Dans un contexte international plombé par la guerre en Ukraine, qui entraîne une dérive inflationniste sur les denrées de première nécessité et des pénuries toujours plus importantes, la perspective d’une crise alimentaire majeure se dessine. Alors que de plus en plus de pays du Sud supplient une cessation des hostilités, l’agriculture tente de se réinventer pour répondre aux périls à venir. Face aux rendements insuffisants de l’agriculture biologique et aux conséquences environnementales de l’agriculture conventionnelle jugées insoutenables sur le long-terme, d’autres approches sont aujourd’hui privilégiées.
L’Humanité face à la montée des périls alimentaires
8 milliards d’êtres humains. La barre symbolique a été franchie officiellement le mardi 15 novembre. Les prévisions de l’ONU avancent, pour 2050, le chiffre de 9,7 milliards de personnes sur terre. Une projection qui amène avec elle son lot de défis. L’un des premiers d’entre eux est alimentaire alors que, le 12 novembre dernier, David Beasley, directeur du Programme alimentaire mondial, affirmait craindre « la pire crise alimentaire et humanitaire depuis la seconde guerre mondiale » (PAM). Un risque qui n’est pas qu’imputable à la guerre en Ukraine. Multiplication des sécheresses dans le monde et des évènements climatiques exceptionnels contribuent en effet durablement à fragiliser la sécurité alimentaire mondiale, notamment des pays les plus pauvres. Récemment, les tempêtes et les inondations qui ont touché un tiers du Pakistan ont plongé des milliers de personnes dans une situation de pénurie alimentaire et durablement fragilisé les infrastructures agricoles du pays.
En tout et pour tout, « le nombre de personnes au bord de la famine s’élève désormais à 345 millions » estime David Beasley. Des situations qui s’imposent comme des facteurs majeurs de déstabilisation sociale, avec des mouvements de violence qui naissent en Indonésie, au Sri Lanka, au Pérou ou encore au Panama. Dans les pays du Nord, les hausses successives de prix font planer le risque d’une précarisation alimentaire croissante des couches sociales les plus modestes.
A l’approche de la COP 27, les États, sociétés civiles et filières agricoles réfléchissent à l’émergence d’un nouveau modèle qui, en plus de fournir suffisamment de nourritures à une population en croissance ininterrompue, respecte les objectifs climatiques. En effet, le secteur agricole représente aujourd’hui 23 % des émissions anthropiques de GES, soit 12 GtCO2 équivalent/an, selon Véronique Bellon, directrice de l’Institut convergences agriculture numérique, pour le webmagazine Polytechnique-Insights. Et ce n’est pas tout, le modèle actuel d’agriculture « contribue significativement à la sixième extinction de masse par la perturbation des écosystèmes (…) et se montre très gourmand en ressources non-renouvelables », estime Arthur Grimonpont, ingénieur et consultant spécialisé, pour le site Millénaire3.
« Le meilleur des deux mondes » agricoles ?
Comment nourrir les populations tout en préservant l’environnement ? Une orientation stratégique d’équilibriste pour tout le secteur. Parmi les techniques envisagées, l’agriculture régénératrice -ou plus communément nommé en France, agriculture de conservation des sols ou agroécologie- s’affirme comme une solution viable. Elle serait, selon ses défenseurs, une alternative à l’agriculture conventionnelle et biologique, en tirant parti du meilleur des deux mondes. Son principe est d’apparence simple : conserver la production agricole, tout en préservant la sphère environnementale et agricole. Les techniques utilisées, comme l’utilisation d’engrais et de fertilisants naturels, le non-labour ou la polyculture, aspirent à préserver un maximum les sols. Et surtout, faire contribuer plus drastiquement l’agriculture à la lutte contre le réchauffement climatique. « Globalement, il s’agit d’augmenter la fertilité des sols, et d’y réintroduire des matières organiques qui vont séquestrer le carbone », résume Marc Dufumier, professeur émérite d’agriculture comparée et développement agricole à AgroParisTech, pour Marianne.
Des techniques ancestrales remises au goût du jour par les techniques numériques, qui disposent de plus en plus de l’assentiment des scientifiques. « Cette approche de l’agriculture est encore peu étudiée par la communauté scientifique, mais les arguments qu’elle avance et les techniques agricoles qu’elle prône sont dans leur majorité validées par des études portant sur d’autres types d’agricultures alternatives », souligne Arthur Grimonpont.
Une inclinaison des acteurs industriels
Du côté des acteurs industriels, en tout cas, l’enthousiasme est présent. « Il existe aujourd’hui une dichotomie entre agriculture conventionnelle et biologique. Les deux présentent des avantages, mais aucune d’entre elles ne répond aux défis de l’avenir. L’agriculture régénérative réunit les avantages des deux approches : les efforts pour préserver la fertilité des sols et la diversité naturelle tels qu’on les connaît dans l’agriculture biologique, mais également l’utilisation ciblée des produits phytosanitaires et des méthodes de sélection les plus modernes pour éviter les pertes de récolte », affirme ainsi Erik Fyrwald, CEO du Groupe Syngenta. Le groupe a d’ores et déjà annoncé travailler avec 1 500 exploitations, dont les rendements auraient augmenté de 15 %, tout en bénéficiant les émissions de GES et l’utilisation d’engrais et de pesticides. Un cas loin d’être isolé. En septembre 2019, l’Académie d’agriculture a salué l’union de 19 grandes entreprises, aux chiffres d’affaires cumulés de 500 milliards d’euros, de déployer à grande échelle des pratiques d’agriculture régénératrice pour protéger la santé des sols. Cette coalition, nommée One Planet Business for Biodiversity (OP2B) compte notamment dans ses rangs Danone, L’Oréal ou encore Kering.
En France, seuls 25 000 agriculteurs, soit environ 5 % des professionnels du secteur, se sont convertis à l’agriculture régénératrice. Encore trop peu, sachant que son effet transformateur nécessite un déploiement à très grande échelle et que des investissements considérables sont attendus pour en généraliser l’adoption. En mai, Axa, Unilever et Tikehau ont annoncé investir 100 millions d’euros chacun dans un fonds de soutien dédié à la régénération des terres, comme l’ont fait aussi Pepsico ou encore Danone. Si la mobilisation du secteur privé peut contribuer au développement ponctuel de l’agriculture régénérative, il restera sans doute insuffisant face au défi de la transformation de la filière. Plusieurs cadres de l’ONU plaident ainsi pour le déploiement d’incitations fiscales et de subventions de la part des États à destination des agriculteurs, notamment africains, où le défi alimentaire est une problématique majeure.
David Delattes