodora, e-Darling, Groupon…), cible les pays émergents. Spécialisé dans la duplication de concepts ayant fonctionné ailleurs, Rocket Internet mise sur les deux consultants français pour lancer un projet en Afrique autour du commerce en ligne.

Propulsé par l’usine à start-up allemande et financé au départ par deux opérateurs mobiles, le sud-africain MTN et le luxembourgeois Millicom, Jumia voit le jour au Nigeria en 2012. Avec ses 190 millions d’habitants, le Nigeria compte plus d’internautes que la France ne compte d’habitants… Autant dire que le pays le plus peuplé d’Afrique était l’endroit idéal pour éprouver le business model de Jumia. De fil en aiguille, la start-up a tissé sa toile à travers tout le continent. L’entreprise, désormais présente dans 14 pays (Nigeria, Egypte, Maroc, Kenya, Côte d’Ivoire…), s’adresse à un marché de 700 millions d’habitants, dont 400 millions d’internautes potentiels.

10 millions de colis

Pour Jumia, le premier écueil fut d’ordre logistique : comment développer une place de marché en ligne dans un continent où l’accès à Internet est défaillant, le paiement en espèces omniprésent et les problèmes d’infrastructures récurrents ? « S’implanter en Afrique fut un grand défi pour Jumia, précise Sacha Poignonnec. Pour rendre possible une plate-forme d’e-commerce, il faut rassembler plusieurs éléments : avoir une base de vendeurs, créer de la confiance avec les clients, intégrer le paiement et optimiser la logistique. » Avant de découvrir la plate-forme, de nombreux clients de Jumia n’avaient jamais réalisé de transaction en ligne.

Pour s’implanter et s’adapter aux usages des populations, Jumia a donc mis sur pied son propre système de paiement, Jumia Pay, et autorisé les clients à régler leur commande lors de la réception du colis. Aujourd’hui, les différents sites du groupe proposent près de 14 millions de produits à la vente. Il y a de tout sur Jumia : articles de mode, produits high-tech, électroménager, nourriture, accessoires auto, vêtements… Jumia revendique 5 millions de clients au cours des douze derniers mois, 80 000 vendeurs et près de 10 millions de colis livrés en 2018.

« Quasiment 50 % de nos colis sont livrés en dehors de la ville principale, précise Sacha Poignonnec. Grâce à notre maillage du territoire, nos vendeurs peuvent offrir leurs produits dans tous le pays. » Pour acheminer les colis jusqu’au client, Jumia a développé une chaîne logistique constituée d’une flotte de motos et d’entrepôts de plusieurs milliers de mètres carrés répartis dans la plupart des grandes capitales africaines.

Une concurrence en ordre dispersé

À coup de levée de fonds (800 M€ depuis la création, dont 200 M€ lors de son introduction en bourse) et d’investissements massifs à travers l’Afrique, Jumia a fini par devenir l’acteur majeur du commerce en ligne sur le continent. Sa dimension panafricaine lui assure d’ ailleurs une confortable longueur d’avance sur la concurrence. Car depuis la mise en liquidation judiciaire d’Afrimarket — start-up fondée par deux Français, Rania Belkahia et Jérémy Stoss, et qui avait aussi droit au surnom d’« Amazon africain » — début septembre et la fermeture d’Africashop (Carrefour) quelques mois avant, la première licorne du continent n’a plus aucun acteur panafricain en face d’elle.

« La disparition d’un concurrent n’ est jamais une bonne nouvelle. On va essayer de collaborer pour les aider d’une façon ou d’une autre. » Toujours est-il que pour Jumia, l’environnement concurrentiel est dégagé : il se limite aujourd’hui à quelques acteurs locaux, aux réseaux sociaux et aux messageries instantanées, qui restent des canaux de vente très puissants en Afrique. « Nos vendeurs vendent énormément sur Facebook ou Whatsapp », confirme Sacha Poignonnec. Mais pour le fondateur de Jumia, la concurrence ne porte pas tant sur les acteurs que sur la part du gâteau qu’il reste à se partager. « En Afrique, moins de 1 % de la distribution a lieu en ligne (contre 20 % en Chine — ndlr). Finalement, la compétition porte donc davantage sur les 99 % de ventes qui se déroulent en dehors. »

Le principe du « winner takes all », à savoir la conquête éclair du plus grand nombre de marchés possibles pour s’emparer du leadership d’un secteur, va-t-il profiter à Jumia ? « L’avenir le dira… », glisse prudemment Sacha Poignonnec. L’hypothèse que Jumia soit un jour « avalé » par un géant américain ou chinois est-elle envisageable ? « On se focalise sur ce qu’on contrôle : notre destin. On cherche à créer de la valeur pour les vendeurs et les clients, à rendre possible ces services digitaux, à en faire profiter le plus grand nombre et avoir le plus d’impact positif pour l’Afrique. Tout le reste n’est que conjecture. »

Alibaba et Amazon comme modèles

Après des années d’hyper-croissance et d’investissements soutenus par des actionnaires de renom (Axa, Orange, Pernod Ricard, Goldman Sachs), Jumia a accumulé des centaines de millions d’euros de pertes opérationnelles. Selon le magazine Jeune Afrique, depuis sa création en 2012, l’entreprise « a enregistré des pertes cumulées d’ environ un milliard de dollars, dont 195,2 millions en 2018, pour un chiffre d’affaires de 149,6 millions de dollars ». Cette fuite en avant explique en partie la chute du cours de bourse depuis l’introduction, tout comme les allégations de fraude avancées par le courtier Citron Research, qui reproche à Jumia d’avoir manipulé « le nombre de ses clients comme de ses vendeurs et omis certaines informations, comme le taux très élevé de commandes retournées », détaille Le Monde.

