Par Gérard Teulière, universitaire, ancien diplomate culturel
Tribune. La circonstance qui, ces derniers jours, a braqué les projecteurs du monde entier vers un hôpital de São Paulo portant le nom d’Albert Einstein devrait nous inciter à une édifiante comparaison. En 1955, celui qui avait révolutionné la physique et ouvert à la science des portes insoupçonnées s’éteignit à Princeton après avoir stipulé par testament que son enterrement devait demeurer discret. On reste frappé par la relative sobriété de la presse et la dignité des hommages qui lui furent rendus dans l’univers scientifique, politique et intellectuel de son époque. Comme lui, combien de grands médecins, de scientifiques et d’artistes de génie sont morts dans l’anonymat ou, tout au moins, sans susciter la contrition des foules?
Or quel magazine, quel quotidien, quelle rédaction de journal télévisé ou radiophonique aurait aujourd’hui le courage de traiter en quelques lignes le décès, dans cet hôpital, du footballeur Pelé et de considérer cette information pour ce qu’elle est : un événement insignifiant dans l’histoire du monde ?
Maître incontesté d’une discipline consistant à projeter un ballon, Pelé a été érigé en héros et en symbole de cohésion nationale au Brésil. Sacralisation qui en elle-même surprend et interroge. De plus, l’avalanche d’hyperboles (« roi », « génie », « icône absolue », « divin », « autel des dieux », « éternel », etc.) à laquelle les systèmes médiatiques internationaux nous somment de nous joindre depuis quelques jours relève de la divinisation pure et simple et renvoie littéralement le héros à son origine mythique, celle d’un demi-dieu, au sens grec.
Un tel délire extatique, orchestré par les louanges de politiques qui, toutes tendances confondues, n’ont cessé de cultiver l’illusion du sport « inclusif », « socialement intégrateur » ou « festif », excède par son ampleur et sa dimension planétaire les jeux du cirque (panem et circenses) qui enivraient la plèbe romaine. Nous voici plus proches de cette hystérie qu’Hermann Broch définissait dans sa Théorie de la folie des masses comme « le besoin impérieux d’absolutisation » et qui se résolvait, dans La Mort de Virgile en une multitude beuglante « s’adorant elle-même dans la personne d’un seul » [1].
Si les systèmes totalitaires ont de tous temps compris l’intérêt de l’opium sportif pour dominer les peuples, les démocraties-marchés modernes ne le cèdent en rien dans l’abêtissement général que constitue cet écran rutilant d’un commerce qui brasse des sommes gigantesques.
On pourrait être tenté de comparer le football d’aujourd’hui à ce qu’était jadis en Europe l’explosion populaire du carnaval, encore vivace au Brésil, à cette différence près que, dans la fête d’hiver, les pulsions de la foule se diluent avec le sacrifice propitiatoire du roi carnavalesque, avatar du dieu mourant et éternellement renaissant, alors que le football les déchaîne sans entraves. Le carnaval, en outre, agit comme un contre-pouvoir transgressif et momentané, tandis que le sport-spectacle apparaît comme institutionnellement adossé à l’aliénation des masses.
À des années-lumière de la saine activité nécessaire au développement corporel, l’hystérie contemporaine du sport-spectacle, avec les violences qui lui sont consubstantielles, met en relief le contraste saisissant entre les idéaux de progrès auxquels l’humanité prétend aspirer et les dieux que finalement elle révère — ou qui lui sont donnés à révérer.
Que reste-t-il alors à l’honnête homme, face à l’incoercible déferlement d’irrationalité qui accompagne toute grande manifestation de ce genre, si ce n’est de méditer certaines paroles d’Albert Einstein : « Nous ne pouvons désespérer des hommes parce que nous sommes des hommes », et de s’efforcer d’y croire ?
Gérard Teulière
[1] Hermann Broch : Théorie de la folie des masses [1939-1951], Trad. P. Rusch et D. Renault, Ed. de l’Eclat (2008) p. 71 ; La Mort de Virgile [1945], Trad. A. Kohn, Gallimard, 1955, p. 21.