« Cela prend des préjugés sélectifs et des affirmations non vérifiées pour tenter de nuire à Jumia, a expliqué Sacha Poignonnec à Real Money. Andrew Left, fondateur de Citron Research, n’est pas un analyste, encore moins une banque. C’est une personne qui parie à la baisse sur les marchés de capitaux. » Sept ans après la création de l’entreprise, les dirigeants de Jumia visent désormais la rentabilité « On y travaille. Cela passera par l’ augmentation de nos revenus et l’absorption de nos coûts. Aujourd’hui, alors qu’on pourrait croître plus vite et investir encore plus, on a choisi d’avoir une stratégie balancée entre croissance et atteinte de la rentabilité. »

Un entrepôt de Jumia à Casablanca (Maroc).

L’autre axe prioritaire sera le déploiement de Jumia Pay, la solution de paiement maison de l’entreprise, déjà opérationnelle au Nigeria, en Égypte, en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Maroc et au Kenya. « C’ est une initiative stratégique qui doit nous permettre de passer du « cash on delivery » (paiement à la livraison — ndlr) au paiement en ligne. » À l’heure actuelle, la majorité des transactions enregistrées sur Jumia sont finalisées sur place, en raison de la « sous-bancarisation » de la population.

Une entreprise « made in Africa » ?

A l’instar de toutes les plate-formes ayant atteint une taille critique, Jumia a entamé sa diversification — livraison de nourriture (Jumia Food), réservation réservation d’hôtels et de billets d’avion (Jumia Travel), petites annonces, immobilier… Dans cette perspective, Sacha Poignonnec reconnaît suivre avec attention l’évolution de mastodontes comme Alibaba, Amazon ou encore Mercado Libre, le leader de l’e-commerce en Amérique du Sud, qui ont élargi leur gamme de services à d’autres domaines comme le cloud, les contenus ou la publicité.

Jumia pourrait-il lui aussi devenir un producteur de contenus, comme Amazon, voire une banque, comme Alibaba ? « C’est l’étape d’après, avance Sacha Poignonnec. De la même manière qu’Alibaba et Amazon se sont diversifiés, nous aurons aussi cette possibilité, puisque Jumia a été pensé dès le départ comme une plateforme pouvant évoluer. » Enfin, l’évolution de Jumia passera forcément par un travail d’évangélisation sur son identité. En Afrique, des voix s’élèvent pour dénoncer la prétention de l’entreprise de droit allemand à se définir comme « africaine ». Pour les détracteurs de Jumia, principalement des figures de la tech, à l’image de Rebecca Enonchong (AppsTech, Afrilabs), son implantation dans plusieurs pays africains ne serait pas un gage suffisant, car le groupe, fondé au sein d’un incubateur allemand par deux entrepreneurs français, a installé son équipe d’ingénieurs au Portugal et s’est introduit à la Bourse de New York…

Issam Chleuh, directeur exécutif de Suguba, une structure qui soutient le développement des start-up en Afrique, a résumé le sentiment latent dans une tribune : selon lui, Jumia se serait « arrogé illégitimement le label ”made in Africa” ». Lorsqu’on le questionne sur le sujet, Sacha Poignonnec se défend en revendiquant l’ancrage local de l’entreprise et son impact économique. « Entre tous les jobs et les compétences qu’on a créés, mais aussi l’image positive de l’Afrique qu’on véhicule, on est sur le bon chemin. Jumia a été fondé par bien plus de gens que les seuls Jérémy et Sacha. Jumia ne se résume pas à deux fondateurs, ce sont des milliers de personnes. Et au début, il n’y en avait que quelques dizaines. Quand on a démarré au Nigeria, au Maroc, en Egypte et en Afrique du Sud, nos équipes étaient présentes dans chacun de ces pays. Mais quand on entreprend, il y a toujours des critiques qui émergent. C’est la vie d’un entrepreneur. »

Malgré ces condamnations publiques, la licorne bénéficie toujours d’une situation privilégiée en Afrique : les deux géants mondiaux du e-commerce, Alibaba et Amazon, n’ont pas encore déployé leur force de frappe financière et technologique sur le continent africain. L’entreprise chinoise s’est récemment lancée au Rwanda — un galop d’essai —, tandis que son homologue américaine est présente qu’au travers des acteurs locaux, comme Souq.com, en Egypte. En attendant que ces deux mastodontes s’implantent massivement en Afrique, Jumia continue de placer ses pions.

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